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Le mouvement Freinet italien : cinquante années de recherche

Janvier 2002
Italie

Né à Fano, petite ville au bord de la mer Adriatique (dans la région des Marches) au début des années 50, le M.C.E. a fêté ses 50 ans de vie sur le site même de sa création, avec la présence de son premier président, Giuseppe Tamagnini, du 6 au 8 décembre 2001.

 

 

 

La naissance du MCE

 

“Un petit groupe d'instituteurs se regroupa en 1951 dans la Coopérative de l’imprimerie à l'école (CTS) ; ainsi commence chaque présentation publique du mouvement”. Ce sont les premiers mots que j’ai lus sur le Mouvement, devenu M.C.E. en 1957, lorsque j'ai commencé à travailler dans l'enseignement en 1971.

 

Si l'on cherche dans le bulletin, et dans la revue “Cooperazione educativa”, que Tamagnini imprimait dans la première époque, on peut découvrir les liens étroits qui unissaient les fondateurs, Tamagnini lui même, Pettini, Anna Fantini, Laporta, Giovanna Legatti, Nora Giacobini, Novelli, Ciari, et Freinet. Pas un congrès, dans ces premières années, où Freinet, ou quelqu'un d'autre, représentant l'I.C.E.M., ne fut présent, où il n'y eut pas des documents, des lettres, des expériences de la France (et aussi de Belgique).

 

“Je sais” écrivait Freinet après sa participation au congrès italien à Signa, en Toscane, en 1956, “qu'un danger vous menace : celui où tombent beaucoup de jeunes débutants ; c'est à dire le danger de ne prendre de nos réalisations que les processus, le matériel, les techniques, sans en comprendre l'esprit qui doit les animer. Cet esprit vous avez su le saisir, on le voit dans tous vos travaux, vous avez su le créer dans l'activité des ateliers spécialisés, au cours de vos réunions de commissions. Vous avez compris que c'est dans vos classes même que l’on doit forger notre pédagogie populaire…” (Cooperazione educativa, n. 2-3/1954).

 

Après plusieurs années, cette collaboration et cette confiance réciproque continuent ; même s'il y a quelques moments de conflit à propos d'une sorte d'autonomie que les italiens veulent garder, pour la spécificité de la situation italienne, et si Freinet parfois a l'impression que “les italiens bavardent beaucoup, mais ils font peu de réalisations pratiques concrètes” ; la revue relate les échanges, les semaines d'accueil pendant l'été en France, en Italie, les correspondances, les visites des classes françaises et de la Vallée d'Aoste, les interventions de Célestin et d'Elise aux congrès (par exemple le débat sur l'art enfantin, les propositions faites par Lallemand et d'autres camarades sur l'organisation de la classe, sur le système “Pour tout classer”, etc.). Tamagnini, Pettini, Ciari et d'autres camarades défendent leur liberté de ne pas suivre les mêmes lignes que Freinet a proposé avec beaucoup de succès en France; ils n'acceptent pas de traduire mécaniquement les fichiers, les BT, de produire les mêmes outils que la C.E.L. et essayent de donner une “vie italienne” à la pédagogie populaire ; en même temps qu’en Italie, ils défendent jalousement les réalisations de la pédagogie Freinet, face à la méfiance et à l'accusation du parti communiste des années 50-60, d'être des petits bourgeois”. Tamagnini met à disposition du MCE, ces années-là une maison rurale qu'il possède à Frontale, dans les Marches. Elle devient la « maison MCE », où l'on passe de longues semaines pendant l'été à expérimenter des outils, à travailler sur les sciences, l'astronomie, la langue, la typographie…

 

L’après 68

 

Les relations entre nos mouvements se sont un peu refroidies après la mort de Célestin et, surtout, après le «mai 68 italien ». A cette époque-là, se produit une très grave coupure dans le mouvement italien : les jeunes, surtout les camarades qui ont étudié à l'Université et refusent n'importe quel pouvoir constitué, ne veulent plus de Président et de l’organisation primitive du mouvement, jugée trop bureaucratique et centralisée. Pendant des stages dans la Vallée d'Aoste, les piémontais (un groupe de jeunes instituteurs de Turin) demandent la fin de l'époque du Président et une nouvelle gestion, plus démocratique et participative, du mouvement (1969/70).

