Brochures _____ J.Husson ______ Bakulé Editions de l'Ecole Moderne Française |
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Bakulé Bien que 1e grand. Instituteur tchèque Bakulé soit arrivé à une renommée universelle, la littérature de langue française que nous possédons sur son oeuvre est extrêmement réduite. En, dehors de quelques articles parus dans « Pour l'Ecole Nouvelle » et dans « L'Ecole Libératrice » nous ne disposons que d'une étude de Ad.Ferrière faisant partie de la trilogie des « Trois pionniers de l'Education Nouvelle ». Encore ne s’agit-il que d'une interview et le très modeste Bakulé s'est effacé derrière l'école foyer pour estropiés et orphelins qu'il a fondée, attribuant le mérité de la réussite bien plus à ses élèves qu'à son mérite personnel. Bakulé raconte les misérables débuts, les aléas de toute sorte qu'il a fallu surmonter puis l'essor et enfin la consécration officielle de son école devenue Institut Bakulé. Sur lui-même, il est très réservé. Nous ne saurons rien ni de son enfance, ni de ses études, ni de ses probables démêlés avec la pédagogie régnante et les officiels. Il semble que pour lui sa vie ait commencé le jour ou il rassembla autour de lui quelques pauvres gosses des faubourgs de Prague rejetés, comme le maître, par l'école officielle. Nous serons donc obligés de nous en tenir aux seuls, textes que nous possédions et d'essayer de démêler les causes du succès de celui que Ferrière appelle « notre moderne Pestalozzi ». |
I.- L'éducation par l'amour _____ Bakulé et Tolstoï Bakulé ne se rattache à aucun courant particulier du grand mouvement d'Education Nouvelle. Il est indépendant et, aux yeux d'un bourgeois, il doit faire quelque peu figure d'anarchiste. La devise qu'il adopte en 1900, c'est-à-dire à une époque où, en France, Vaillant et le poète Laurent Tailhade faisaient parler d'eux, a un tour quelque peu inquiétant : « Voie libre l'éducateur et liberté pour l’enfant. » Elle apparente aussi Bakulé, du côté Slaves, au Comte Léon Tolstoï, le grand écrivain russe, fondateur de l'Ecole de Iasnaïa-Poliana. Dans sa « Revue pédagogique », Tolstoï n'écrivait-il pas : « Reconnaissons, qu'il n'y a qu'un seul, critérium de la pédagogie : la liberté » ? (Oeuvres complètes du comte Léon Tolstoï, p.37, Stock éditeur, 1905). Et un peu plus loin : « Nous savons que nos seules convictions fondamentales sont en ce que la seule méthode de l'instruction est l'expérience et son seul critérium, la liberté ; nous savons qu'aux uns cela paraîtra une banalité, aux autres une abstraction vague, à d'autres, enfin, un rêve chimérique... Mais nous sentons là possibilité, pas à pas, les faits en main, de prouver l'application et la légitimité de nos convictions si étranges, et c'est à ce seul but que nous consacrerons notre revue Iasnaïa-Poliana. » (p.40.) A ce principe, Tolstoï est resté attaché toute sa vie. En 1909, dans un Mémoire à Boulgakof sur l'Education, il réaffirmait : « La liberté est une condition indispensable de toute instruction vraie, aussi bien pour ceux qui apprennent que pour ceux qui enseignent. » (éditions Lumière, Genève 1921, p.32) et quelques lignes plus loin, on peut relever cette phrase curieuse : « Pour que l'instruction soit fructueuse, il faut qu'elle soit libre, c'est-à-dire qu'elle collabore à un mouvement, de plus en plus vaste de l'humanité vers le bien. » (p.33.) Vers le bien ou vers l'amour, car ici apparaît un nouveau point du credo pédagogique de ce précurseur de l'Education Nouvelle. Tous les problèmes angoissants qui tourmentent l'homme, écrivait à un ami le génial auteur de « Guerre et Paix », le 8 février 1908, « ne se solvent pas par la solution du problème économique. La solution de ces problèmes et de tous ceux qui peuvent se poser devant l'homme, n'est pas dans les lois économiques, mais dans le domaine, spirituel. Leur solution est celle que donne l'apôtre Jean dans ses Epîtres. La solution est dans la révélation de l'amour. Je dis révélation parce que je crois que l'amour n'est pas une prescription mais une loi intérieure de la vie de l'homme : que l'amour est le seul moyen pour l'homme d'atteindre au bonheur auquel il tend naturellement. (Le Semeur, 22 décembre 1926.) L'amour étant cette force de libération, il n'est pas nécessaire de solliciter les textes pour faire dire à Tolstoï qu'en éducation ce n'est pas la méthode qui importe, mais la nature des rapports de maître à élève : « Un maître qui aime son élève comme un père ou une mère, vaudra mieux qu'un maître qui aura lu tous les livres mais qui n'aime ni sa besogne ni ses élèves. » L'expérience de Iasnaïa-Poliana a été de courte durée (1858-1862, 1871 et 1872-75), mais l’œuvre de Tolstoï a répandu sa lumière et éveillé des sympathies dans toute l'Europe. C'est son esprit qui, triomphe à Prague : l’œuvre de Frantisek Bakulé est une œuvre d'amour. Celui qui portait un nom prédestiné (Frantisek = François) est allé vers les enfants sauvages et vers les enfants malheureux comme le Saint d'Assise s'avançait à la rencontre des loups et des oiseaux. Comme lui, il a su accomplir des miracles en se servant de là puissance de l'amour créatrice d'ordre quand elle vient d'un cœur pur. Bakulé dit cela tout simplement : « Il était à craindre que le relâchement d'une discipline sévère fit dévier les instincts des enfants, mais j'ai trouvé, pour prévenir ce danger, deux moyens efficaces, l'amour et l’art. « L'amour enchaîne et domine la troupe de mes petits sauvageons et la maintient unie. L'art ennoblit les esprits et les cœurs. Mon amour n'est pas seulement l'indulgence d'un supérieur affable et bienveillant ; non, c’est une camaraderie faite de sincérité et de dévouement... « Ayant consacré à mes seuls élèves toutes mes pensées et tous mes actes, à l'école aussi bien que, hors de l'école, j'ai bientôt persuadé les enfants et leur entourage que j'étais un ami sincère des enfants, et il n'en fallait pas davantage pour accomplir des miracles dans l'enseignement et dans l'éducation. « Après la classe, les enfants ne rentraient pas chez eux quand le temps était mauvais, ou lorsque le jeu ou le travail auquel ils étaient occupés leur plaisait. « Parfois je les emmenais à la campagne ou ils m'accompagnaient à la maison. « Partout je n'existais que pour eux. Je satisfaisais leur curiosité,qu'ils manifestaient par toutes espèces de questions et je faisais en sorte que cette source ne tarît jamais. Par mes