Raccourci vers le contenu principal de la page

Les Tziganes et l'école

Juin 1991

 

A LA CROISEE DES CHEMINS

L'histoire des Tsiganes est l'histoire d'un long rejet, d'une marginalisation, accommodée d'un présupposé anthropologique et historique associant le peuple tsigane à un peuple de parias et d'une paupérisation de plus en plus marquée. Il serait abusif d'assimiler leur histoire à ce rejet et de baser leurs attitudes sur des représentations sociales négatives. On a trop longtemps nié la réalité du peuple tsigane, on a trop longtemps oublié que leur histoire ne commence pas à la date de leur arrivée en France au début du XVe siècle... Après leur départ de l'Inde (autour de l'an mil), malgré leur dispersion dans tous les continents, les Tsiganes constituent un peuple. Ils en possèdent les traits distinctifs culturels, linguistiques et physiques.

Je rappellerai aussi que le terme tsigane, terme générique, n'est pas employé par les communautés elles-mêmes. Sur le territoire français, les communautés présentes sont Manus ou Sinté, Gitanes ou Kalé, et Rom. A ces communautés d'origine indienne, viennent s'adjoindre les Yenish, voyageurs d'origine européenne. Le terme voyageurs est commun à toutes ces communautés et prend alors le sens d'une identification : « Dire qu'on est voyageur c'est dire qu'on n'est pas Gazo (gadjo)*. »

Tous les Tsiganes ne sont plus nomades, néanmoins, être voyageur est un des traits qui les distingue des non Tsiganes que ce soit dans la réalité ou l'imaginaire (et cela, que ce soit du côté tsigane ou non-tsigane, chacun le sait et l'a assimilé à sa façon !).

Les Tsiganes font peur. Ils semblent un danger sur le plan psychologique mais aussi sur le plan politique. De la peur à l'étrange, il n'y a qu'un pas et pour les sédentaires l'image du Tsigane devient vite celle qu'il désir en avoir. Cette image est révélatrice des tensions, des pulsions de ceux qui l'ont construite, de la peur panique devant la différence. Et l'enseignant, n'y échappe pas, d'où la nécessité pour lui d'explorer l'univers propre à l'enfant et à l'adolescent tsiganes, sans voyeurisme, sans attitude paternaliste, mais plutôt avec une écoute empathique. Il doit comprendre que l'objectif essentiel de l'éducation tsigane est de faire saisir à l'enfant l'importance du groupe et sa primauté sur l'individu et que cela n'est pas forcément négatif.

Certaines observations saines, certains traits de comportement peuvent l'aider à com­prendre le processus de constitution de la personnalité de l'enfant et donc d'avoir une approche plus valorisante. L'enfant, intégré très jeune dans la vie du groupe, en reproduit les mécanismes de défense, les nécessités du nomadisme s'imposent à lui. Il s'agit d'une société traditionnelle où le nomadisme est (ou a été) le principe organisateur et le modèle de référence passé ou présent. La société tsigane comme toutes les sociétés tradition­nelles ayant conservé une culture différente du modèle industriel sont victimes de l'économie fondée sur le profit et la rentabilité.

L'appartenance à un système macro-économique, les catégories d'une logique rationalisatrice ne font que renforcer le fossé qui sépare ces deux types de société : tsigane et non-tsigane. Face à ce phénomène global, qui annonce peut-être la disparition, à terme, de toutes les cultures particulières et qui s'étend inexorablement sur notre planète, la société tsigane présente une cohésion sociale et une faculté de résistance qui lui ont permis de conserver son identité culturelle au sein des civilisations traversées et de résister à l'assimilation dans la société de cette fin de siècle.



Au cœur de ce mécanisme ethnocidaire, la position de l'enfant est déterminante. Le discours des sciences sociales et humaines sur l'enfant tsigane et son identité est symptômatique. Cet enfant y apparaît entouré de mythes, de préjugés et fait l'objet de multiples projets d'interventions à but éducatif. A l'incompréhension de son altérité s'ajoutent le rejet et les bonnes intentions.

L'enfant tsigane est donc à la croisée des chemins de la tradition et du renouveau, de l'assimilation et de la disparition.

