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Freinet : confrontation avec le pouvoir disciplinaire

Dans :  Mouvements › Formation et recherche › 
Décembre 2001

La proposition pédagogique de Célestin Freinet ne se réduit pas à une pédagogie active ou de travail, elle apporte une dimension anti-disciplinaire, qui implique une révolution radicale dans le quotidien scolaire. Les mécanismes du savoir-pouvoir disciplinaire peuvent être dépassés dans la mesure où les relations éducatives investissent les mécanismes disciplinaires de distribution spatiale du contrôle des activités, de la programmation et de l’articulation des travaux, ainsi que les procédés de surveillance, de punition et d’examen. C’est ce que cet article prétend expliquer, en renvoyant la proposition de Célestin Freinet et en s’appuyant sur la théorie de Michel Foucault.

 

Les pratiques sociales, particulièrement la pratique éducative, sont susceptibles de multiples interprétations. Théoriser sur une pratique implique de l’observer sous différents points de vue, de l’analyser sous divers angles, afin d’en expliciter ses interprétations possibles. L’importance de l’effort de théorisation se trouve dans l’explicitation d’autres modes de compréhension d’une pratique. Elle nous donne la possibilité d’émettre un jugement de valeur de manière différente et d’assumer des options, qui puissent apporter de nouvelles relations ou des modes plus performants pour nous mettre en relation avec les personnes et avec le monde.

 

La proposition pédagogique de Freinet représente un mode particulier de voir et de réaliser la pratique éducative à l’école, en opposition à la pédagogie traditionnelle. De surcroît, la proposition de Freinet, ainsi que celles qui s’y réfèrent de façon importante, peut être interprétée selon différents points de vue.

 

Ainsi, une perspective libérale relèverait chez Freinet le développement de la liberté et de la créativité personnelle ; la perspective marxiste renforcerait la dimension du travail comme principe éducatif. Ici, pourtant, je prétends mettre en relief sa dimension anti-disciplinaire importante, pour comprendre le caractère révolutionnaire quotidien ou « microphysique » de la proposition pédagogique de Freinet.

 

Célestin Freinet considère que l’objectif fondamental de l’éducation est de développer au maximum la personnalité de l’enfant, en tant que membre de la communauté. Pour ce faire, il propose de promouvoir le développement personnel, en profitant de la richesse de l’environnement de celui-ci, au moyen de techniques pédagogiques appropriées et en favorisant le travail comme étant le grand principe de l’éducation et de l’organisation. Une telle orientation pédagogique et sociale rend propice une organisation rationnelle de l’école qui doit donner de nouvelles dimensions non seulement à ses dépendances, programmes et horaires, mais encore à ses instruments de travail et à ses techniques.

 

Freinet, en proposant des transformations pédagogiques, est conscient du fait que le conditionnement social de l’école ne lui permet pas une libération autonome et que les changements à l’école vont se heurter au système de sélection, de compétitions, d’examens, qui consolide des relations de domination.

 

D’autre part, les propositions construites dans la pratique pédagogique de Freinet se confrontent à la structure scolaire et à la société. C’est ce que nous essaierons d’expliciter à présent, en nous appuyant sur la théorie du pouvoir et du savoir disciplinaire élaborée par Michel Foucault (1926-1984).

 

A travers ses recherches sur la naissance de la prison et des dispositifs de contrôle de la sexualité, Michel Foucault voit se dessiner des formes locales et institutionnelles d’exercice du pouvoir, différentes du pouvoir exercé par l’Etat. Il s’agit de « pouvoirs molléculaires » et périphériques qui, bien qu’articulés comme un appareil d’Etat, n’ont pas été absorbés par lui. Foucault identifie ce type de pouvoir comme étant le pouvoir disciplinaire.

 

La discipline distribue les individus dans l’espace, établit les mécanismes de contrôle de l’activité, programme l’évolution des processus et articule collectivement les activités individuelles. Elle utilise des recours coercitifs comme la surveillance, les sanctions et les examens (1).

 

La distribution des individus dans l’espace, par le biais des limites matérielles, de l’encadrement, de la disposition en ligne, forme un cadre idéal qui permet d’identifier, de classifier et de contrôler les individus. Le cadre est ainsi un processus de savoir car il permet de classifier et de vérifier les relations et une technique de pouvoir car il permet de contrôler un ensemble d’individus.

 

Le contrôle des activités est fait au moyen de l’horaire, qui invite les individus à se livrer et à accomplir fidèlement ce qui a été prédéterminé. En outre pour obtenir une plus grande efficacité et rapidité, la discipline impose une relation entre un geste et l’attitude globale du corps, tout comme entre le geste et l’objet. Une telle efficience augmente dans la mesure où une telle « manœuvre » respecte et incorpore les exigences et le comportement naturel du corps.