suggestions, je suscitais toujours quelque nouvel intérêt. « Ma classe était comme une source d'où la vie jaillissait sans cesse avec force. J'étais moi-même si plein de joie et de bonheur que je finissais par entraîner même les enfants qui se tenaient encore éloignes de nous. » (FERRIÈRE, Trois pionniers de l'E.N.,.pp.173-175). Bakulé et Pestalozzi Il semble que derrière ces affirmations si simples il y ait une attitude élémentaire qu'il soit facile d'acquérir. L'amour du maître pour les enfants devrait être chose naturelle; malheureusement il n'en est pas souvent ainsi et cela explique bien des vies manquées et bien des échecs. Dans son « Enfance méconnue », le Dr Allendy remarque que trop d'individus « ocialement ratés, ou d'autres qui n'ont pas pu réaliser une vie affective normale : célibataires, vieilles filles, etc., se vouent plus particulièrement aux tâches pédagogiques » et exposent ainsi les enfants à subir le poids de leurs tares psychologiques. Il est encore plus fréquent que certains maîtres abusent de leur situation qui, leur confère un énorme sentiment de puissance et trônent en despotes sur des classes apeurées et, maintenues dans le sentiment de l'infériorité. Mme Montessori insiste beaucoup sur la préparation spirituelle du maître. Elle lui recommande de s'étudier moralement, de se purger de ses passions et de rechercher sa propre perfection par une discipline intérieure semblable à une véritable ascèse. Un instituteur qui n'a pas conquis son équilibre intérieur est un élément de désordre dans une classe. En nous révélant ces troubles profonds de l'action éducatrice la psychanalyse nous oblige à prendre une idée toujours plus haute de la fonction enseignante. Le rationalisme qui a gagné tous les domaines depuis le XVIIIe siècle, a desséché l'enseignement. La première qualité que nous attribuons à l'instituteur, c'est l'intelligence. Nous le souhaitons savant en toutes choses. Sa préparation professionnelle et ses examens sont organisés, en fonction de ce désir tant l'essentiel nous parait être qu'il puisse à son tour communiquer son savoir, faire rayonner la vérité, éclairer les esprits. Nous avons oublié que sans la sympathie, toute action d'homme à homme est réduite à bien peu de chose, que l’œuvre de l'éducation est essentiellement altruiste et que l'éducateur doit être de type social. Ces idées sont demeurées davantage, vivantes dans, les pays de langue allemande où une abondante littérature conserve le souvenir de Pestalozzi dont les oeuvres ont été fréquemment réimprimées en de magnifiques éditions critiques. N'est-il pas significatif qu'en France nous ne possédions aucun recueil des oeuvres complètes du Maître et qu'aucune étude magistrale ne lui ait été consacrée ! On voit, par contre, la tradition qui relie l'Orphelinat de Stanz à l'Ecole-foyer de Prague fondée elle aussi pour des estropiés et des abandonnés. En 1809 Pestalozzi disait à ses protégés : « Tous les efforts pour vous rendre intelligents, tous les efforts pour vous rendre adroits, quelque étendue que l'on donne à ces efforts, avec quelque art et quelque intensité que l'on s'y adonne sont inutiles s'ils ne sont pas fondés sur la force divine de l'amour. » (Quelques grandes pages de Pestalozzi, présentées en français par P.BOVET). On comprend que des miracles analogues aient été accomplis par Pestalozzi et par Bakulé. Bakulé et R.-M. Rilke Sans l'amour l'éducation, tourne au dressage dont il existe toute une gamme possible. Avec l'amour, l'éducation se donne pour objectif supérieur la libération de la personne humaine. Pour y parvenir elle accepte une double loi : celle du respect infini de l'enfance et celle de la vénération de l'ordre. Je ne sais si Bakulé a jamais, rencontré son compatriote, le grand poète R.-M. Rilke, Il est fort possible que non et c'est infiniment regrettable, car ils étaient tout à fait proches l'un de l'autre ! « Les Fragments en prose » de Rilke nous donnent sous le titre de « Samskola », le récit d'une visite que Rilke fit en 1904, au cours d'un voyage en Suède à l'Ecole Nouvelle de Gothenburg fondée 4 ans plus tôt Ces quelques pages témoignent d'une compréhension étonnante du problème. Cela ne doit pas nous surprendre. Rilke, attiré par la gloire de Tolstoï, fit un long voyage en Russie Il y trouva le pays magique dont il avait rêvé durant toute son enfance. L'auteur des étonnantes : « Confessions de Malte Laurids Brigge », l'une des plus belles oeuvres qui aient été consacrées à l'enfance, le malheureux adolescent qui avait tant souffert, à l'école des Cadets, trouva à Samskola l'idéal d'un monde nouveau : Il me semble que nous autres, adultes, vivons dans un monde où il n'y a pas de liberté. La liberté est une loi mouvementée qui croît et se développe avec l'âme de l'homme. Nos lois ne sont plus les nôtres. Elles sont restées en arrière pendant que la vie courait... On les a retenues, par avarice, par ambition, par égoïsme. Mais avant tout, par peur. On ne voulait pas les avoir avec soi, sur les vagues, dans la tempête, en plein naufrage. Elles doivent être en sûreté. Et comme on les a ainsi laissées à l'abri de tout danger, sur le rivage, elles se sont pétrifiées. Et voici la cause de notre détresse nous avons des lois en pierre. « Des lois qui ne sont pas toujours demeurées avec nous, des lois étrangères et qui n'ont pas d'affinités avec nous. Aucun des mille mouvements nouveaux de notre sang ne se continue en elles ; et la chaleur de tous les coeurs ne suffit pas à tirer de leurs surfaces froides le moindre reflet d'une pousse verte. Nous crions notre besoin d'une loi nouvelle. D'une loi qui demeure avec nous jour et nuit, et que nous ayons reconnue et fécondée comme une femme. Mais il n'y a personne qui puisse nous donner une telle loi ; cela est au-dessus des forces humaines. « Personne n'a-t-il donc pensé que la nouvelle loi que nous sommes incapables de créer, pourrait commencer chaque jour avec ceux qui eux-mêmes sont un commencement ? Ne sont-ils pas une fois de plus le tout, la création et l'univers ? Toutes les forces ne croissent-elles pas en eux, pourvu que nous leur accordions l'espace nécessaire ? Si, avec insistance, avec le droit du plus fort, nous n'encombrons pas leur route de tout ce qui est déjà fait et qui compte pour notre vie, s'ils ne trouvent rien, s'ils doivent tout créer en eux-mêmes ne feront-ils pas tout ? ne devront-ils pas tout créer eux-mêmes ? Si nous nous gardons d'élargir en eux cette vieille déchirure entre le devoir et la joie (entre l'école et la vie), entre là loi et la liberté, n'est-il pas possible que le monde guérisse en eux et par eux ? Non pas, sans doute, dans une seule génération, mais dans la prochaine ou dans la suivante, mais lentement en guérissant d'enfance en enfance. » (R.