Le concept d'enfant renvoie, comme nous le savons, à une conception historiquement datée. Il faut donc se garder de l'utiliser indistinctement pour des cultures différentes et d'y projeter des éléments qui ne s'y trouvent pas. Il faut donc accepter de se trouver face à des catégories que nous ne sommes pas habitués à rencontrer lorsque nous pensons au monde de l'enfance occidentale moderne. Cette remarque vaut pour un grand nombre de sociétés traditionnelles, cependant l'enfant tsigane présente des traits spécifiques. Il faut également admettre que les critères retenus pour étudier l'enfant tsigane ne prennent pas toujours en considération ces différentes catégories, et ce qui est un trait culturel apparaît alors comme une carence, sinon une tare.

Etre enfant tsigane...

Être un enfant tsigane revient en quelque sorte à être écartelé entre deux systèmes de valeurs. Il faut donc essayer d'analyser, à un niveau plus profond de son être, la manière dont il sera amené à prendre en charge les valeurs de sa société. Il s'agit de ce même niveau topologique, qui est...

« l'objet des interventions réductrices, et d'une certaine approche des sciences sociales, qui sert plus le renforcement d'une socialisation coercitive qu'une condamnation de l'esprit ethnocidaire. »

in Thomas Acton, Réussite littéraire et insuccès politique. Communication à la table ronde des Études tsiganes, Paris, 1977.

Et quand les enfants tsiganes et voyageurs vont à l'école, que se passe-t-il ?

Dans la plupart des cas, le parcours scolaire morcelé dure onze à douze ans et donne à la sortie un niveau CE2 (cours élémentaire deuxième année). Il est difficile de se satisfaire de ce résultat et d'une sortie d'école primaire retardée à quatorze, voire quinze ans sans autre préparation à l'avenir de ces adolescents.

Le constat est pessimiste, il n'y a pas encore de solutions pertinentes au niveau national, mais une prise de conscience certaine depuis quelques temps. L'Éducation nationale seule ne peut résoudre le problème de la scolarisation et de la non-scolarisation car des problèmes sont à régler en amont de l'école par exemple les représentations sociales et mentales encore trop souvent négatives dans la population française, le stationnement impossible, la législation non appliquée, etc.



La question des enjeux de l'école est ici et maintenant fondamentale. Le marché du travail traditionnel est de plus en plus réduit pour les populations tsiganes et voyageurs, il s'agit souvent maintenant de gérer un problème de survie. L'accès à l'écrit, aux technologies nouvelles sont nécessaires pour que ces populations ne se sous-prolétarisent pas. Cependant, peut-on parler de réalité scolaire en termes de processus continu d'apprentissage d'intégration et de réinvestissement des acquis puisque, outre les difficultés à assurer la scolarisation des moins de douze ans (30 %), on observe pour les plus de douze ans une perte des acquis et un problème d'illettrisme. Compte tenu de l'autonomie de l'enfant tsigane et voyageur, il est nécessaire de prendre en compte son investissement personnel, son implication dans son mode d'accès aux savoirs... et tout ceci dans un processus d'intégration scolaire souple.

* Gazo - non-tsigane, masculin singulier.
Gazi (gadji) = non-tsigane f
éminin singulier.
Gaze (jadjés) = pluriel non-tsiganes.

 

 

La réalité scolaire



Au terme de l'année 1989, année des droits de l'homme en France s'il en fut, la presse a lar­gement rendu compte de « la croisade que mena le maire de Priziac contre les Gens du Voyage (1). »

Rappelons des faits

Deux familles de voyageurs, les familles x et B étaient installées depuis la fin de l'été sur le terrain vague réservé aux Gens du Voyage. Cette installation avait essentiellement pour but de faire fréquenter à leurs enfants l'école publi­que où ils étaient régulièrement inscrits. Il faut chasser les Tsiganes : le Conseil municipal fait d'abord raser le terrain d'accueil, sans évidem­ment en proposer un autre, malgré l'obligation qui en est faite légalement. Puis un arrêté d'ex­pulsion est pris contre les Tsiganes, réinstallés vaille que vaille sur un parking. Un vague réfé­rendum municipal soutient le maire dans ses décisions... L'école publique et ses enseignants se mobilisent avec les associations antiracistes pour que cette décision soit annulée.

