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Créations artistiques, créations mathématiques

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Créations artistiques, créations mathématiques ?

Si le plaisir des maths s'apparente à un plaisir esthétique ("Le plaisir des mathématiques c'est la satisfaction de la complétude", Platon), si de nombreux artistes ont utilisé les mathématiques pour la composition de leurs tableaux, les proportions de leurs sculptures ou de leurs édifices, le danger reste pour les maîtres et les enfants de croire qu'il suffit de dessiner pour faire des mathématiques.

 

Si le plaisir des maths s'apparente à un plaisir esthétique ("Le plaisir des mathématiques c'est la satisfaction de la complétude", Platon), si de nombreux artistes ont utilisé les mathématiques pour la composition de leurs tableaux, les proportions de leurs sculptures ou de leurs édifices, le danger reste pour les maîtres et les enfants de croire qu'il suffit de dessiner pour faire des mathématiques. On apprend à dessiner en dessinant, on apprend les mathématiques en faisant des mathématiques.

Ci-dessous un texte paru sur le sujet dans le Nouvel Educateur n° 196 de Février 2010 :

 

Création artistique, création mathématique
 
Il y a quelques années le secteur Créations avait, pour un numéro de sa revue, demandé une contribution du Secteur Math. A cette époque-là, nous buttions sur le fait que pendant les séances de créations mathématiques assez souvent des enfants proposaient des dessins quand nous attendions des mathématiques, et certains camarades se sentaient obligés de demander à leurs élèves de trier les créations qui étaient mathématiques et celles qui ne l’étaient pas. Nous étions donc très méfiants pour faire figurer des maths dans une revue d’art. Certaines pratiques présentées actuellement montrent que des camarades du mouvement donnent aux créations mathématiques des enfants un statut surévalué sans pour autant que celles-ci débouchent sur un travail approfondi sur les concepts mathématiques.
Quel lien, donc, entre ce que nous appelons créations mathématiques, la création artistique et la création en général ? Quelle spécificité recouvre la création dans le domaine mathématique ? Et quelle incidence pédagogique en méthode naturelle de mathématiques ?
 
Historiquement des liens de nécessité
 
Dans le sens commun on oppose fréquemment le mathématicien rigoureux et l'artiste rêveur. La hiérarchie des domaines d’enseignement en témoigne : on n’a jamais vu doubler une année de classe pour une faiblesse en dessin ou en musique. Et si cette dichotomie n’avait pas lieu d’être ?
La géométrie n’est pas née seulement de la nécessité de retracer les limites des champs après les crues de l’Euphrate et du Nil. Depuis la nuit des temps, l’art rupestre, les pierres gravées découvertes sur différents sites, les poteries du néolithiques décorées de motifs géométriques reproduits par translation, symétrie, et même homothétie, tout montre que arts et mathématiques ont toujours eu des liens étroits. Les architectes des palais et des temples ont depuis des millénaires construit en conjuguant l’esthétique aux nécessités fonctionnelles, ces bâtiments devant frapper et inciter à la grandeur, au respect, à la dévotion autant qu’obéir aux lois de la pesanteur et de l’utilité. Les œuvres du Moyen-âge et de la Renaissance témoignent elles aussi de la présence continue des mathématiques : construction des cathédrales, composition des tableaux, tracés de perspectives, etc.
De nos jours beaucoup d’artistes, et pas seulement les architectes, utilisent les mathématiques pour produire leurs œuvres, voire même placent les concepts mathématiques en préalable de leurs œuvres. Les musiciens Tom Johnson, Pierre Boulez, Yannis Xénakis… , les plasticiens Victor Vasarély, Irène Rousseau, M.C. Escher, François Morellet, etc. Si les artistes utilisent les mathématiques, à l’inverse celles-ci sont redevables des arts. La revue Cosinus1 montre par exemple que certaines équations du 3ème degré trouvent une solution grâce à l’Origami et de façon très lointaine on peut penser que la nécessité de reproduire le même motif sur des poteries de différente taille à pu faire germer les lois de l’homothétie dans la tête de l’artiste du néolithique.
Les arts et les mathématiques sont donc historiquement liés2 et continuent à s’apporter mutuellement.
 