-M. RILKE, Fragments en prose, pp. l99 et suiv.). Ouvrir des emmurés à la Vie. En lisant le très court récit que Bakulé, a fait à Ferrière, on découvre à chaque instant la preuve des choses étonnantes qui sont permises à l'amour. Bakulé s'est adressé uniquement à des malheureux : des, enfants pauvres qui, le plus souvent, n'avaient pas de famille ou bien alors qui appartenaient à des foyers où l'alcool et la misère continuaient à exercer leurs ravages après avoir marqué durement les petits dans leur chair. L'un n'avait plus de bras, un autre des moignons informes. Tout cela n'était rien en comparaison des préjudices plus graves dont leur âme avait déjà eu à souffrir. Les élèves rassemblés par Bakulé auraient sans doute constitué d'excellentes recrues pour une classe d'anormaux : enfants, retardés et manifestant de l'apathie intellectuelle, nerveux et désaxés par les désordres d'une grande ville moderne, âmes déjà en, prison, parce qu'elles ne se sont pas épanouies dans la douceur du climat familial. Voilà les pauvres petits êtres qu'il faut toucher dont il faut trouver le chemin du coeur, à qui il faut ouvrir les yeux, et l'esprit sur les beautés de ce monde et, à qui il est nécessaire de former une conscience morale. Comme ils pouvaient tous être rétifs dès le premier abord ! Pépi Stranski, Jarous et d'autres ont commencé par donner bien du mal à leur instituteur. Pourtant ils devaient un jour devenir des artistes et des hommes aux sentiments généreux. Il n'y avait qu'un moyen de forcer leur petit coeur déjà si fortement retranché, c'était de s'avancer vers eux armé de la puissance magique de l'amour et de la leur communiquer. Dans quelques cas il a fallu très longtemps au maître pour réussir ; il a dû attendre, s'armer de patience. Il s'est refusé à commander tant qu'il n'avait pas la confiance, c'eût été se servir d'un bélier contre le mur d'une forteresse. Le tout était de comprendre quand le moment favorable était arrivé. Alors, ce jour-là, le maître ne cède plus, il fait front; il sait qu'il peut s'adresser au meilleur moi de l'enfant, suffisamment fortifié pour lutter contre l'ancien moi. La conscience morale nouveau-née se fait une douce auxiliaire pour ouvrir la porte à l'amour du maître. Voyez comment Bakulé est venu à bout de Pépi Stranski. L'histoire est racontée tout au long dans le N°17, d’octobre 1925 de « Pour l'Ere Nouvelle ». Pépi refuse d'apprendre à calculer, il préfère taper très fort sur son misérable soulier qui baille Pépi ne consent pas à aller au tableau ou au boulier compteur malgré les douces objurgations de Bakulé. Pépi vient en classe très sale et très négligé. Pépi n'accepte pas de rester en classe après 16 heures et il frapperait volontiers celui qui voudrait l’y retenir. Inlassable, Bakulé donne au petit des marques d'affection et de bonté. Un beau jour Pépi se présente transformé, il court au boulier et, depuis ce temps-là, est la plus studieux de tous les élèves. Bakulé donne cette conclusion à l'histoire « Si je n'avais tenté qu'une fois d'user de douceur, je n'aurais sans doute pas réussi à corriger mon petit élève. Ce n'est pas un acte exceptionnel de bonté qui a converti Pépi ; ce qui a amené ce garçon à la raison et aussi, comme je l'ai appris plus tard, au repentir, ce n'était pas seulement le fait que je l'embrassais de tout mon coeur, c'était aussi la pensée, éveillée en lui par mes paroles sincères, que j'avais toujours été aimable et bon pour lui. « Et ici j'ajoute « Si ce mode d'éducation devait conduire à une soumission aveugle, je la réprouverais. Ce que je désire obtenir par ce moyen, c'est que l'enfant se place devant le problème en observateur non prévenu et en juge, en conservant son plein-droit de douter et de résister. » (BAKULÉ, Expériences pédagogiques ; Pour l'Ere Nouvelle, op. cit., p. 26). Une nouvelle communauté Cette force de l'amour triomphante devient un lien entre maître et élèves et entre tous les camarades de la classe. Comme H.Liétz, Bakulé est arrivé à fonder une véritable communauté. D'un autre caractère sans doute, car il ne s'agit pas, comme à Haubinda, d'une communion en une idée culturelle et du culte d'un homme porteur de cette culture, mais d'une, humble culture populaire dans laquelle le chef est surtout le meilleur par le coeur. Les enfants et les adolescents élevés par Lietz, constituent une communauté aristocratique, Bakulé a fondé une communauté démocratique. « J'ai fondé, écrit-il, une société de petits mais une vraie société telle qu'il en existe dans le monde parmi les grands. On y était bien ; on y était gai; tous s'y sentaient heureux. (FERRIÈRE, op. cit. p.187). La guerre de 1914-1918 relâche la vie de communauté au grand chagrin de tous. A la fin de celle-ci, par suite de désaccords avec ceux qui hébergeaient son école, Bakulé doit abandonner le lieu qui lui avait servi de refuge. Faisant un acte de solidarité, admirable, les petits suivent le maître. Sans souci de la pauvreté, des difficultés de l'existence, ils partent à travers la Tchéco-Slovaquie : le maître donne des conférences, les enfants fabriquent des jouets, la bourse est commune. « Cette vie d'épreuves vaut à là nouvelle communauté scolaire l'admiration de tous et les plus grands appuis (Président Masaryk, Croix-Rouge américaine). Au lieu de se limiter égoïstement en se renfermant sur elle-même, la communauté s'étend de plus en plus. D'autres garçons et des fillettes de Prague s'y rassemblent pour apprendre à travailler, à chanter, pour participer à ses concerts et à ses expositions. On y entrevoit vaguement le rêve d'une grande république d'enfants en route vers la. joie et exaltés par les dons qu'ils peuvent faire. « Chaque enfant sait qu'il fait partie d'un tout qui n'a qu'un but, pour lequel il met en oeuvre toutes ses forces et ce but est de créer vaste établissement où le plus grand nombre possible d'enfants, infirmes ou bien portants, pourront apprendre à connaître les joies, du travail et occuper leurs loisirs à de nobles, divertissements. « Ainsi, des enfants veulent créer un foyer pour d'autres enfants pour ceux qui