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Petite réflexion sur l'outil (Dominique Tibéri)

 

 

 

Petite réflexion sur l’outil

 

Fils de sidérurgiste, j’ai souvent passé mes vacances à aller travailler à l’usine pour financer en partie mes études. Je travaillais alors avec une corporation très présente dans la sidérurgie : les maçons. Ces hommes qui pierre après pierre, montent des murs, construisent des maisons, dressent des édifices. Tradition héritée du compagnonnage et des bâtisseurs de cathédrales, ces hommes ont toujours entretenu un rapport étroit entre la pierre, matériau dur arraché à la terre, et l’art, expression symbolique de la pensée de l’homme. Dévoués à la rectitude, ils vénèrent le fil à plomb, adorent le niveau à bulles. Et, entre l’homme et la pierre, l’outil... Cette banale truelle qu’ils me confiaient après mille recommandations pour aller la nettoyer en fin de journée était pour eux l’instrument le plus précieux de leur travail. Chacun la sienne, différente, par son poids, la forme de son manche, sa largeur, son bruit sur la pierre... L’histoire de la vie de chaque maçon pouvait se lire sur le manche de sa truelle, la main ayant gravé, avec le temps, l’histoire de chacun de ses chantiers. A l’homme unique de par son histoire personnelle et professionnelle, l’outil unique, fait à sa main. Et hors de question de travailler avec l’outil de quelqu’un d’autre... Un jour, j’avais accidentellement passé à l’un d’eux une truelle qui n’était pas la sienne. Dans mes oreilles résonnent encore les jurons mi-français mi-italiens qui s’échappèrent ce jour-là. Parfois, quand ce n’était pas possible ou que l’outil ne passait pas, il fallait finir le travail à la main.

 

Il me semble qu’en pédagogie, nous sommes dans des problématiques similaires. L’un des pionniers dans la quête de l’outil n’est il pas Célestin Freinet lui-même : l’adaptation de l’imprimerie à l’école (petites presses, composteurs, rouleaux encreurs, etc...) ou la caméra d’amateurs Pathé-Baby en sont les premiers exemples. Il fallait trouver des outils que les enfants puissent utiliser facilement, des outils qui soient “à leur main” ou adaptables à leur main. Dès lors, comment ne pas éviter la critique des manuels scolaires ou bien encore de ces livres uniques, fourre-tout qui ont la prétention d’être universels, mais parviennent surtout à enfermer les enfants dans une même logique, voire dans une pensée unique. La critique des manuels scolaires déjà évoquée par Freinet (voir encart 1) est d’ailleurs d’autant plus d’actualité depuis la Loi d’Orientation qui souhaite mettre l’enfant au coeur du système éducatif, gérer l’hétérogénéité et respecter des parcours personnels. Chaque tentative de réforme du système éducatif nous prouve un peu plus que Freinet était un précurseur.

 

Les praticiens Freinet tentent d’articuler leur travail selon l’axe paradigmatique suivant : l’esprit Freinet, les techniques Freinet et les outils. Je ne m’attarderai pas sur l’esprit Freinet qui ferait l’objet d’une réflexion bien plus complexe. Ce qui m’a par contre toujours impressionné dans ces techniques (quoi de neuf ? conseils coopé., journal scolaire...) c’est la diversité et la singularité de leurs utilisations. Freinet dira d’ailleurs à ce propos1 : “nous parlons, pour notre pédagogie, de techniques Freinet, et non de méthode Freinet. La méthode, c’est un ensemble définitivement monté par son initiateur, qu’il faut prendre tel qu’il est, l’auteur seul ayant autorité pour en modifier les données. (...) Nous n’avons jamais eu la prétention de fixer un tel cadre, au contraire. Nous offrons aux éducateurs en difficulté dans leurs classes, des outils et des techniques longuement expérimentés qui sont susceptibles de leur faciliter le travail pédagogique. Nous leur disons : voilà ce que nous faisons avec ces outils, selon ces techniques, voilà ce que nous obtenons, voilà ce qui ne va pas encore, voici ce qui nous enchante. Peut-être ferez-vous mieux, auquel cas nous serons heureux de bénéficier à notre tour de votre expérience.” Il conclut d’ailleurs quelques lignes plus loin en disant que “L’école moderne n’est ni une chapelle, ni un club plus ou moins fermé, mais un chantier d’où il sortira ce que tous ensemble nous y construirons”.