 
Sans créativité, pas de mathématiques possibles
 
Si parler de création va de soi dans le domaine artistique, l’artiste étant par essence un créateur, n’est-il pas abusif que le même terme création soit utilisé dans le domaine des mathématiques ?
A partir de l’observation de sa fille s’apprenant à lire, Freinet avait développé l’idée de méthode naturelle3. Appliquée d’abord à l’apprentissage de la lecture, la méthode naturelle s’était étendue au langage, au dessin et à l’écriture, mais les mathématiques semblaient un monde à part. Paul Le Bohec, dans un numéro de l’Educateur de 1972, a le premier montré la possibilité d’une méthode naturelle en mathématiques, et il a lancé le travail à partir des productions des enfants. Avant lui et avec Freinet, c’était le calcul vivant : la vie qui rentrait dans la classe donnait mainte occasion de calculer, d’appliquer des techniques de calcul auxquelles les fichiers avaient entrainé les élèves. Pour appliquer la méthode naturelle aux mathématiques Paul a introduit les créations mathématiques. Par la suite il a expérimenté la méthode naturelle dans de nombreux domaines d’apprentissage (sports, langues vivantes, etc.), et au fil de ses différents écrits il a montré l’unité de la méthode naturelle (le rôle de la création, le tâtonnement expérimental, etc.) dans le comportement humain4.
L’approche clinique permise par les progrès scientifiques confirme l’approche sensible. Les études récentes sur le cerveau montrent, grâce aux techniques d’imagerie cérébrale, que le cerveau en train de faire des maths utilise plusieurs zones très différentes dont deux principales : celle du langage pour les raisonnements et le calcul, celle de la vision pour la recherche des solutions et le calcul approché. Pour faire des mathématiques il faut établir des rapprochements, voir des similitudes, prévoir des possibles. Les mathématiciens avancent par associations d’idées, d’images mentales (Ah, je vois… !), qui suscitent de nouvelles hypothèses. Le langage prend le relai pour formaliser, définir et défendre les nouveaux concepts, les nouveaux théorèmes. C’est ainsi que des centaines de nouveaux théorèmes et objets mathématiques apparaissent chaque année. Un enseignement des mathématiques qui privilégierait les mécanismes et le raisonnement ne formerait pas des mathématiciens mais des comptables appliqués.
Nous devons donc développer la faculté à voir les mathématiques dans les objets et le monde, à entrevoir, prévoir, imaginer de nouveaux liens, de nouvelles relations entre ces objets, de nouvelles solutions. Nous devons développer la créativité en mathématiques.
 
 
Faire des maths à partir des créations : le regard mathématique
 
Quand l'enfant fait une création mathématique, il n’y a sans doute pas toujours une intention nette, ni un plaisir d'ordre esthétique. Cependant de nombreux exemples de créations montrent que les enfants recherchent un plaisir dans les créations. Cette émotion recherchée peut donc être un moteur pour l’apprentissage.
 
Les auteurs des créations ci-dessus ont certainement vécu cette émotion. Si la créativité est indispensable dans les processus d’apprentissage, suffit-il pour autant de mettre les enfants en situation de créer pour qu’ils apprennent ?
Dans le domaine de la maîtrise corporelle, les phases de tâtonnement aboutissent à de nouveaux équilibres, de nouveaux positionnements dans l’espace, de nouveaux modes de déplacement. Dans le domaine artistique les phases de tâtonnement aboutissent à des productions nouvelles. Certains progrès viennent de ces tâtonnements qui, par la méthode des essais/erreurs, parviennent à faire progresser vers plus d’efficacité, plus de capacités d’expression. Dans le domaine des mathématiques en est-il de même ?
L’exemple ci-dessous a paru sur le site Coop’ICEM en octobre 2009.
Théo présente sa création ainsi : « J'ai fait des cercles concentriques. ». Il signifie, par les termes employés le caractère géométrique de sa création. Mais quand on lit les commentaires déposés, surprise :
  • C'est une illusion d'optique.
  • Aaaaaa, non pas du tout.
  • Ça fait mal aux yeux.
  • Ça fait mal aux yeux et c'est bizarre.
Si les personnes à qui on présente une création ne se donnent pas un regard mathématique, elles ne font pas de mathématiques.
Pourtant on aurait envie de demander à Théo :
  • Pourquoi appelles-tu ton dessin "cercles concentriques" ?
  • Comment as-tu fait des lignes aussi épaisses ?
  • Les espaces entre chaque cercle sont-ils toujours les mêmes ?
  • Combien as-tu tracé de cercles ?
  • Pendant la discussion dans la classe, étiez-vous tous d'accord ? Pourquoi ?
  • Qu'avez-vous compris de nouveau en mathématiques ?
  • Et si on changeait : les couleurs, la taille des cercles,
  • Et si on ajoutait une ligne droite oblique… Si on pliait…
 