auront compris le bonheur qu'il y a de vivre, dans une telle maison. Et sur le versant du Smichow, s'élèvera un jour un splendide édifice qui témoignera des nobles efforts collectifs de l'enfance. » (FERRIÈRE, op. cit., p.229). N'est-ce pas là la Salente enfantine que recherchait aussi R.M. Rilke ? L'amour, source de vie Bakulé, on le voit, ne fait pas de théorie ; il raconte. Cet intuitif de génie a compris du premier coup comment pouvaient se guérir-les enfants malheureux. Il l'a compris non pas comme un savant qui se penche sur des tests mais comme un esprit profondément religieux. Pour donner l'existence à ses enfants, il s'est rendu compte qu'il fallait enflammer leur âme et que cela ne pouvait se faire que sous l'impulsion de l'amour. A ceux qui croyaient obscurément qu'ils n'avaient rien et qu'ils ne pouvaient rien, il a dit : Voyez comme cest simple, vous pouvez tout. Vous pouvez ce qu'il y a de plus beau au monde : faire du bien, apporter de la joie. Et ainsi l'amour a donné aux enfants dignité, volonté, responsabilité. De petits malades il a fait de modestes héros. Hélas, de telles oeuvres sont fragiles ; en 1934 l'école-communauté, faute d'argent, avait été dispersée, le local n'était déjà plus qu'un musée Bakulé n'avait plus d'enfants. |
II.- L’éducation par l’art ____ Le travail manuel Il est sans doute arbitraire de dissocier les deux points du credo pédagogique de Bakulé : éducation par l'amour et éducation par l'art, mais force est bien de passer de l'un à l'autre pour la clarté de l'exposé. En fait, il faut les considérer comme indissolubles, car l'éducation par l'art est encore une des formes de l'amour, puisqu'elle apprend à aimer les belles choses et à produire amoureusement de belles formes, de belles couleurs ou de beaux sons. L'administration scolaire autrichienne ne l'entendait sans doute pas ainsi avant 1914 ; Bakulé eut toutes les peines du monde, à se tirer d'affaire avec elle. Les autorités, dès qu'elles eurent connaissance de la fondation d'une école, réclamèrent le programme. Bakulé envoya un programme, résolu à n'en faire qu'à sa tête. Pouvait-il prévoir comment se développeraient les enfants et ce qu'il leur faudrait à tel ou tel moment de leur progression ! Si Bakulé était persuadé d'une chose, c'est qu'il ne parviendrait jamais à rendre ses petits, intelligents en suivant un programme officiel. Au fond, le problème qui lui était posé à propos de l'ouverture de l'intelligence était analogue à celui de l'ouverture du coeur. Outre l'apathie intellectuelle dont il fallait lever l'obstacle, il lui était indispensable de découvrir et de libérer l'énergie cachée, de donner la volonté de l'exercer et cela c'était encore guérir l'âme. Bakulé commence par faire travailler le corps. Il va au rebours de nos conceptions intellectualistes. Nous pensons que le corps est un poids pour l'esprit, et qu'il faut dégager celui-ci de ses liens terrestres pour lui donner agilité et efficacité raisonnable. Mais c'est Bakulé qui voit juste, car notre esprit ne peut rien sans le corps. Par les mouvements seulement l'esprit est capable de s'éveiller à une vie de perception et de pensée. Bakulé le dit très finement en quelques lignes : « D'ailleurs je ne fus pas étonné de ce succès. Il était la conséquence toute naturelle de ce qui avait précédé ; la vie et un travail physique l'avaient préparé. Ces deux facteurs éveillent là pensée et l'obligent à une vigilance continuelle. Ils aiguisent l'esprit, le développent. Par leurs appels variés et répétés, ils habituent le cerveau à réagir promptement et à juger sainement. Ils éveillent l'appétit de vouloir et fortifient la volonté. Les enfants s'habituent à concentrer toute leur attention sur l'objet qu'ils veulent connaître ou qu'ils s'efforcent de façonner » (FERRIÈRE, op. cit., p. 196).. Le travail manuel se trouve ainsi placé à la hase de toute l’œuvre d'éducation. C'est lui qui déclenche toutes les activités fonctionnelles, tous les intêrets intellectuels, et tous les appétits de connaissances. Le travail manuel commence toujours comme un jeu, puis au fur et à mesure qu'il se fait sérieux, il motive des recherches techniques et un travail intellectuel, disons mieux, culturel. Bakulé a raconté comment Sarkan (l'un de ses petits alors âgé de 9 ans) avait commencé par s'amuser avec un marteau de fortune fabriqué avec deux épaves : une phalange de doigt artificiel et un morceau de bois et puis comment il était devenu progressivement un constructeur et le collaborateur de Ruda (l’auteur du petit livre : « Je fais mes jouets avec des plantes », Flammarion éditeur), Ruda qui avait enthousiasmé la coopérative par le projet de sculpter dans le bois les scènes de l'enfant d'éléphant, le joli conte de Kipling. Ainsi était née toute une série de personnages : l'oncle hippopotame, la tante girafe, l'oncle babouin et l'oncle autruche, l'oiseau cloche et l'enfant d'éléphant lui-même. Chacun de ces personnages avait été habillé, qui à la mode des Boers, qui à celle des Turcs, qui en costume tchécoslovaque, qui en Écossais, avec un sens de l'à-propos et une connaissance des psychologies et des costumes de l'étranger tout à fait remarquable. Mieux encore, on avait visité le jardin botanique, consulté à la bibliothèque des encyclopédies, étalé des atlas, feuilleté tout Kipling pour brosser les décors du conte et donner au paysage une couleur exotique véritable. Sarkaïn lui-même, le plus petit de la bande, l'imagination échauffée, avait interprété le compact ouvrage d'un naturaliste allemand pour sculpter son kangourou. A ce propos, Bakulé a écrit une page fondamentale que nous dédions à Freinet, comme un témoignage, de prix à apporter en faveur de sa théorie du jeu-travail et du travail-jeu déjà formulée ici : « Voilà comment sortent, et comment naissent chez nous, les initiatives de création artistique, et comment est organisé notre enseignement éducatif des enfants, dans l'école active, organisée sur les bases, de l'éducation par le travail physique. On débute par un jeu, qui, est à la mesure des intérêts enfantins et de leur besoin de se décharger par un acte (stade de Sarkan). Du jeu, par une transition insensible, on passe au travail et celui-ci a une valeur pratique (motif et conception de Ruda). Ce travail, dans une société d'enfants bien organisée, devient collectif. Au cours de ce travail, il se développe dans les enfants eux-mêmes un intérêt si profond et il surgit