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Freinet et les techniques de vie de nos jours

Dans :  Formation et recherche › Techniques pédagogiques › 
Avril 2002


 

Freinet et les techniques de Vie

 de nos jours

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On parle généralement des “techniques Freinet” ou de la “pédagogie Freinet”. On veut insister par-là sur le fait qu’il fut un praticien et non un simple discoureur sur ce que les autres devaient faire, un théoricien normatif. Mais on escamote ainsi la nature scientifique de son travail et de ses méthodes, expérimentales et non empiriques. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a utilisé, non pas le mot « pratiques », mais le terme de « techniques », applications de “lois” scientifiques. Ce même terme qu’il a repris dans l’expression “technique de vie”, qui lui est spécifique, et qui caractérise son apport à l’éducation.

Techniques de vie,

finalités de l’éducation

 

C’est dans son livre “Essai de psychologie sensible” que Freinet développe son analyse des finalités de l’éducation. Il les relie au tâtonnement expérimental, leur processus d’élaboration. Depuis, divers travaux ont précisé ces notions. On peut résumer toutes ces observations initiées par Freinet en quelques phrases. 

Pour Freinet la vie des humains se manifeste par la recherche de pouvoirs permettant de travailler l’environnement pour l’adapter à leurs besoins et désirs, individuels et collectifs. Cela se fait spontanément par des expériences tâtonnées, qui peuvent mener à des impasses ou à des habitudes malsaines ou dangereuses, qu’il nomme techniques de vie ersatz.  La fonction des éducateurs est d’aider, de favoriser certaines expériences et, surtout, leur transformation en “techniques de vie” libératrices. 

La finalité de l’éducation c’est la culture de certaines techniques de vie. Celle-ci se réalise à l’occasion d’activités diverses, à condition qu’elles soient traitées, comme leurs résultats, de façon “expérimentale”. Cela suppose que les éducateurs s’efforcent de créer des situations susceptibles de favoriser des formes d’activités propres à cette culture. Ce qu’on peut essayer de préciser  

 

Pourquoi « techniques » ?

Pourquoi « de vie » ? 

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Pourquoi Freinet a-t-il choisi ces termes et que représentent-ils exactement ? Un de ses textes traite d’aller à bicyclette : il aurait pu utiliser savoir-faire, ou compétence, ou “brevet” qu’il emploie par ailleurs ! Mais tous ces termes expriment une potentialité, qui ne se manifeste que par décision volontaire. La technique de vie, elle, est une habitude lucide dans la façon de faire face à un besoin vital, dans la façon de résoudre un problème que la vie pose souvent, une conduite en quelque sorte automatique dans certaines circonstances. Certes, cela inclut des compétences, mais dans une conduite, non dans un travail, dans une production, comme les compétences professionnelles. Et, par définition, l’éducation c’est l’art d’apprendre à se conduire, et de le vivre. 

Freinet observe qu’on acquiert ces techniques très jeune (en fait, dès qu’on a des désirs ou des besoins à satisfaire) et qu’elles se cultivent, se renforcent, s’affinent, tout au long de la vie, par un usage répété, par “expérience”. Pour la vie, au double sens de finalité et de durée, et par la vie, au sens d’expérience, « expérientielle ». 

Mais celle-ci intervient aussi comme méthode, expérimentale. On retrouve là l’option scientifique de Freinet, cherchant des lois et non de nouvelles normes (qu’il taxe de fausse science). Pour lui, la pratique est en même temps une “technique”, application des acquis scientifiques antérieurs (qui fournissent des hypothèses) et le fondement de la science, par l’intégration des résultats de l’ “épreuve” que représente toute pratique, par leur traitement expérimental. 

Techniques de vie,

apprentissages,

activités éducatives 

C’est en forgeant qu’on devient forgeron, dit-on. C’est en conduisant des activités qu’on apprend à en conduire. Les résultats d’une activité sont nombreux, la culture de techniques de vie n’en est que l’un parmi d’autres. Cela demande éclaircissement. 

Prenons un exemple : des élèves préparent un voyage chez des correspondants; Quels sont les effets, les résultats possibles ? “Objectivement”, l'événement, le “fait” généralement considéré sera la réalité, la réalisation du voyage, ou non. Mais, pour chaque élève, qu’en résultera-t-il ? S’il a effectivement participé à la préparation, il aura acquis ou affiné diverses compétences ; par exemple, consulter un tableau d’horaires de trains, équilibrer un budget, préparer un dossier sur sa commune pour les correspondants, etc.  

Il aura été aussi marqué affectivement, ce qui colorera ses souvenirs et son expérience, donc ses apprentissages. 