Il ne suffit donc pas de faire produire des créations pour que la classe fasse des mathématiques. Le plaisir esthétique peut être présent dans bien des cas. Le plaisir des maths, selon Platon, c’est la satisfaction de la complétude. Un nouveau théorème peut donc apporter autant de plaisir qu’un tableau de Rembrandt et un enfant peut soudain s’émerveiller de ce qu’il vient de trouver. Ce qui est dangereux, pédagogiquement, c’est de confondre création mathématique et création artistique. Ce qui fait qu’on est en mathématiques, c’est le regard qu’on pose sur l’objet.
 
 
Place de la parole dans la construction du langage mathématique
 
En fait tout objet présenté, toute production, peuvent être approchés sous des angles très divers : historique, géographique, scientifique, littéraire, artistique, psychologique,… ou mathématique. C’est pourquoi nous demandons aux enfants de faire une création mathématique, pour bien signifier que c'est sur les mathématiques que nous allons échanger. Avec les petits c'est tout simplement : « Trouve une bonne idée. ». Quand un enfant propose un pavage de ce genre à la présentation au groupe :
on s'intéressera au rythme inventé, à la répartition des couleurs, même si l’enfant y aura cherché un plaisir esthétique.
Les plus grands s'extasient des rosaces. Ils joueraient du compas toute la journée. Qu'est-ce qui peut bien leur plaire ? la régularité, la symétrie ? la ressemblance avec une fleur ou une étoile, la maîtrise d'un geste technique ? Sans doute un peu tout à la fois. Mais ce geste de tracer un beau cercle, cette précaution de maintenir l'écartement du compas, de reporter avec soin sa pointe à l'emplacement suivant, pour constater qu'à la fin, miraculeusement, on retombe sur ses pas... Mais l'enfant peut faire des dizaines de rosaces, de pavages de rosaces, sans pour autant faire des mathématiques.
 
L'enfant n'apprendra que s'il arrête de s'émerveiller pour se demander pourquoi, comment il se fait... La route sera alors ouverte aux hexagones réguliers, aux triangles équilatéraux, et pour cela il faudra sans doute dépasser les courbes pour s'intéresser aux points. Et si...
Pour faire des mathématiques, l'enfant devra parler, échanger avec les autres, et aussi faire des liens. Il se rappellera peut-être un certain jeu de mosaïque composé de triangles équilatéraux, ou un assemblage de kappla en triangles, etc.
On ne fait pas plus de mathématiques avec les rosaces qu'avec les situations de calcul vivant : si on se contente de tracer des rosaces, c'est comme quand on résout un problème de calcul vivant : on arrête dès que le problème est résolu.
Quand dans une classe de CE1 cette création a été présentée, les enfants auraient pu parler de certaines régularités de certains rythmes interrompus, du pavage incomplet, mais les préoccupations de la classe en ce 1er trimestre étaient autres : « il y a plus de rouges. » et le groupe de compter les éléments rouges. Cet acte suffisait-il pour valider l’affirmation ? Ils ont dû compter aussi les noirs, les jaunes… pour comprendre que l’affirmation était fausse. Les mathématiques ne sont pas toujours où le maître les attend, mais elles sont bien présentes pour peu qu’on s’en préoccupe.
 
 
Il me semble donc important d’affirmer que les mathématiques sont un langage particulier, qui s’élabore en parlant. Les concepts s’opposent, s’affinent, se définissent par l’échange. Dans les classes qui travaillent en créations mathématiques, c’est donc au moment de l’échange que les mathématiques se font. Si chacun s’appuie sur son expérience acquise pendant le temps fondamental de recherche personnelle, les mathématiques ne se construisent cependant pour chacun que dans l’échange avec les autres.
 
Rémi Jacquet
 
1 Revue Cosinus n°106 – juin 2009
2 Revue Tangente, Hors série thématique n° 35, Les transformations, de la géométrie à l’art.
3 Célestin Freinet, La méthode naturelle. 1. L’apprentissage de la langue, Delachaux, 1968
4 Paul Le Bohec, Le texte libre mathématique, Editions Odilon, 1997