des questions si vives et si pressantes, qu'il leur faut de toute nécessité une réponse. La cause de cet intérêt est toute spontanée mais celui-ci, dans son application, se manifeste par l'apparition du sentiment de responsabilité du travailleur envers l'acquéreur de son oeuvre... Ces réponses, je les donne quelquefois moi-même. Mais souvent j'incite les enfants à se procurer les précisions dont ils ont besoin autrement que par l'enregistrement commode des paroles du maître. J'attire leur attention sur les spécialistes, ou bien je les renvoie aux livres et autres accessoires de la science, et je leur apprends à puiser des connaissances à ces sources. (Pour le Jeune Eléphant, les enfants ont cherché des informations au jardin botanique, dans les muséums, dans les bibliothèques). Ainsi, au lieu de constituer dans leur tête un magasin de connaissances, je fais d'eux des personnalités qui s'habituent à s'intéresser vivement à l'objet de leur travail, capables de se procurer par leurs propres moyens tout ce qu'il leur faut connaître et apprendre pour réaliser leur oeuvre. » (Ecole Libératrice de 1934, pp. 250-51). Le travail manuel tient donc la première place dans le programme de Bakulé. Nous devrions, comme lui, dire le travail tout court. Sa classe est transformée en atelier. Le maître fréquente les artisans pour apprendre les différents métiers et l'école retentit du bruit des scies et des marteaux. On y apprend à fabriquer des jouets, des petits meubles. Il s'agit, comme on le voit, d'un travail utile, d'une production, du grand geste humain qui donne la dignité et que comprennent d'emblée les petits déshérités de Prague. Ils se libèrent ainsi des sentiments d'humiliation et d'infériorité qui risquaient de les laisser enfouis dans l'enfer social. Bakulé retarde donc le moment d'apprendre à lire, à écrire et à compter. La vie posera bien, en son temps, ces exigences. Quand cela arrive, on ne recule plus. Les énergies éveillées chez l'enfant sont d'ailleurs devenues telles qu'en quelques mois d'efforts on apprend à lire ou à écrire. « Le besoin se propage souvent comme une épidémie », dit Bakulé. Il s'agit alors de désirs profondément enracinés dans les coeurs. Les enfants formés à un travail sérieux, trouvent amusant de dessiner des lettres comme ils le feraient pour d'autres ornements et comme s'il s'agissait d'un autre travail manuel. L'art Bakulé apprend à lire, à compter et à écrire parce que ce sont là des moyens indispensables pour que les hommes entrent mieux en relation les uns avec les autres et parce que la vie pose ces problèmes. Il ne va guère au-delà. Il ne voit pas la nécessité de donner aux enfants tout un bagage de connaissances inutiles ou superflues. Il connaît bien les forces de ses élèves et il préfère la richesse du coeur aux brillantes connaissances de l'esprit. Son éducation demeure éminemment populaire. L'idéal de l'école reste celui du travail mais d'un travail dont on cherche à connaître les secrets et d'un travail que l'art ennoblit parce qu'il est son couronnement. Toute énergie créatrice est susceptible d'apporter de l'ordre et de créer de la beauté. Elle introduit un jour, dans le sublime, le plus humble de tous les enfants : Lojzik, un simple et qui, cependant, aime avec passion les contes populaires et qui s'enchante à les reproduire ; Jarous, aux forts instincts animaux que dompte la musique, et qui suit avec, extase le merveilleux cortège de sons ; Vasa, qui raconte si bien ses émotions personnelles ; François, qui dirige un atelier de construction de jouets ; Silva, un des premiers de l'école des arts décoratifs ; Votja, dessinateur et lithographe de talent ; Jean, sculpteur ; Sarkan, l'un des meilleurs illustrateurs à qui nous devons les « Albums du Père Castor », etc... L'école de Bakulé est devenue une pépinière d'artisans de génie pour plusieurs raisons. Tout d'abord Bakulé conduit ses enfants près des sources éternelles, celles qui prennent aux entrailles : la poésie et la chanson populaires. Au contact de ces fraîches eaux, l'âme s'ouvre et les émotions de toujours retrouvent la discipline des formes et des rythmes qui, fruits d'une longue expérience, s'adaptent à l’âme de l'homme d'aujourd'hui comme à celles des ancêtres. Ainsi la joie, une joie virile qui est tristesse et misères surmontées, apaisement par la contemplation et non plaisir frelaté ou désordre des sens, descend sur tous et apporte la transfiguration. On pourrait croire que Bakulé lui-même est un artiste aux dons multiples. Il s'en défend ; rien de tel chez moi, je n'ai pas de talents spéciaux, dit-il. Je suis un maître comme tous les autres Mais chez mes enfants, il y a des forces créatrices ; ces forces créatrices, une fois libérées, ne demandent plus qu'à s'exprimer. Tolstoï avait déjà fait cette remarque : « Un petit paysan pouvait d'un coup prouver une force de conception artistique que Goethe à son apogée n'avait pas atteinte... L'homme naît parfait : c'est le mot sublime qu'a prononcé Rousseau et qui demeure réel et inébranlable comme le roc. Notre idéal est en arrière et non pas en avant. L'éducation corrompt l'homme au lieu de le rendre meilleur... Il est donc insensé de vouloir donner l'instruction et l'éducation à l'enfant, car il est plus près que moi ou que tout autre adulte de l'idéal harmonieux du vrai, du beau et du bien vers lequel j'ai l'orgueilleuse prétention de l'élever... Dès que je lui ai laissé sa pleine liberté d'action et que j'ai cessé de l'instruire, il m'a écrit une oeuvre poétique qui n'a rien de comparable dans la littérature russe. » Ces quelques lignes ont été écrites après le récit d'une expérience qu'il nous semble nécessaire de faire connaître à nos lecteurs. Tolstoï, il y a environ un siècle, avait déjà expérimenté le texte libre et obtenu ainsi des résultats tels que l'artiste en était émerveillé. Transcrivons ici toute une page qui mérite de figurer dans notre anthologie pédagogique : « J'ai essayé diverses manières de donner des sujets : selon les capacités j'ai choisi des sujets positifs, artistiques, touchants, drôles, épiques, rien ne marchait. Voici comment je suis tombé parhasard sur le vrai procédé... - Eh bien ! Faites une narration sur un proverbe, dis-je. Les meilleurs élèves, Fedka, Siomka et les autres dressèrent l'oreille. - Comment, sur un proverbe ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Dites-le-nous... - Écris toi-ême, me dit l'un. - Eh ! bien, dis-je, à qui écrira le mieux ; je compose avec vous. …Fedka penché sur son cahier, me regardait; ses yeux rencontrèrent les miens, il les cligna en souriant et dit : « Ecris, écris, je te montrerai. » Evidemment cela l'intéressait de voir un grand composer aussi. Dès qu'il eut terminé sa composition, plus mal et plus vite qu'à l'ordinaire, il s'accrocha au dossier de ma chaise et se mit à lire par-dessus mon épaule. Il me fut impossible de continuer : d'autres s'approchaient de nous, et je leur lus à haute voix ce que j'avais écrit. Cela ne leur plut point, personne ne me loua et, pour calmer mon amour-propre d'auteur, je me mis à leur narrer le plan de la suite. A mesure que je racontais, je me laissais entraîner, Je me corrigeais et ils commencèrent à me souffler. L'un disait que le vieux devait être un sorcier; un autre disait : - Non, pas ça, qu'il soit tout simplement un soldat. - Non, ce sera mieux s'il le vole. - Non, ce ne sera pas conforme au proverbe, etc.... disaient-ils.. Tous, étaient très intéressés. Evidemment, c'était nouveau et attrayant pour eux d'assister au procédé de la composition, d'y participer. La plupart de leurs raisonnements étaient exacts et sûrs, tant dans la construction de la nouvelle que dans les détails et les caractéristiques des personnages. Presque tous prenaient part à la composition mais, dès le commencement, deux se distinguaient surtout ; le positif Siomka, par un art remarquable pour la description, et Fedka par la sûreté de la représentation poétique et surtout par la rapidité de l'image. Leurs exigences étaient à tel point réfléchies et définies que, plusieurs fois, je me mis à discuter avec eux et dus leur céder. J'avais dans la tête les exigences de la régularité de la construction, de l'exactitude du rapport entre l'idée du proverbe et la nouvelle ; eux, au contraire, savaient les exigences de la vérité artistique... Nous travaillâmes de sept heures à onze heures. Ils ne sentaient ni la faim ni la fatigue et se fâchaient après moi quand je cessais d'écrire. Fedka était sous l'empire d'une telle émotion qu'il ne parvenait pas à s'endormir. Et je ne puis rendre le sentiment de joie, de crainte et presque de remords que j'éprouvai cette soirée-là. Je sentais que depuis ce jour, pour lui s'ouvrait un monde nouveau, monde de plaisirs et de souffrances : le monde de l'art. Il me semblait avoir surpris ce que personne n'a le droit de voir : la naissance de la fleur mystérieuse de la poésie. J'éprouvais de la joie parce que, tout d'un coup, tout à fait à l'improviste, se découvrait à moi cette pierre philosophale que je cherchais en vain depuis deux années : l'art d'apprendre à exprimer ses pensées. Je ressentais de la crainte parce que cet art provoquait de nouvelles exigences, un monde entier de désirs étrangers au milieu dans lequel, comme il m'avait semblé au premier abord, vivaient les élèves. On ne pouvait se tromper : ce n'était pas le hasard mais la création consciente... » (Extraits des Oeuvres complètes de Tolstoï, XIII, chapitre : Qui doit enseigner l'art littéraire et à qui ?). Ce sont des stimulations de ce genre qui expliquent pourquoi on a produit aussi des merveilles à l'Institut Bakulé. Au lieu que tout le travail y soit polarisé du côté de la vie intellectuelle, on y laisse se manifester les facultés de perception, d'intuition, d'imagination qui ont au moins autant de ressources que l'intelligence et qui apportent plus de joie à l'enfant. L'enseignement basé sur les activités créatrices (le dessin, la peinture, la sculpture, le modelage, les petits travaux d'art), s'adresse à l'unité de l'esprit : unité du sentiment, de la pensée et de l'action et la fortifie tout en portant au maximum la capacité de chaque fonction. Les moyens de la pédagogie classique aboutissent à une intellectualisation sans rapport avec la vie et avec la culture d'une pensée qui n'est plus la pensée, car l'homme ne pense bien que par la contemplation et le travail. Ils aboutissent à la spécialisation au lieu de nous donner une culture harmonieuse. Seule la culture artistique peut faire intervenir à la fois l'habileté des mains et celle du cerveau, les forces du subconscient et celles du conscient, et seule elle peut, après avoir tourné l'être vers le monde 'extérieur, le ramener à soi par le double mouvement de la sympathie faisant de l'expérience un chose profondément vécue. La musique Entre toutes les formes d'art, une place spéciale mérite d'être accordée à la musique Bakulé lui a donné le premier rôle dans son école et quand il s'est présenté au monde entier, ce fut par le truchement de sa chorale. Elle a fait connaître en France et en Allemagne, aussi bien qu'en Amérique, ce qu'était la Tchéco-Slovaquie. La musique, avec sa soeur la poésie, a un rôle tout particulier à jouer. La peinture, le dessin, la sculpture et le modelage, servent de moyen d'expression directe à l'enfant. Il en apprend les techniques et quand il les possède, sa propre activité artistique devient pour lui un moyen de se réaliser, de faire son auto-éducation avec bien entendu toutes les maladresses et les tâtonnements d'un être jeune qui cherche sa ligne de développement. Le chant choral, l'instrumentation musicale, la diction supposent aussi l'acquisition de techniques mais l'oeuvre à interpréter est toute donnée. L'harmonie du chant ou de la mélodie, le rythme du poème constituent une forme toute préparée, un ordre donné de prime abord. L'âme doit se préparer à se modeler suivant cette forme, à danser suivant les rythmes qu'un génie a inventés. Cette fois-ci l'éducation vient davantage de l'extérieur. On devine quel effet elle peut avoir quand poèmes et chants sont bien choisis, sur des enfants qui ont besoin d'être tirés hors de leur violence instinctive, désordonnée et brutale ou de leur angoisse craintive et tourmentée. Cette fois-ci, non seulement l'art discipline mais il guérit et élève. Nous nous taxons d'êtres modernes, cultivés, et nous sommes devenus d'une ignorance telle à propos des choses de l'art qu'on ne sait comment la qualifier. Notre époque bourgeoise a fait de l'art un objet de luxe qu'on refuse au peuple et que les classes aisées dénaturent. Nous avons oublié que l'art est peut-être le plus grand moyen d'éducation qui existe et le seul qui soit à la portée de tous. L'art est essentiellement un moyen de salut. Nous sommes revenus bien près de l'état de l'homme primitif et