 

En dehors du fait de scruter l’espace, de subdiviser et de recomposer les activités, la discipline capitalise le temps et les énergies des individus, de façon à ce qu’ils soient susceptibles d’être utilisés et contrôlés. Et ce au moyen de quatre processus : la division du temps en tranches minutées, l’organisation de séquences, la terminaison de chaque tranche par une épreuve, en établissant des séries temporelles différenciées. De tels mécanismes, qui garantissent la formation évolutive de l’individu, constituent « l’exercice ».

 

De plus, les institutions disciplinaires articulent les individus comme un appareil efficient. Dans cet appareil, l’individu devient un élément qui peut bouger et s’articuler avec les autres. De la même façon, la série chronologique des uns doit s’ajuster au temps des autres. De cette manière, les forces individuelles sont mises au maximum à profit et se combinent entre elles ; elles constituent le meilleur moyen pour obtenir un bon résultat. Enfin, cette méticuleuse combinaison exige un système précis de commandements, basé sur des signaux définis qui provoquent immédiatement le comportement souhaité. De tels processus se réalisent dans lé « tactique ».

 

La discipline est donc constituée d’un ensemble de mécanismes qui scrutent l’espace, décomposent et recomposent les activités pour adapter les gestes aux attitudes et aux objets, établissent la mise en série des actes et l’accumulation de forces individuelles sous un commandement centralisé.

 

Le succès et le fonctionnement du pouvoir disciplinaire sont dus à l’usage d’instruments simples comme le « regard hiérarchique », la sanction « normalisante » et sa combinaison en un procédé qui lui est spécifique, l’examen.

 

Ces dispositifs constituent le type de pouvoir disciplinaire qui caractérisent la structure et le fonctionnement d’institutions qui surgirent à partir du XVII ème siècle, comme l’usine, la caserne, l’hôpital, l’hospice, la prison et, de façon particulière, l’école. Et nonobstant les tentatives successives de réformes des derniers siècles, ces institutions tendent à reproduire les mêmes mécanismes que l’on cherchait à dépasser. Dans le jeu de forces établi, intra et inter-institutionnel, qui forment les individus dociles et productifs, elles recomposent des relations hiérarchiques et disciplinaires.

 

Toutefois, les expériences de Freinet révèlent, bien que de manière limitée et focalisée) des indices d’un nouveau type d’organisation, de caractère anti-disciplinaire, qu’il se propose de construire dans le champ d’action de l’éducation scolaire.

 

Freinet s’insurge avec détermination contre la discipline formaliste typique de la scolastique, de l’école traditionnelle. Il défend une « nouvelle » discipline, un nouveau type d’organisation, plus rationnel et plus humain, qui s’oppose aux mécanismes de pouvoir disciplinaire, identifiés par Foucault. Sa théorie nous offre la possibilité de comprendre que la proposition de Freinet désigne des formes d’organisation qui rompent avec les mécanismes disciplinaires, dans la mesure où il a en perspective la formation des personnes productives (tel le pouvoir disciplinaire), plus créatives (à l’inverse du pouvoir disciplinaire qui conditionne les personnes à la soumission).

 

Par les limites données à l’espace, par l’encadrement, par la disposition en ligne qui transforme le collectif en un cadre vivant, totalement observable et contrôlable, l’organisation disciplinaire de l’espace s’identifie à « l’auditorium-scriptorium » de l’école traditionnelle.

 

Dans celle-ci, l’on donne la priorité au milieu naturel autour duquel s’articulent les édifices dans lesquels la salle commune, pour les travaux collectifs, se compose d’ateliers spécialisés internes et externes. Dans cet espace scolaire, les contrôle des activités tend à être assumé par les groupes d’élèves, en fonction de leurs intérêts et de leurs projets, en supprimant le mécanisme de surveillance hiérarchique.

 

Le contrôle disciplinaire d’activité, basé sur l’horaire et l’entraînement, est également dépassé dans la mesure où l’on offre aux enfants des possibilités de travail créatif et libre, choisi selon les intérêts et les rythmes personnels, dans l’enceinte des nécessités communautaires (2).

 

Le dépassement de la pratique de l’ « exercice » disciplinaire (qui capitalise et classifie les énergies de l’individu de manière à ce qu’elles deviennent utilisables et contrôlables), ainsi que l’organisation tactique de l’école en tant qu’appareil (qui articule les activités individuelles sous des commandements standardisés), peuvent être entrevus dans le travail pédagogique que Freinet appelle « complexes d’intérêt ». Ces derniers sont suscités par les contacts directs avec l’environnement, à travers les ateliers de l’école et la connaissance expérimentale des élèves. Parmi les multiples motivations vitales, les enfants choisissent d’aborder certains travaux à réaliser en collaboration avec leurs camarades ; ainsi Freinet propose, par exemple, l’élaboration d’un journal.