Restons-en là

Le cas est exemplaire en ce sens qu'il démontre à la fois la volonté des Voyageurs de scolariser leurs enfants et le fait que cette scolarisation reste une lutte, même si, dans ce cas, l'école publique joue son rôle en affirmant sa volonté d'accueillir tous les enfants. L'affaire de Priziac démontre simplement, d'une manière sans doute plus aiguë qu'à l'ordinaire combien le problème de la scolarisation ds enfants du Voyage est d'abord dépendant des problèmes de stationnement.

La réalité

Mais, si cet exemple laisse le beau rôle à l'école, est-ce toujours le cas ? Qu'en est-il de la scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs après plus d'un siècle de scolarité obligatoire en France ?

Plus d'un an après que la France ait ratifié la convention des droits de l'enfant où est reconnu pour chaque enfant de la planète Terre le droit à l'éducation (articles 28, 29, 30) :



-   plus de 100 000 enfants tsiganes et voyageurs (2 à 16 ans) ne vont pas à l'école ;

-   un très faible pourcentage atteint et dépasse le seuil de l'enseignement secondaire ;

-   le taux d'analphabétisme chez les adultes dé­passe souvent 50 %, et atteint dans certains endroits 80 % à près de 100 %...

En l'absence d'information d'origine ministérielle, bien que le dépouillement d'une enquête natio­nale soit en cours (Groupe de travail dont je fais partie relatif à la scolarisation des enfants tsiga­nes à la Direction des écoles, Ministère de l'Édu­cation nationale), retenons les évaluations de 1979 que nous livrait L'École libératrice à savoir 65 % d'enfants tsiganes et voyageurs non scola­risés. Si nous les calquons sur les chiffres du rapport de synthèse d'une étude réalisée dans les États de la Communauté européenne (1986), à savoir 120000 à 150000 enfants tsiganes et voyageurs en France, les fourchettes seraient :

 

Population de

Enfants

Enfants

moins de 16 ans

scolarisés

non scolarisés

120 000

42000

78000

(100 %)

(35 %)

(65 %)

150 000

52000

97000

(100 %)

(35 %)

(65 %)

Si tous les enfants étaient scolarisés jusqu'à la fin du collège, ils représenteraient sur la base de 150 000 enfants tsiganes, 1,5 % de tous les élèves accueillis en France pour ce niveau (10 millions d'élèves).

Je rappelerai aussi que parmi les 35 % d'enfants scolarisés, une très grande proportion d'enfants quitte l'école entre 12et 14 ans et qu'ils atteignent en moyenne au maximum le niveau du CE2... niveau qui était déjà le leur en 1943.

(1) Voir Le Monde des 5 et 9 janvier 1990, articles de V. Devillechabrolle et la dépêche de l'ACP en date du 3 janvier 1990 rendant compte du jugement du tribunal de Lorient.



Citons le témoignage d'un instituteur, en ce printemps 1943, en fonction au camp de Montreuil-Bellay (49), où... « les enfants étaient parqués là avec leurs parents, gardés par une administration française, mais sur ordre des Allemands... Les élèves avaient jusqu 'à quatorze ans et atteignaient tout juste le niveau de CE2 (cours élémentaire deuxième année, normalement pour des élèves de8à9 ans). Mais ils apprenaient bien ce que nous leur enseignions : bien sûr guère autre chose que la lecture, l'écriture et le calcul [...]. »

Jacques Sigot, Un camp pour les Tsiganes... et les autres, Montreuil-Bellay 1940-1945, Éditions Wallada, Châteauneuf-les-Martigues, 13200,1983, p. 126.

A vrai dire, l'école n'a pas à pavoiser. Mon hypothèse est que l'Éducation nationale a été incapable de prendre en compte dans ses systè­mes pédagogiques les minorités ethniques, et particulièrement celle des Tsiganes. L'école pour tous, par ses effets nivelants détermine chez les enfants de ces minorités des processus d'insuccès scolaire qui aboutissent à un phénomène de dévalorisation/autodévalorisation et à la cons­truction d'une image de soi négative qui interfère gravement dans l'insertion sociale.