nous avons besoin comme lui d'être délivrés ou tout au moins de trouver un accord avec le monde extérieur comme le dit un des esthéticiens les plus profonds d'aujourd'hui : « Troublé par l'arbitraire et le défaut,de causalité des phénomènes, l'homme primitif vit dans un état de peur accablante ; cet état s'est apaisé lentement sans jamais disparaître, grâce aux prises de contact répétées avec le monde ; le résidu de ses expériences les plus anciennes et les plus profondes est resté alors sous une forme du souvenir obscur, sous forme d'instinct : c'est ainsi que nous appelons ce mystérieux courant inférieur de notre être, cette grande couche irrationnelle située au-dessous de la surface trompeuse des sens et vers laquelle nous descendons pendant nos méditations les plus grandes et les plus douloureuses, comme Faust descendit chez les Mères. Le contenu de cet instinct est la conscience que la connaissance humaine est limitée, que le monde phénoménal est d'une insondabilité qui défie toute connaissance intellectuelle. Dans ces profondeurs de notre conscience psychique dort encore le sentiment du dualisme infranchissable de l'être devant lequel toute construction trompeuse de l'expérience et toute illusion anthropocentrique sont réduites à néant. « Comme conséquence de cette peur en face du monde phénoménal, le besoin spirituel et psychique le plus fort de l'homme doit être l'impulsion vers les valeurs capables de le délivrer du chaos des impressions intellectuelles, et visuelles. » (WORRINGER, L'Art gothique, N.R.F., p. 23). L'art se met au service de cette conjuration; les premiers exorcismes que l'homme ait trouvés ont été les symboles clairs et permanents qu'offrent les lignes et leur composition par l'art décoratif. Grâce à lui le chaos devient cosmos, l'homme trouve le calme en face de l'ordre qui apparaît. L'enfant qui joue avec le matériel montessorien doit faire une expérience de cet ordre. Malgré toutes les objections qui, au nom de la psychologie, peuvent être présentées contre le matériel géométrique, les institutrices des écoles maternelles sont presque toutes unanimes à constater que ce matériel plaît à l'enfant et qu'il le préfère souvent au matériel Decroly.. N'est-ce pas là une manifestation irrationnelle de ces préférences esthétiques dont la psychologie du jour ne tient pas suffisamment compte ? Instinctivement, l'enfant, lui aussi, cherche à échapper au chaos de la multitude des formes et des objets. Notre peur à nous, adultes modernes, est devenue abandon. Nous aimons à nous lancer dans le tourbillon mais nous n'y trouvons que plus d'amertume. L'éducateur jusqu'ici n'a pas fait grand chose contre cette folie. Bakulé réagit par un puissant instinct. Si nous voulons un commentaire explicatif de son oeuvre, il faut aller le chercher dans un petit livre qui n'a pas été écrit à cette intention mais qui contient les plus fines remarques sur les moyens à employer pour rendre l'art éducateur. En publiant « Le Dessin au service de l'Education », Mme Artus n'a pas eu d'autre but que de montrer, elle aussi, comment on pouvait apporter l'ordre, dans l'âme de l'enfant. Dépassons encore ce point de vue. L'art n'est pas seulement capable de disposer, harmonieusement un être vivant, c'est aussi la force susceptible d'organiser une communauté d'êtres vivants. La musique a été l'âme de l'école Bakulé. Il y a là, sans doute, un fait qui n'est pas particulier à cette école, mais les autres exemples que l'on en peut donner ne font que confirmer davantage la valeur des idées de Bakulé. Il se rencontre, en effet, sur ce point avec les éducateurs des Landerziehungsheime. Dans l'ouvrage collectif qui leur a été consacré (Das Landerziehungsheim. Quelle et Meyer, éditeur), le professeur Hilmar Hôckner, de Bieberstein, a écrit un article pour faire ressortir le rôle spécial, infiniment grand et significatif que la musique a pu jouer dans les « libres communautés scolaires » (Freieschulgemeinde). En voici le passage le plus essentiel dans lequel il développe cette idée qu'il existe une sorte de rapport naturel et particulièrement heureux entre la musique et les communautés scolaires : « Ce qui façonne d'une manière si favorable ces relations, c'est essentiellement, à mon sens, le caractère d'internat propre aux écoles libres, caractère tel que toute la vie scolaire met en étroit contact durant toute la scolarité élèves et éducateur et les rassemble en une communauté d'une physionomie bien particulière, de telle sorte que nous avons devant nous un monde clos, fermé sur lui-même avec une grande vie intérieure. Qu'on imagine jusqu'à quel point la musique peut obtenir du succès dans un tel milieu quand il se trouve une personnalité qualifiée pour en prendre la direction ! Et, à vrai dire, il ne s'agit pas seulement de la musique en tant que spécialité d'enseignement, mais de toute une vie musicale véritablement vécue, car plus une telle vie musicale se développe intensément et plus on s'éloignera spirituellement d'un pur enseignement musical et d'une simple culture des dispositions musicales existant parmi les élèves. Les forces de la musique formatrices d'une vie de communauté commencent à agir presque d'elles-mêmes : de petites et de grandes communautés de choristes et de musiciens se rassemblent, enrichissent de leur travail la vie de la communauté et la pénètrent d'un esprit nouveau. L'école a sa musique propre et la musique qui lui convient. La musique devient une affaire capitale de la vie de l'école et ainsi, au sens propre, une affaire capitale de toute l'école elle-même. Quand la musique est réellement devenue vivante, elle a plus de valeur pour nous que toute autre occupation spécialisée si fondamentale qu'elle soit. » (p. 80.) Bakulé n'a pas cherché une originalité aussi foncière. Le propre des communautés aristocratiques comme l'étaient les Landerziehungsheime, consiste avant tout dans la recherche d'une forme personnelle de culture, ce qui était possible pour des internats secondaires. Bakulé, au contraire, s'enracine dans sa Patrie et dans son peuple, martyrs durant tant de siècles. Il n'a pas besoin de rechercher des formes neuves qui seraient trahison. Il exprimera avec ses enfants la Bohême éternelle Comme l'ont fait tous les ancêtres. Tous ensemble, ils donneront une voix à des chants qui sont l'âme du pays. Mlle Maucourant, qui eut le bonheur de les entendre en 1928, lors de leur passage en France, décrit