 

Les énergies sont ensuite capitalisées en chacun et dans les travaux réalisés et non pas seulement selon un processus en série, basé sur la classification et la hiérarchie. L’articulation collective est construite, non pas de manière standardisée, mais elle intègre et valorise créativement les particularités de chacun d’eux. Avec cela, on forme des personnes économiquement productives, mais encore capables d’autonomie personnelle et collective.

 

Dans ce contexte pédagogique, la surveillance « panoptique » (où le surveillant observe et contrôle les autres sans être contrôlé) est remplacé par des pratiques d’observation et de discussion participative. A la punition, on substitue la critique collective, la reconnaissance des fautes, le sentiment communautaire et le désir de s’améliorer ; lesquels s’avèrent, généralement, plus efficaces pour réparer les erreurs et pour stimuler l’action. Le système d’examen tend à être substitué par des procédés d’évaluations et d’auto évaluation ayant pour base le plan de travail, où l’on essaie d’éviter le classement, la compétition et la soumission.

 

Dans les propositions pédagogiques qui émergent de la pratique de Freinet, nous pouvons identifier la confrontation avec les mécanismes disciplinaires, dans la tentative que soient promus des processus créatifs et productifs de l’éducation scolaire. Néanmoins, elles ne se réduisent pas à un ensemble de techniques ou de méthodes pédagogiques innovatrices destinées à être appliquées dans l’école. Elles n’apparaissent pas non plus comme des oppositions aux mécanismes disciplinaires, pris un à un. Elles n’apparaissent pas non plus, seulement, comme une proposition d’école nouvelle, en opposition à l’éducation traditionnelle.

 

Ce que Freinet présente comme une proposition de réforme de l’école, entendue comme l’adaptation aux nouvelles exigences de la société moderne et du développement personnel, peut révéler beaucoup plus qu’un ensemble de procédés rénovateurs de l’école. Ce sont peut-être des indices d’une autre dimension de jeu de forces que constitue la société disciplinaire : celle de la résistance au pouvoir disciplinaire qui inclut non seulement l’école, mais de toutes les institutions sociales surgies dans la société industrielle capitaliste et bureaucratique.

 

En effet, la subversion des mécanismes disciplinaires de distribution spatiale, de contrôle des activités, de programmation et d’articulation des travaux, ainsi que les tentatives de modifier les mécanismes de surveillance, de punition et d’examen sont l’expression d’une autre corrélation de forces. Cette expression s’établit dans les groupes et les mouvements sociaux, produisant de nouveaux mécanismes qui portent ces nouvelles relations.

 

Si l’on entend donc les propositions méthodologiques de Freinet comme étant des mécanismes produits dans les relations vivantes qu’il a établies avec ses contemporains, (dans le cadre de la pratique scolaire) l’on comprendra clairement que ce qui est fondamental n’est pas dans le fait de répéter simplement entre nous les procédés pédagogiques qu’il a développés et systématisés à son époque, ni dans celui de suivre sa théorie comme une nouvelle orientation idéologique.

 

On ne serait que trop « ingénu » à prétendre adopter la proposition pédagogique de Freinet simplement au moyen de la construction ou de l’adaptation des édifices et des espaces scolaires en structures de salles communes et d’ateliers spécialisés (intérieurs ou extérieurs) ou en adaptant les horaires, les méthodes et les programmes à une dynamique plus créative et participative. Car ces mécanismes peuvent être facilement assimilés à une structure disciplinaire (imposant hiérarchie et soumission aux individus) si les options personnelles et la corrélation des forces dans un contexte déterminé favorisent la hiérarchisation et l’assujettissement dans les relations institutionnelles. Dans le même sens que, dans une institution disciplinaire, se développent les relations et options de résistance, qui dévoilent une autre forme d’organisation et incitent aux changements structuraux.

 

Le plus important, toutefois, est d’assumer créativement les relations vivantes, d’affronter courageusement le jeu de forces auquel nous participons, en créant et en recréant, peu à peu, les moyens qui maintiennent les relations d’autonomie et de réciprocité et, en même temps, en neutralisant ceux qui produisent l’isolement et la soumission.

 

De cette manière, à travers ses écrits et ses expériences, Freinet reste, pour nous, un partenaire de plus avec lequel nous pouvons échanger des expériences et discuter des procédés qui font avancer nos luttes et concrétiser nos utopies.

 

Reinaldo Matias Fleuri

Université de Florianopolis

Traduction André Lefeuvre

 

1-M.Foucault : Surveiller et punir

2-C. Freinet : Pour l’école du Peuple