Raccourci vers le contenu principal de la page

Gandhi, réveille-toi, ils sont…

Novembre 2001

Personne n’aurait osé imaginer qu’une telle chose fût possible.
Ni le maître de la classe, Professeur des Ecoles 8ième échelon, ni les collègues, ni le Directeur de l’école, ni même l’Inspecteur de la circonscription.
Non, personne n’aurait pu prévoir.
La rentrée s’était passée sans histoire, pourtant. Chaque enseignant avait en charge le niveau qui lui convenait, c’est à dire le même que l’année précédente et que l’année d’avant. La question ne se posait même plus d’ailleurs, beaucoup ayant la même classe depuis quinze ou vingt ans. Le jour de la rentrée, chaque groupe devant son maître ou sa maîtresse, en rang par deux, immobile et sans bruit, comme il est de règle. Au bout d’une semaine, même les plus petits appliquaient le règlement. La normalité ronronnait déjà sous le soleil de novembre. L’année s’annonçait comme les précédentes, c’est à dire sans vague.
Cela ne dura pas.
Fin septembre, se manifestèrent les premiers signes du drame à venir.
On sut, après enquête de l’Inspecteur, que tout avait commencé dans la classe de M. S…

M. S…, Professeur des Ecoles 8ième échelon et blanchi sous le harnois, avait pourtant la réputation bien établie de « tenir » fermement sa classe. Mais cette année, il y eut de petits ratés. Comme des grains de sable dans la machine bien huilée.
Ce furent d’abord des livres de grammaire ou de maths oubliés chez soi, des résumés d’histoire mal appris, des récitations bâclées, des réponses ineptes après des leçons pourtant rabâchées, des devoirs non faits à la maison.
M. S… le prit de haut.
Le maître grondait, le maître tempêtait, le maître punissait. Menaces, noms d’oiseaux, mises au piquet, stages dans le couloir, convocation de parents. Rien n’y fit. On était à la mi-octobre. La classe s’alourdissait comme plomb refroidi. Et les préparations jaunies de M. S… commençaient à s’enliser dans un marais silencieux : exercices non terminés, erreurs inconcevables, inattention extrême proche du détachement total, punitions non faites. Le tout dans un calme olympien. M. S… promettait en hurlant les pires sanctions. Rêvait de flagellation en bois de noisetier, de poignées de cheveux arrachés, de cahiers épinglés dans le dos, de mise à genoux sur grains de maïs avec un livre dans chaque main, bras étendus à l’horizontale. Les souvenirs remontaient drus de sa propre enfance d’écolier.
Le problème était aussi nouveau que difficile à résoudre. M. S… savait parfaitement mater les récalcitrants. Son autorité, son pouvoir et sa voix forte faisaient toujours l’affaire. Mais là, bon sang, c’était toute la classe ! Tous les vingt-sept ! ! Tous, sans exception. Et leur force d’inertie se jouait de lui.
Il devint hargneux, même avec ses collègues. Passait ses nuits à écraser la mutinerie. Il eut des rêves fous de coercition, une terreur le prit d’être écarté de son estrade. Les yeux cernés, au matin… Pour la première fois de sa carrière, M. S… sentit un gouffre sous ses pieds. Il comprit qu’il jouait à un contre vingt-sept, et que ces saligauds avaient le nombre pour eux.
Dans la cour de récré, les collègues commençaient à jaser.
Car ce comportement étrange des enfants gagnait les autres classes. Le front du refus s’élargissait, et la gent éducative fronçait le sourcil d’inquiétude. Peu à peu, tous les enfants imitaient les pionniers, sans une insolence, mais avec une terrible efficacité. Le Professeur des Ecoles 8ième échelon fut bientôt mis à l’index par l’équipe éducative…
Lundi 18 novembre.
M. S…, averti depuis peu d’une inspection prochaine – à cause de rumeurs dans l’école, selon l’Inspecteur – sortit l’une de ses préparations et écrivit au tableau :
Grammaire. Propositions principales et propositions subordonnées relatives.
Puis il dit, visage fermé :
- Ouvrez le livre de grammaire, page 84.
Les enfants ne bougèrent pas. Non pas un seul, ou deux ou trois, qu’il aurait pu facilement circonscrire. Mais tous !
Tous, comme d’habitude, depuis quelques semaines.
Tous les enfants disaient non de la tête, sans un mot, les bras croisés en le regardant…
M. S… craqua ce matin-là.

Son admission en maison de repos de la MGEN ne résolut pas le problème.
Car à l’école, les demandes de congé-maladie décimaient les rangs de ses collègues.

Michel BARRIOS