ainsi l'une de leurs auditions : « Au nombre de trente environ, garçons et filles, vêtus de costumes tchèques, viennent se ranger sur le théâtre en face du public. Leur démarche ou leur attitude trahit leurs infirmités, mais leur visage respire santé et gaieté. Leur maître bien aimé se place devant eux, et leurs regards s'attachent aux siens avec une incomparable attention. Il lève la main et le chant commence. Les paroles sont tchèques : mais il n'est pas besoin de les connaître. Tous les sentiments qu'expriment ces choeurs populaires se peignent sur les physionomies mobiles des jeunes chanteurs et chanteuses ; leurs voix mélodieuses expriment toutes les nuances des émotions humaines. La poésie de leur pays est en eux : la mélancolie, l'allégresse, la douceur caressante, la colère soudaine, la ferveur religieuse, l'élan patriotique, la nostalgie des hivers, l'exhubérante joie du printemps. Ils chantent comme les oiseaux dans les forêts, ils soupirent comme le vent dans les plaines, fidèle au rythme que leur indique la voix du maître... » (Ecole et la Vie, 27 février 1928). * ** |
Conclusion S'il n'y avait les éducateurs libertaires, Bakulé se situerait à l'extrême gauche des pionniers de l'éducation nouvelle. Toutefois, les libertaires ne sont plus les Maîtres et leur exemple n'est pas à suivre. Ils démontrent amplement les dangers d'une éducation qui ne sait pas accorder la liberté avec l'ordre, la spontanéité enfantine avec l'apport de la culture. Ces synthèses difficiles sont réalisées par un Bakulé. Il y arrive par un instinct naturel, le génie de sa personnalité et une grande puissance de sacrifice au profit de la communauté. Quelle infinie distance de lui aux pédagogues américains les plus en vue qui affirment que l'objectif essentiel de l'école doit être la préparation des citoyens libres d'une grande démocratie. Nous trouvons chez eux le pur système d'éducation comme celui de Winnetka, derrière lequel s'efface le chef de file (C. Washburne), car il travaille avec des centaines de collaborateurs, système à caractère scientifique nettement marqué et, par conséquent, le plus objectif possible. C'est encore plus ou moins un système qu'édifie le Dr Decroly, mais l'oeuvre cette fois-ci est très personnelle. Elle a le mérite de fournir des idées directrices, des programmes, des méthodes applicables dans toutes les écoles qui manifestent une volonté de rénovation. L'idée du Dr Lietz n'a plus rien du système, c'est une idée vivante, une expérience qui se réalise par l'intermédiaire d'une personnalité extraordinaire. Comme elle procède de l'idée de communauté, nous la voyons toutefois devenir le germe de toute une lignée de communautés-scolaires parentes mais personnalisées. Avec Bakulé enfin, nous rencontrons le pédagogue solitaire. Chez lui la personnalité est tout, le système inexistant. Une expérience comme la sienne est inimitable dans le détail pour un instituteur public. Mais elle est aussi riche d'enseignements que les précédentes, car Bakulé est un pédagogue de génie. Il nous révèle où se trouvent les sources de la vie de l'esprit que nous négligeons trop fréquemment, quelle puissance peut avoir l'art pour l'harmonisation et la construction de l'âme enfantine, quelles guérisons miraculeuses peut opérer le maître par l'amour. Au fond, c'est un précurseur d'une très lointaine époque à venir quand les objectifs de la civilisation actuelle auront perdu toute leur valeur et seront dépassés. J. HUSSON |
BIBLIOGRAPHIE Fidèles à notre méthode habituelle, nous ne donnerons qu'une bibliographie extrêmement succincte. D'ailleurs, en ce qui concerne Bakulé, nous ne pouvons renvoyer le lecteur qu'à quelques textes. Cependant, il sera bon de faire quelques lectures complémentaires que nous suggérons ici parce qu'elles aideront à comprendre. la pédagogie du grand instituteur tchèque : A. FERRIÈRE : Trois pionniers de l'Education Nouvelle. Paris, Flammarion, 1928. - Nous sommes redevables à cet ouvrage de la plupart des détails qui concernent la vie de Bakulé et de son Institut. Le Dr Ferrière s'est volontairement effacé derrière Bakulé en traduisant la conversation qu'il a eue avec lui. BAKULÉ : Expériences pédagogiques, numéro 17 de Pour l'Ere Nouvelle, octobre 1925. BAKULÉ : L'Education par le travail manuel ; Ecole Libératrice, 1934, pp. 250-251. M. MAUCOURANT : Fr. Bakulé et son école de Prague. Numéro du 27 février 1928 de L'Ecole et la Vie. R. ALLENDY : L'enfance méconnue, solutions pédagogiques. Collection Action et Pensée, éditions Mont-Blanc, Genève, 4e édition 1946. - (Oeuvre de psychologie en tous points remarquable. Psychanalyste, philosophe, sage stoïcien analysant avec une lucidité extraordinaire le mal qui devait l'emporter, coeur compatissant, le Dr Allendy a écrit une oeuvre que tout pédagogue doit avoir dans sa bibliothèque. En une suite d'articles courts mais très denses, le Dr Allendy étudie les différentes perversions des enfants et leurs troubles de caractère. Il dénonce vigoureusement la responsabilité des adultes qui, bien souvent, ont provoqué les névroses enfantines et contrarié le développement normal de la vie affective. En analysant les pulsions profondes de l'instinct et de l'inconscient, la psychanalyse nous révèle que la psychologie a besoin d'un climat affectif.
L. ARTUS PERRELET : Le dessin, au service de l'éducation, 2e édition, Delachaux, 1930. - Précieux petit livre dont la doctrine est très éloignée de nos techniques du dessin libre, car elle commence par le dessin des formes géométriques simples. Mais on peut répéter à son sujet des remarques que nous avons faites au sujet du matériel géométrique Montessorien. Les observations du Professeur Pierre Bovet qui a écrit la préface de l'ouvrage, viennent appuyer nos propres constatations : « Les formes géométriques dans leur simplicité et leur régularité plaisent à l'enfant. Son esprit refait sans trop de peine à leur propos les constatations élémentaires qui révélèrent à nos ancêtres lointains les idées d'ordre, de proportion, d'équilibre, et il s'enchante de ces découvertes » (page 7), Le livre édité dans la collection des « actualités pédagogiques » trouvera certainement l'audience de ceux qui s'orientent vers la pédagogie nouvelle quand ils découvriront l'importance que Mme Artus accorde au geste et le rôle que tient le symbolisme dans la présentation des formes aux enfants
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