Un phénomène de déculturation se met alors en place, dont les effets à long terme peuvent être de l'ordre d'un véritable génocide culturel, et l'on peut se demander légitimement si la non-scolarisation n'est pas une protection contre ce génocide. Le peuple tsigane, qui souhaite majoritairement la scolarisation de ses enfants est pris dans un véritable double bind : le désir de scolariser pour améliorer la situation de leurs enfants et la prise en main de leur destin se double d'une peur du rejet et de la déculturation, peur qui s'appuie sur des phénomènes objectifs d'ailleurs (et non simplement fantasmes).

Mes interrogations sont donc les suivantes : pourquoi et comment la scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs est-elle si mal réalisée ? Comment améliorer celle-ci ?

Pour répondre à ces questions et proposer des solutions, certaines précautions méthodologiques sont à prendre :

- Les Tsiganes forment un peuple, ils ont une langue, une culture, des traditions, etc. C'est en tant que peuple à part entière que j'entends les aborder. Les Tsiganes ne sont pas d'abord un problème social : le problème réel est celui de l'échange entre deux cultures, et du non-écrase­ment d'une culture minoritaire par une culture majoritaire.

-    On ne peut donc aborder le problème de la scolarisation des enfants de cette ethnie sans connaître les traits structurels qui la régissent.

-    On ne peut non plus aborder cette ethnie d'un point de vue strictement franco-centre (2) : le point de vue des Tsiganes sur eux-mêmes est au moins aussi pertinent que le regard du travailleur social.

-    Le point de vue ethnocentrique a longtemps dominé les pratiques et les recherches sur les Tsiganes. Il se conjugue à un ensemble de re­présentations sociales négatives qui ont toute leur importance dans les processus de rejet mis en place depuis des siècles vis-à-vis de ce peuple, considéré comme un peuple de parias, de vo­leurs de poules et d'enfants. Mettre à jour ces représentations sociales négatives est une né­cessité pour qui veut agir sur elles, alors qu'elles traversent l'inconscient social... et scolaire et
sont sans doute un des obstacles majeurs sur la route des Tsiganes et de leurs enfants.

Ces précautions méthodologiques obligent à une approche pluridisciplinaire, sinon trans-disciplnaire*.

-   Transdisciplinaire : « Cette étape (de la col­laboration entre disciplines) ne se contenterait plus d'atteindre des interactions ou réciprocités entre recherches spécialisées mais situerait ces
liaisons à l'intérieur d'un système total sans frontières stables entre les disciplines. Il s'agit encore d'un rêve. Il ne semble pas irréalisable

Proposition de Jean Piaget à un colloque de l'OCDE (Nice, septembre 1970), cité in G. Mendel, Pour décoloniser l'enfant, Éditions Payot, 5e édition, 1971.

(2) Cf. Le Thành Khôi, L'éducation comparée, Paris, Armand Colin, 1981, p. 20 sur l'ethnocentrisme : il est « l'attitude d'un groupe consistant à s'accorder une place centrale par rapport aux autres groupes [...], ce qui mène à un comportement projectif à l'égard des hors-groupes qui sont interprétés à travers les modes de pensée de l'en groupe ».



Une législation scolaire difficilement compatible avec la vie des Voyageurs

En France...

-   La loi du 2 mars 1882, reprise et modifiée par celle d'août 1936, rend obligatoire l'instruction pour tous les enfants jusqu'à l'âge de 14 ans.
L'ordonnance du 6 janvier 1959 prolonge celle-ci jusqu'à 16 ans.

-   Le décret du 18 février 1966 précise que le manquement à l'obligation scolaire peut être sanctionné par la suspension des prestations familiales.

-   La circulaire du ministère de l'Intérieur du 4 août 1967 montre que les pouvoirs publics sont conscients de l'importance de la scolarisation des enfants nomades.

-   L'arrêté ainsi que la circulaire du 8 août 1966 ont réglementé la scolarisation de ces enfants.