 Et, si les éducateurs l’aident à élucider ce qui se fait et ce qu’il ressent, il aura cultivé plusieurs techniques de vie, transposables dans d’autres activités. Comment s’y prend-on pour organiser et réaliser un voyage, autrement qu’en payant pour être pris en charge, en consommateur impotent ? Comment gérer un budget, son temps, ou ses relations avec ses condisciples, ses correspondants, ses éducateurs, avec les différents services contactés ? Comment faire une enquête, vérifier des affirmations ? Comment choisir entre plusieurs possibilités d’actions, de plaisirs, de coûts, etc. ? Et on peut enrichir cette ébauche de liste. 

En constatant qu’après une épreuve élucidée on est amené à reconstruire ses représentations, ses “préjugés”, ses modèles de causalité et parfois sa vision du monde, ses jugements et ses perspectives. Par exemple, ses projets d’activités futures ou ses “vocations” professionnelles ou sociales. Et que le voyage lui-même n’est qu’un épisode, un prétexte, un support de culture générale. Ce qui compte c’est l’“expérience” acquise.  

A condition qu’on ait traité cette “expérience” particulière, verbalisé ses émotions, critiqué ses jugements, délimité la portée des slogans qu’on est amené à utiliser, bref qu’on soit passé de l’empirique à l’expérimental, à travers des tâtonnements opérationnels aussi bien qu’intellectuels. Sinon, on tombe vite dans l’activisme routinier, qui est aussi une technique de vie, mais “ersatz.”

Comment définir

les finalités de l’éducation ?

Généralement, on s’en remet, pour ce faire, à la tradition, ou à une religion, ou à des “normes” décrétées par les “autorités” du moment. Il n’est pas possible, en la matière, de solliciter la “science”. Freinet se réfère au “bon sens”, exprimé par des anciens  (“les dits de Mathieu”). En prônant une culture “populaire” et non ce qui ne conviendrait qu’à des aristocrates, ou aux dominants du moment.

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 De nos jours, il est nécessaire de revoir la liste des techniques de vie correspondant aux besoins d’aujourd’hui. Comme il est difficile d’élire un sage parmi les plus vieux, on peut aménager la méthode de Freinet. En demandant, par exemple, à de nouveaux retraités, ce dont ils sont fiers et ce qu’ils regrettent. Pour définir ce qui, à une échéance irrémédiable, permettrait d’être sans regret, sans remords, sans ressentiment, et, éventuellement, satisfait de ce qu’on a fait. On constate alors que le “peuple” est beaucoup plus homogène maintenant qu’il y a un demi-siècle. 

Ce qui ne dispense pas d’établir cette liste pour savoir de quoi l’on parle. En particulier lorsqu’on traite des techniques “pédagogiques”. En effet, celles-ci n’ont de valeur que si elles « surprobabilisent » la culture des techniques de vie choisies ;  sinon leur choix ne peut être qu’arbitraire, si ce n’est sectaire. 

Complexité des conduites 

Freinet, déjà, insiste sur la complexité de la vie et de la façon de la vivre. Depuis, la “modélisation” de la complexité a connu d’importants développements. Par définition, toute réalité concrète, singulière, imbrique, “tisse”, une multitude de composants, de dynamiques, dont chacun et chacune ne sont que des cas particuliers de phénomènes généraux. Il en est de même avec les techniques de vie. 

Pour reprendre le même exemple, dans sa façon de préparer un voyage, chacun d’entre nous met en jeu sa façon de se documenter, de traiter avec les autres, de choisir ses préférences, de bâtir son projet, de piloter sa mise en oeuvre, etc. On a constaté que dans un groupe de 28 candidats au CAPES de physique on trouvait 27 façons de résoudre un problème de physique ! 

Cela explique que les anciens élèves de Freinet étaient très différents les uns des autres, même s’ils utilisaient des techniques de vie semblables. Ce qui illustre l’absurdité des normes en éducation ! Ou de la notion d’élève-type ou moyen ! Mais la valeur des règles... comme les élaborent, par exemple, les conseils d’élèves, pour vivre en groupe... ou en classe. 

En effet, ces techniques de vie s’acquièrent à travers chaque activité, et en particulier celles qui se déroulent en classe. La fonction des éducateurs est donc de créer les conditions nécessaires pour que puissent se réaliser des activités “éducatives”, susceptibles d’être utilisées pour cultiver des techniques de vie adaptées à la maturité des élèves, de s’intégrer à leur propre processus de développement.

Techniques de vie

et techniques pédagogiques

Les “techniques Freinet” ont été conçues pour cultiver les techniques de vie privilégiées par Freinet... mais dans le cadre des classes de Freinet. En effet, une technique pédagogique participe d’un ensemble, et c’est celui-ci, cette situation éducative, qui produit des effets, qui cultive plusieurs techniques de vie, mais qui, aussi, a d’autres effets qu’on ne peut pas négliger. Ainsi, le texte libre serait dangereux dans un système policier. Et j’ai connu des enseignants qui utilisaient les confidences des élèves pour se moquer d’eux… et suscitaient des haines tenaces, et des habitudes de dissimulation !

