J'entends plus la guitare

FĂ©vrier 2004

De l’espace protégé de l’école où l’imagination n’a pas de prix, où le rêve n’est pas soumis à la loi du marché où le théâtre est « ce grand jardin où il n’y a pas de fruits défendus », nous pourrions croire ingénument que la liberté de créer est le moteur essentiel de toute proposition culturelle ou artistique.
Il en va en réalité tout autrement et on en apprend beaucoup sur l’industrie culturelle et la culture d’Etat par le combat des intermittents, les débats qu’ils ont multipliés sans relâche et les textes donnés à lire. C’est une lutte riche d’enseignements pour nous qui sommes si investis dans la culture de l’expression, de la création, de la communication.
Schématiquement, on peut distinguer trois grands secteurs de production culturelle : l’industrie culturelle des multinationales, la culture d’État subventionnée et un large secteur chaotique d’auto-production (parfois subventionnée) et d’amateurisme. C’est là qu’affluent les artistes et techniciens qui, selon des modes spécifiques, professionnels ou non, résistent au laminage médiatique et à la confiscation de la création par les pouvoirs économiques et politiques. Ce troisième secteur n’est pas le seul lieu de résistance et d’expérimentation, mais l’élargissement des pratiques artistiques et culturelles qu’il incarne constitue un patrimoine vivant à sauvegarder et encourager.
Les intermittents traversent ces trois secteurs de production et travaillent pour une chaîne de télé comme ils participent aux grands messes culturelles … il faut bien gagner sa vie.
Il leur est de plus en plus demandé de faire, à côté des spectacles, des stages de formation,du « travail social » dans les quartiers,des interventions dans les classes.
Les exemples abondent de musiciens, comédiens, danseurs, plasticiens qui courent les écoles au gré d’emplois du temps saucissonnés et nous sommes aux premières loges pour vérifier qu’il y a une massification du travail artistique et culturel. Même si notre volonté dans les classes Freinet est de réduire ces interventions en tranches, qui a pu résister à un budget offert dans un PAC, APAC, CEL et autres ?
Mais pour que s’expriment les sensibilités,nous savons que la rencontre des enfants avec les artistes doit s’inscrire dans la durée et qu’il faut libérer de longues plages horaires quand c’est nécessaire pour prendre le temps de la libre création. C’est ainsi que nous provoquons l’expression artistique des enfants et favorisons celle des artistes intervenants.
L’augmentation du nombre des intermittents, la multiplication des «activités artistiques» sont des symptômes du développement d’une société qui produit mais aussi consomme la culture, le loisir, l’esthétique et constitue un marché.
Alors que la précarité et la misère s’installent d’un côté, de l’autre, on préfère oublier ou sublimer.
Cette puissance quantitative de création est moins que jamais réservée à quelques originaux, artistes farfelus ou inspirés. Elle est devenue, pour les pouvoirs en place, un phénomène à maîtriser auquel on doit enlever toute velléité d’altérité sociale, toute alternative aux finalités de l’économie libérale et à la culture d’État.
Finalement, et c’est aussi pour cela que les intermittents se représentent eux-mêmes bâillonnés, c’est leur capacité à produire de la singularité que nous allons perdre.
Nous tous, créateurs et spectateurs, initiateurs d’évènements dans nos classes, modestes concepteurs avec nos élèves de spectacles vivants, nous allons perdre le droit de créer, perdre la liberté d’expression, si les artistes finissent par se taire, à bout de souffle.