Cette réglementation s'avère inadaptée malgré la volonté d'assouplissement du régime général, ce qui se traduit par un échec scolaire quasi généra­lisé des enfants voyageurs car pendant ce temps-là, la loi de 1912 avec son carnet anthropolo­gique régit la vie des Tsiganes et Voyageurs en France. (Suppression de ce carnet, Loi du 3 janvier 1969 = abrogation de la loi de 1912.)

-   La circulaire du 9 novembre 1970 du mi­nistère de l'Éducation nationale, précise les moyens à mettre en œuvre pour permettre un meilleur accueil des enfants de familles sans domicile fixe.

-   La circulaire du 5 janvier 1978 du ministère de l'Intérieur a pour objet la scolarisation des enfants forains.

Ces circulaires sont toujours en vigueur et ignorées de la plupart des enseignants.



droit à l'éducation. Elles sont des réponses par­tielles à l'urgence des situations... Cette question pourtant concerne des dizaines de milliers d'en­fants, d'adultes : tsiganes, voyageurs, instituteurs, professeurs, élus, etc., la quasi totalité des écoles et communes de France !

En Europe...

Sur le plan européen, le Conseil de l'Europe ainsi que la Commission des Communautés euro­péennes, ont réalisé des études portant sur la scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs dans les pays du marché commun (3).

Actuellement, un des textes internationaux les plus importants concernant la scolarisation des enfants de Tsiganes et de Voyageurs est sans conteste « La résolution du Conseil et des mi­nistres de l'Éducation réunis au sein du Con­seil du 22 mai 1989. » (89/C 153/02). Elle est parue au Journal officiel des Communautés européennes le 21.6.1989 p. 3 sous le n° C 153.

Il s'agit d'un texte historique qui constitue un grand pas en avant vers la reconnaissance et le respect de communautés culturelles fortement rejetées. Il est reconnu « que leur culture et leur langue font partie, depuis plus d'un demi-millénaire, du patrimoine culturel et linguis­tique de la Communauté ». Le fait est fonda­mental pour des cultures n'ayant pas de référence territoriale.

Ce texte n'est nullement une fin en soi. Il est le début de nouvelles actions à mener dans un suivi de l'application de cette résolution. La Commis­sion doit remettre en 1993 au Conseil, au Parle­ment eupéen et au Comité de l'éducation un rapport sur la mise en œuvre des mesures prévues.

Organisation scolaire pour les enfants tsiganes et voyageurs en France

Pour plus de clarté, j'ai repris la typologie du rapport européen de synthèse (précédemment cité) en y incluant les résultats de l'enquête du CLIVE (Centre de liaison et d'information voyage-école).



- La mise en œuvre de la décentralisation, qui transfère aux communes la décision d'implanter des écoles, par les imprécisions qui demeurent rend plus difficile la fréquentation des écoles communales aux enfants tsiganes et voyageurs.

C'est kafkaïen... et bien que ressentie comme primordiale, la question scolaire n'a pas encore donné de solutions efficaces et respectueuses du

(3) La scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs, Jean-Pierre Liégeois, Rapport de synthèse d'une étude réalisée dans les États de la Communauté européenne, Commission des Communautés européennes, Office des publications officielles des Communautés européennes, Série Documents, 1986 pour la première édition (disponible actuellement en allemand, anglais, espagnol, français, italien).




Le CLIVE : Centre de liaison et d'infor­mation voyage-école, est une jeune asso­ciation nationale, loi 1901, qui a pour but de diffuser des informations relatives aux faits de scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs. C'est un lieu de réflexion, une mémoire collective, un lien entre les per­sonnels directement impliqués. Pour que la relation parents tsiganes!école évolue dans le sens d'une meilleure scolarisation, cela implique bien entendu l'écoute et la prise en compte, par l'école, de l'avis des parents tsiganes. Le rôle du CLIVE se limite essen­tiellement aux aspects concernant l'école... C'est une association de professionnels de l'Éducation nationale. De son point de vue, son objectif est défaire en sorte qu'il n'y ait plus, du fait de l'école, d'obstacle à une bonne scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs.

