par Célestin Freinet
Le premier principe de notre pédagogie : l'expression libre par l'Imprimerie à l'école
Elle signifie que vous cessez d'imposer vos modèles, vos directives, vos désirs, vos pensées ; que vous acceptez la conception nouvelle de l'enfant personnalité non pas inférieure à l'adulte, mais différente de l'adulte dans son harmonie et avec son rythme spécial ; que vous êtes disposé à étudier la personnalité de vos élèves, à sentir leurs besoins et à bâtir sur ces besoins toute votre pédagogie.
Mais il n'y a pas de demi-mesure : ou bien vos élèves s'expriment librement si même ils heurtent parfois vos habitudes d'homme et de pédagogue, et de maître, hélas ! Ou bien ils n'ont qu'une demi-liberté plus dangereuse encore que la contrainte véritable parce qu'elle est une erreur génératrice de conceptions faussées et de désillusions graves.
On n'avait, avant nous, réalisé que cette demi-liberté dans le domaine de l'expression libre, et c'est pourquoi on sous-estimait totalement les possibilités de l'enfant susceptible de s'épanouir normalement. Car il ne suffit pas de donner ce qu'on appelle des « rédactions libres ». Tant que l'enfant n'écrit que pour vous, que pour la note que vous accorderez à son « devoir », comment aurait-il l'audace, comment sentirait-il le besoin de dire ce qu'il craint de voir mal accueilli par vous ? Je me rappelle avec quelque amertume avoir mis un peu de mon être dans quelques rédactions traitées autrefois au temps de ma scolarité. Ce sont ces rédactions que j'aimais tant parce qu'elles étaient, dans une petite mesure pourtant, l'expression de moi-même, qui avaient toujours la note la plus faible.
J'ai oublié tous les sujets, qu'on a pu me donner à traiter à l'Ecole Normale. Un seul réapparaît : l'explication d'une fable de La Fontaine ; j'avais choisi, le Poisson et le Pêcheur ; j'avais transcrit là, toutes mes émotions de pêcheur, je m'étais revu assis au bord de notre petite rivière, attentif pendant des heures aux petites secousses malignes des poissons ; j'avais frémi à nouveau à la pensée des belles pièces attrapées ; j'avais mis dans mon texte quelque chose de cette joie orgueilleuse du pêcheur qui rentre le soir, triomphant au village et qui soulève glorieusement son escarcelle aux yeux des camarades ébahis... Mais, je m'aperçois, tant le sujet me reprend à vingt ans de distance, que je refais presque rédaction... Hélas ! jamais je n'avais eu une si faible note.
Pourquoi cela : parce que, tant qu'il juge en fonction des nécessités scolaires, en fonction de ses pensées et de ses habitudes d'adulte, l'éducateur n'apprécie que les pensées coulées dans le moule traditionnel des modèles et des manuels. Il faut que vous appreniez à juger d'un autre point de vue : à vous mettre à la place des enfants, à sentir comme eux, à penser avec eux, en vous abstenant de sanctionner une expression qui ne saurait être libre si elle doit être contrôlée.
Dans la pratique, les enfants s'habituent très difficilement à cette expression libre s'ils font des « devoirs », s'ils écrivent pour l'instituteur.
Par nos techniques, nous sommes parvenus à faire écrire l'enfant pour ses camarades.
L'imprimerie à l'Ecole réalise d'emblée, et comme automatiquement ce miracle.
Le texte imprimé est remis à chaque élève qui peut juger et critiquer ; à la fin de la semaine, on agrafe ces imprimés pour en faire un journal qui est expédié à 15, 20 écoles correspondantes. Là pensée de l'enfant trouve un écho, un auditoire sympathique et compréhensif. Dès lors, cette activité : expression libre, impression du texte et échange interscolaire, se développe dans une autre sphère, celle des enfants. Il n'y a là aucune explication à donner : dès qu'ils ont l'imprimerie, les enfants comprennent qu'ils se sont arrachés à la domination du maître, qu'une ère nouvelle est née pour eux et ils en profitent.
Nous dirons prochainement tous les avantages pédagogiques de cette expression libre et comment nous en avons fait le ferment actif et précieux de notre technique. Pour aujourd'hui, nous ne saurions que répéter à tous nos lecteurs : orientez-vous dès aujourd'hui vers la rédaction libre. Si vous ne pouvez encore acheter l'imprimerie, faites l'acquisition d'une pâte à polycopie, notre Géline, par exemple. Laissez vos élèves rédiger un journal régulier. Participez dès lors à nos échanges. Et vous aurez ainsi transformé radicalement, à la base, votre, technique éducative. Le reste suivra.