 

Il y a dans ces quelques lignes un formidable plaidoyer pour le partage des savoir-faire, un véritable appel à coopération et un sens aiguisé du respect du travail de l’autre. Et respecter le travail de l’autre passe par le respect de l’appropriation par chacun de ces techniques, du choix des outils s’ils vont dans le sens de l’esprit Freinet qui oeuvre pour le respect de l’enfant. C’est peut-être en cela que la pédagogie Freinet revêt un caractère utopique que chacun tente d’approcher selon un parcours singulier.

 

Dès lors, à partir du moment ou chaque enseignant interprète et utilise une technique en fonction de son environnement, de son histoire personnelle, le meilleur outil de travail n’est-il pas celui qu’il se fabrique “à sa main”. L’enseignant en recherche est un formidable bricoleur. Nous avons tous fabriqué des fiches, des fichiers, des classeurs, des boîtes, des meubles qui correspondaient à notre vision subjective de la classe. Notre tâtonnement s’inscrit dans une histoire unique et nécessite des outils uniques que l’on abandonnera plus tard au profit d’autres car notre ergonomie professionnelle évolue. N’en est-il pas de même pour les enfants ? A partir du moment où l’on érige le tâtonnement comme pilier incontournable de tout apprentissage, le plus bel outil pour un enfant n’est il pas celui qu’il va se fabriquer “à sa main” ? Imposer aux enfants des outils qu’ils ne reconnaissent pas où dont ils ignorent l’utilité, n’est-ce pas une façon de leur refuser une entrée dans les apprentissages ?

 

Les techniques Freinet répondent à ces critères, ce sont des contenants, des espaces creux que chacun emplit à sa façon, adapte à sa classe, à sa personnalité. Pourquoi échangeons-nous depuis plus de cinquante ans autour du “Quoi de neuf ?”. C’est certainement parce que chaque praticien revisite et réinvente cette technique pour la modeler à son image. Nos outils doivent être pensés de la même façon. Si l’outil s’adresse au maître, il doit être suffisamment souple pour être “ergonomisé”. Il devrait en être de même pour chaque outil que l’on propose aux enfants de nos classes. La pédagogie serait-elle alors la façon d’apprendre aux enfants à se forger leurs propres outils ? Peut-être... Mais Freinet critiquera sévèrement les éducateurs qui tenteront d’adopter le texte libre comme moyen terme et les fichiers auto-correctifs comme outils majeurs. Effectivement, la scolastique a toujours érigé l’outil comme objet d’apprentissage. N’oublions jamais que l’outil n’est qu’un facilitateur du travail, un prolongement de la main. Le rôle de l’école n’est il pas plutôt de mobiliser tous les outils pour que chacun fasse de sa vie un chef d’oeuvre. Vous aurez beau apprendre à quelqu’un à utiliser une taloche et une truelle, il ne fera que gâcher du ciment. Les maçons, eux, ont construit des cathédrales.

 

Dominique Tibéri

 

Encart 1

La technique presque universelle des manuels scolaires n’est cependant qu’une floraison de sentiers et de chemins de traverse qui ne mènent en aucun cas à la voie royale escomptée. On édite à des millions d’exemplaires des livres qui sont comme le digest ou la somme de ce que les enfants doivent apprendre dans les diverses disciplines (...). Et l’on s’étonnera parfois que nos élèves soient lents à comprendre ce langage qui n’a ni la résonnance indispensable dans leur vie familière, ni cette prise essentielle dans les remous profonds de l’être.

 

C. Freinet (B.E.M. 54-55. Conseils aux jeunes. 1969)

 C. Freinet, Les techniques Freinet de l’école moderne, CPP 326. 1977.