Siège social : 21, rue Barbanègre - 75019 Paris.

Gramond Benoît, président, 12 avenue du 10e Dragons, 82000 Montauban. Laurent-Fahier Ariette, secrétaire nationale, 21 rue Barbanègre, 75019 Paris. A Icaloïde Maria, trésoriere, 9 rue des Écoles, 95220 Herblay.

Les résultats se trouvent dans une brochure : CLIVE, Situations n° 1, année 88-89 ; réactua­lisation en cours.

Guide de présentation des lieux de scolarisation

Sept types de structures internes ou associées à l'Éducation nationale accueillent des enfants tsiganes et voyageurs. Dans les typologies éla­borées à partir des observations des différents Etats, et dans l'enquête que nous menons, dans le cadre du CLIVE, sur les différents lieux de scolarisation, il y a presque toujours une dichoto­mie entre les classes spécialisées et les classes banalisées.

Nombre de nuances doivent être apportées. Il faut prendre garde à l'emploi du terme classe spécialisée, car il y a partout des classes spécialisées de fait par les élèves qu'elles reçoivent ou le profil qu'elles ont et d'autres qui sont spéciali­sées de droit par le statut qu'elles ont pour l'ad­ministration et corrélativement le statut des en­seignants qui s'y trouvent.

Les classes spécialisées de droit relèvent de l'AÏS (Adaptation et intégration scolaire), secteur de l'Éducation nationale chargé de l'éducation d'enfants montrant un handicap qu'il soit phy­sique, mental, social ou autre...

Types de structures

1. Classes spéciales pour enfants du voyage : il s'agit de classes adaptées à l'accueil et à la scolarisation, entretenant des relations avec les classes ordinaires dans l'école.

2. Classes spéciales pour enfants du voyage non ouvertes sur les classes ordinaires : ces classes n'entretiennent aucune relation avec le reste du groupe scolaire.

3. Classes ordinaires dans une école ordinaire :

il s'agit d'un accueil tout venant des enfants, dont la répartition se fait sur des critères de niveau d'apprentissage et d'âge. Un consensus apparaît dans la répartition des élèves : un à deux ans de décalage par rapport à l'âge norme.

4.    Classes ayant un statut de classes spéciali­sées « de droit ».

5.    Local permanent sur un terrain aménagé :

il s'agit de classes spécialisées de droit ou de fait accueillant exclusivement des enfants tsiganes et voyageurs.

6. Local itinérant sur terrains non aménagés :

il s'agit d'une antenne mobile de scolarisation généralement privée, associée à l'Éducation na­tionale, visant une préscolarisation et une sensi­bilisation à la scolarisation. Exemple l'ASET (Association pour la scolarisation des enfants tsiganes).

7. Local itinérant allant sur terrains amé­nagés : il s'agit d'une action continue de scolarisation auprès d'un groupe familial visant à assurer le suivi durant les déplacements du groupe.
Exemple l'école itinérante d'Auvergne.

 

 

Opposition des attentes tsiganes/gadjés par rapport à l'école



Limitation des apprentissages au L.E.C. (lire, écrire, compter) : la lecture, facteur valorisant

Paroles d'enseignants :

-[...] «Pour eux, le but de l'école, c'est l'instruction avant tout. [...] Apprendre à lire. »

-[...] «Apprendre à lire et à écrire, c'est important, mais autre chose, ça ne répond à rien. »

-    [...] « Ils veulent à tout prix que les enfants sachent lire. »

-    [..,] « La lecture et l'écriture, ils ressentent ça comme quelque chose d'un peu magique, de valorisant. »

-    [...] « Que son fils sache bien lire et écrire, c'était quelque chose d'extraordinaire ! »

Pour les Tsiganes, la mission de l'école est d'ins­truire avec un enseignement classique dans son contenu et ses méthodes. Les enseignants ont du mal à accepter cette demande qui leur semble ne pas prendre en compte leurs compétences. Ce qui est valorisant pour les uns est dévalorisant pour les autres. Et un certain malaise s'installe...