 

En même temps, les jeunes instituteurs proposent la constitution de groupes d'étude sur les nouvelles disciplines et la nouvelle épistémologie qu'ils ont appris à l'université : on travaille sur les mathématiques nouvelles, sur la linguistique, sur les sciences humaines, l'anthropologie et surtout sur la perception, la communication, l'éducation corporelle, la musique, le théâtre, la nouvelle histoire,...tous les domaines du savoir que la réalité italienne, très fermée à cause du blocage que le fascisme et les gouvernements d'après de la guerre avaient imposé au renouvellement culturel et scientifique de l'école et de la culture.

 

On constitue donc, à la suite d'une espèce de « flambée scientifique », des chantiers nationaux de recherche dans les différentes disciplines. Ces groupes doivent faire des propositions d'expérimentation aux groupes territoriaux, se rencontrer pour recueillir les expériences et vérifier le succès des différentes hypothèses de travail dans de stages d'été.

 

C'est à ce moment là que j'entre, avec d'autres jeunes camarades de Venise (on constitue un nouveau groupe), dans le mouvement, après avoir obtenu le concours, en commençant mon activité d'instituteur (1971). J'avais lu, en étudiant pour le concours, le livre de Mario Lodi « Il paese sbagliato » , qui est le récit de la vie et des activités d'une classe au long de 5 ans de primaire (1965-1970). J'en avais été fortement frappé. Je me suis dit : « voilà ce que je cherche ! C'est pour ça que mes efforts de remplaçant, pour quelques jours dans des classes, ratent toujours. Il me manque une conception de l'école, des enfants, de la relation, des propositions qui concernent vraiment la vie et les besoins profonds de ces êtres qui ne sont là ni pour m'écouter ni pour répéter ce que je leur propose ».

 

J'ai alors la chance de travailler dans une école à plein temps (40 heures par semaine, 2 instituteurs dans chaque classe) et d'y rencontrer des instituteurs qui ont participé par la suite avec moi à toutes les batailles, les succès et les échecs du mouvement pendant presque 30 ans.

 

De plus, je participe à l'activité des groupes d'étude du MCE (surtout langue et anthropologie) au long de plusieurs années. J'y ai beaucoup appris et j'y ai aussi contribué aux recherches, en expérimentant différents rôles et fonctions, comme l'école même devrait permettre d'expérimenter.

 

Mais dans le mouvement il y a une sorte de malaise : il semble que, plus l'on approfondit les disciplines, plus on trahit le vrai esprit Freinet, qui s'occupe de l'individu dans sa globalité. On cherche des remèdes à la compartimentation des discipline, qui est l'une des pires dérives de notre école. Plus les élèves grandissent, moins ils savent mettre en relation, avoir un regard global, transférer d'un domaine du savoir à un autre. Les modèles « curriculaires », desquels s'inspirera à un moment donné le mouvement (Bruner, les Projets S.C.I.S. et Nuffield, Ausubel, Boom, De Landsheere…), ne satisfont pas les exigences de garder une relation étroite entre les émotions et la connaissance, l'affectivité et les aspects cognitifs. L'intégration des enfants porteurs de handicap dans les classes où sont tous les autres enfants donne un sérieux coup à ces formes de saucissonnage des disciplines.

 

Déjà dans les années 70, dans le mouvement, circule une hypothèse « curriculaire » mais qui essaie de joindre toutes les variables dont s'occupe l'éducation : organisation de la classe, styles d'apprentissage et d'enseignement, outils et techniques, concepts à apprendre, motivation, besoins formatifs, conception socio-politique, évaluation,…

 

Mais la présence de nouveaux sujets impose la recherche de démarches tout à fait différentes, plus globales : on travaillera sur le corps, l'identité, la mémoire (affective), la culture individuelle et du groupe, le laboratoire/atelier en tant que lieu où mettre en jeu les connaissances et les représentations mentales de chacun, en les faisant réagir et en produisant des nouvelles connaissances sorties du groupe ; on utilisera au début des années 80, le mot « pédagogie de l'écoute » pour qualifier la pédagogie Freinet. On parlera aussi, en prenant en considération les propositions de la « pédagogie institutionnelle » française, du « fond intégrateur », (le fond est la scène dans un théâtre, devant laquelle on a des objets et des sujets par devant). Donc, des hypothèses de travail qui ne visaient pas à considérer des éléments isolés, séparés du contexte, comme très souvent on le lisait dans les théories de la programmation.