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 En fait, comme pour les gènes, une technique pédagogique ne cultive pas une technique de vie, mais plusieurs techniques pédagogiques se combinent pour créer une situation éducative qui, elle, engendre plusieurs effets, dont un ensemble de techniques de vie. 

Il n’y a pas de science édictant les finalités. Mais, pour les situations éducatives, les sciences de l’éducation peuvent préciser les causalités, et cerner les techniques de vie qu’elles contribuent à cultiver ; à la nuance près qu’en la matière, il n’est jamais possible de disposer d’informations sur tous les facteurs interagissant, et qu’en conséquence, on ne peut pas parler d’effets assurés, mais seulement de probabilités. L’éducateur ne peut que « surprobabiliser » un effet, et donc la culture de telles ou telles TV, par la façon dont il intervient dans une situation éducative. 

Freinet avait déjà cerné de nombreuses lois de l’éducation. Depuis, des progrès importants ont été faits, en dynamique de groupe comme en sciences cognitives, par exemple. Les recherches-actions en psychothérapie ont précisé les situations qui favorisent des Techniques de Vie pathologiques, avec l’importance des facteurs affectifs comme celle des formulations, des mises en mots ou en slogans. 

On peut définir maintenant les situations qui cultivent telle Technique de Vie, en remarquant que “plusieurs chemins mènent à Rome” ! Encore faut-il savoir quelles Techniques de Vie on veut contribuer à cultiver ! Il est difficile d’établir un itinéraire sans savoir où l’on veut aller !  

Projet éducatif et intervention 

La priorité est donc de préciser le projet éducatif, l’ensemble des techniques de vie qui nous paraissent possibles et souhaitables, mais aussi celles qui sont possibles mais à éviter (ersatz). Et ce pour un peuple regroupant tous ceux qui ne sont pas “aliénants” (ou exploitants) et qui se veulent non aliénés (exploités ou parasites).  

En considérant que la première Technique de Vie pour les “s’éduquants” comme pour les éducateurs est d’apprendre à se conduire d’une façon “expérimentale” ! Sinon on se contente d’imiter des modèles qu’on reproduit, ou on se reproduit soi-même par la routine. Et on constate vite que pour développer cette attitude expérimentale la seconde Technique de Vie est la coopération.  

En effet, la moindre expérience montre qu’on n’est jamais seul à intervenir dans une situation quelle qu’elle soit, même si les autres intervenants ne sont pas “visibles”. Tout est encadré par des institutions et leurs représentants : un enfant apprend vite qu’il ne peut pas se passer de ses parents et qu’il ne peut faire de son initiative que ce qu’ils tolèrent.  

En éducation, un éducateur doit composer avec une multitude d’autres (Alain qui voulait fermer l’école commençait par y introduire tous les cadres républicains !) Comme on ne peut pas régenter tous les autres intervenants, on ne peut que les considérer comme des “auteurs” et intervenir sur une situation qu’ils travaillent déjà, pour la modifier dans le sens de son projet. On n’est pas “créateur” mais “entrepreneur”. On ne décrète pas on co-opère. 

L’éducation  est inévitablement coopérative 

Une technique éducative est donc d’abord une intervention sur une situation déjà existante avec ses dynamismes, dont nous pouvons infléchir le cours et les résultats par nos apports. Pour être efficaces il est utile que nous distinguions les autres intervenants pour éventuellement coordonner nos actions avec les leurs, afin de passer d’une coopération de fait à une coopération volontaire et consciente. 

Comme les “s’éduquants” auront à agir dans des contextes coopératifs, la seconde Technique de Vie est la coopération qui s’imbrique avec l’attitude expérimentale. 

Et comme tout cela est presque impossible à vivre solitairement, de façon individualiste, il sera préférable de coopérer avec d’autres éducateurs au sein d’une coopérative de pairs, pour verbaliser, se réassurer, échanger, élaborer des techniques éducatives et les outils, surtout intellectuels, qui leur correspondent, et assimiler l’apport d’experts.. 

En profitant des réussites et erreurs de chacun, sans avoir à “essuyer tous les plâtres” et en évitant ainsi le stress et les abandons et désespérances des pionniers solitaires ou sectaires. 

Pour un groupe coopératif de travail sur les techniques de vie 

Etre éducateur revient donc à cultiver des conduites sélectionnées, et, pour ce faire, à maîtriser des outils d’analyse de situations « expérientielles », et des techniques d’intervention pour les transformer en situations éducatives; cela pendant toute la durée de nos interventions et de l’évolution des situations.  

En commençant, coopérativement, par définir les Techniques de Vie souhaitables de nos jours, puis en précisant comment on peut piloter leur culture, à travers des techniques éducatives scientifiquement validées et personnellement éprouvées. 

De quoi justifier un groupe de travail commençant par définir les Techniques de Vie souhaitables et recensant les apports des sciences de l’éducation pour réussir à les cultiver.

Jean  Roucaute,décembre 2001

Mel : jean.roucaute[arobase]free.fr