 

Les rencontres d’été

 

Les rencontres d'été deviennent une espèce de « foire de la pédagogie populaire » (comme le sont, parfois, les RIDEF) où chaque groupe de recherche dans une « maison du savoir » propose des activités, ses recherches, un atelier court ou long. C'est là que se mêlent expériences de chant libre et de théâtre-animation, des activités pendant la nuit en observant le ciel, que l'on parle de la « bi-logique » de Ignacio Matte Blanco (c'est à dire de l'insuffisance d'une logique linéaire qu’est la logique aristotélicienne et mathématique), que l'on travailla dans des séminaires interdisciplinaires pour rechercher les liaisons entre linguistique, mathématique, histoire, écologie…

 

Ce sont dix jours d'immersion totale dans une autre façon de vivre l'école, une autre pédagogie, une autre idée de la culture et des relations humaines. Tout le mouvement est alors mobilisé, et chacun apprend des autres et enseigne aux autres.

 

Mais cette expérience, conduite dans les années 80, révèle bientôt le vrai nœud, le cœur de la pédagogie Freinet : la formation. Si elle est valable pour les enfants, la pédagogie Freinet doit être applicable aux adultes aussi, les instituteurs qui ont eux aussi un corps, une mémoire, des émotions. Le concept de formation est de plus longue durée et plus complexe que celui de laboratoire ou d' « assemblée-laboratoire ». On fait aussi référence à Freinet et on lance l'idée et la formule de l' « école d'été de formation ». Un conflit se profile alors, à ce moment là, entre ceux qui soutiennent que dans la coopération tout le monde est égal et ceux qui soutiennent que la relation est parfois symétrique et parfois asymétrique, introduisant donc les fonctions de formateur et d'observateur, différentes de celle de simples participants. L'animateur et l'observateur ont la responsabilité pédagogique du projet ; l'équipe qui prend en charge l'organisation de l' « école d’été » se rencontre trois ou quatre week-ends par an et organise un stage de formation avant chaque édition de cette « école d’été ».

 

Neuf éditions de ces « écoles d'été » ont eu lieu, sur les thèmes suivants:

·         ateliers au miroir (1993)

·         identité/différences (1994)

·         le conflit dans la pratique éducative (1995)

·         la communication (1996)

·         individu et groupe dans la construction de connaissances (1997)

·         vécus et savoirs (1998)

·         l'organisation du contexte scolaire (1999)

·         les confins de l'éducation ; la pédagogie des confins et la recherche des « terres du milieu » (2000)

·         la médiation éducative (2001)

Chaque édition s'occupe d'organiser soit des ateliers qui développent un aspect d'une recherche, en faisant travailler les participants, en les réunissant « en situation » ; soit des groupes successifs de réflexion, des séminaires en aidant à élargir les points de vue, en sortant du vécu immédiat, en aidant à développer des pensées.

 

Très souvent, lorsqu'on travaille « en situation », le temps manque pour cette réflexion. Il est donc important d'essayer, de tâtonner à ce niveau là. Le niveau d' « abstraction » dans les séminaires est dû au fait qu'on présente les travaux des différents ateliers avant de se réunir dans les groupes ; pendant une matinée, tout le monde peut assister à la communication de chaque atelier. Les ateliers ont une demi-journée de temps pour soigner la communication, la mise au point du parcours fait dans le laboratoire. Puis, dans le séminaire, les observateurs (deux par séminaire) présentent leurs observations et aident de cette façon les autres participants à développer cette fonction d'observation qui est très importante.

 

L’école de formation interculturelle

 

Il y a quelques années, une autre école de formation est née : l'école de formation interculturelle, qui a pris la place de l'ancien « collectif d'éducation à la paix », qui s'était constitué à la suite de la RIDEF de Turin (1982), qui avait été présent aux assemblées-laboratoire italiennes des années 80 et aux R.I.D.E.F. de Louvain (1984), Vejle (1986), et qui s'était beaucoup enrichi de nouvelles thématiques après la RIDEF au Brésil (1988) et à l'occasion de la nouvelle réalité italienne constituée par la présence de beaucoup d'immigrants avec leurs enfants.

 

Ce groupe, qui a organisé en collaboration avec le C.A. de la FIMEM et le parrainage de l'Unesco la convention internationale sur l'éducation à la paix de San Marino (1986) - à laquelle participèrent camarades français, suisses, espagnols, belges - achève son action après un long travail de contacts et de recherche sur les enfants palestiniens, en coopérant avec d'autres associations pour l'adoption symbolique d'enfants par des familles italiennes et en éditant le livre « Ragazzi di Palestina ». La chute du mur de Berlin, la fin du système communiste dans les pays de l'Est, se traduisit aussi en la fin des groupes pacifistes qui avaient lutté contre l'installation des missiles de la part de deux systèmes. Mais à l'horizon on peut déjà entrevoir les effets de la « globalisation », de la « libre économie de marché » sur la santé, l'école, les services sociaux, la culture, les médias.

 

Un lieu de recherche et de formation à l'analyse interculturelle était nécessaire, aidant à démontrer qu'il n'est pas possible d'avoir une culture, une pensée unique, parce que la réalité culturelle d'aujourd'hui est complexe. En même temps l'école forme à l'accueil, à travers la globalité des langages, le théâtre, l'animation, les jeux de rôles pour savoir affronter et résoudre les conflits ; elle forme aussi à la médiation culturelle, à la décentralisation du point de vue (notre point de vue occidentale étant très ethnocentrique), à la dé-banalisation de la réalité quotidienne ; on y utilise les outils culturels de l'anthropologie aussi que le techniques pacifiques de gestion des conflits. Ces deux écoles, avec leurs équipes, font partie d'un plus grand projet de formation que le mouvement propose à l'attention des institutions et au débat pédagogique.

 

En 1996/97 on fête le centenaire de Freinet avec deux initiatives : un congrès à Trento, organisé par l'institut régional pour la formation des instituteurs et auquel le mouvement a donné une aide au niveau de l'organisation des ateliers ; et en 1997, a lieu à Turin, une grande convention avec 1000 participants, de grandes expositions, des soirées d'animation, plus de 20 ateliers, beaucoup de séminaires de discussion ; au final ont été publiés deux livres, un sur Freinet et la pédagogie populaire en Italie, l'autre « I fili e i nodi dell'educazione » sur les plus importants des invariants de l'éducation sur lesquels on avait travaillé pendant les 4 journées : l'individu, le groupe, les techniques et les technologies, les connaissances et les cultures, l'organisation scolaire. On a aussi publié, l'année précédente, le livre « Dialoghi a distanza » sur l'histoire du mouvement italien et une monographie de notre revue « Cooperazione Educativa » dediée à Freinet.

 

Cette année, deux initiatives sont centrées, après les écoles d'été avec leur thème et d'autres moments de rencontre, sur les 50 ans du mouvement.

 

A Trevise, fin novembre, du 22 à 24 on a travaillé sur les nouvelles connaissances, le « curriculum unitaire » pour une école unitaire (même si Madame la Ministre a bloqué la réforme des cycles d'instruction) ; dans cette rencontre, un soir a été réservé à un souper coopératif avec la participation de chansonniers populaires qui étaient jadis membres du mouvement; et un après-midi à une table ronde sur la presse et les finalités d'une revue pédagogique aujourd'hui. On a donc choisi de fêter les 50 ans, mais en travaillant coopérativement, comme dans la meilleure tradition Freinet.

 

A Fano, comme je l'ai déjà écrit au début de l'article, dans les premiers jours de décembre, a eu lieu, avec les anciens et les nouveaux amis, la 50° assemblée nationale du mouvement. Fano a une signification particulière pour nous : Tamagnini, Anna Fantini, (d'autres jeunes dans les années 50) y travaillèrent ; Tamagnini y fut professeur de didactique à l'Ecole Normale, et avec lui étudia Francesco Tonucci, aujourd'hui psychologue du C.N.R. qui a contribué à réaliser à Fano la « città dei bambini e delle bambine », une initiative pour l'autonomie et les droits de l'enfance en faisant vivre de toute autre façon le milieu urbanisé. Une liaison école-milieu qui est dans la tradition aussi de notre mouvement.

 

Nous espérons donc pouvoir repartir en 2002 avec plus d'énergie, d'idées, de participation, de lecteurs de la revue et des publications, de praticien-chercheurs… dans un monde qui s'occuperait davantage de l'éducation, de l'école et de la santé des enfants que d'armements et de guerres.

 

Giancarlo Cavinato

Pour le MCE