Il est vrai que la représentation de l'école vue essentiellement comme lieu d'apprentissage du savoir lire, écrire et compter ne va pas sans poser de problèmes. Aujourd'hui, on assiste à une secondarisation de l'école primaire. Avec une scolarité effective jusqu'à seize ans et la pers­pective de la porter à dix-huit ans (pensons aux 80 % d'une classe d'âge au bac), l'école primaire a le souci de préparer les enfants à des études secondaires. Ainsi, au moment où l'école devient de plus en plus accueillante aux Tsiganes (malgré tout sur le plan quantitatif), elle risque d'être de moins en moins adaptée à l'idée qu'il s'en font.

Pourtant ces paroles rejoignent le consensus européen : « Tous les rapports, et la plupart des témoignages, soulignent le fait que le souhait des parents est avant tout et exclusivement - que leurs enfants apprennent à lire, à écrire et à compter - le reste est considéré comme venant « en plus » soit comme utile, soit comme nuisible. (4

(4) J.-P. Liégeois, Rapport européen, op. cit. p. 12

Dès lors que l'on se pose le problème de l'ap­prentissage de la lecture, on ne peut pas ne pas se poser la question de savoir comment un groupe social et de culture orale donnée s'approprie l'écrit. On a tendance à oublier que c'est dans un passé relativement récent qu'un pas considérable dans la diffusion de l'écrit a été franchi en France. Ne faut-il pas deux ou trois générations pour qu'un groupe social s'approprie l'écrit, s'il existe un désir d'accéder à l'écrit ?

Dans sa pratique, l'instituteur a le souci de comprendre comment se mettent en place les processus cognitifs, psychologiques, etc. pour maîtriser l'acte de lire. Il va se demander en combien de temps tel ou tel élève va réaliser son apprentissage de la lecture et il sait comment un élève va utiliser une compétence déjà existante dans le groupe social dont il est issu.

Cette démarche, l'enseignant ne peut l'avoir pour un élève tsigane, pour qui l'écrit ne fait pas partie de son univers culturel, ce qui n'est pas la même chose que d'avoir une pratique pauvre de l'écrit. Et malheureusement, dans la réalité trop souvent encore, les deux situations sont confondues, en­traînant les mêmes stratégies d'approche de l'écrit, ce qu'il ne faudrait pas faire si l'on ne veut pas enrichir le nombre croissant d'illettrés sur notre planète.

Un des moyens d'expliquer les différences fan­tastiques de résultats scolaires entre deux élèves tsiganes, est d'étudier depuis quelle génération, ils sont sur le chemin du lire et de l'écrire. Si l'on prend ce schéma : X, la génération d'analphabè­tes, Y, la génération du premier déchiffreur, Z, la génération du savoir lire-écrire-compter qui a fonctionné durablement et efficacement parmi les populations rurales et ouvrières depuis l'obli­gation scolaire en France, on ne peut le transférer chez les Tsiganes et Voyageurs car ce que j'ap­pelle les trois générations X, Y, Z coexistent sans correspondance de générations sur le plan diachronique mais se retrouvent sur le plan syn-chronique sans entraîner l'apparition d'une hié­rarchie au sein du groupe. Dans une même famille les trois cas se côtoient et vivent ensemble en harmonie.

Certains enseignants estiment que l'apprentis­sage de la lecture et de l'écriture ne suffit pas à perturber la personnalité du Voyageur.

La transmission des métiers reste coutumière. Ceci garantit en quelque sorte la préservation culturelle. Bourdieu et Sayard dans Le Déraci­nement définissent le processus d'acculturation comme : « la conservation du noyau culturel fondamental et l'incorporation, l'absorption d'éléments culturels venant d'une autre aire cul­turelle », et le processus de déculturation« comme une destruction des éléments fondamentaux, un changement de méthode de travail.

D'autre part, nous ne devons pas oublier que les enfants tsiganes et voyageurs, comme les enfants occidentaux n 'ont pas une période d'adolescence très marquée. Très vite, le garçon doit participer à la production économique du groupe et la fille joue le rôle de véritable mère dès huit, dix ans... »

La fonctionnalité de l'école est importante pour les Tsiganes. En effet, ceux-ci vont à l'encontre de l'organisation de l'école, ils vont à l'encontre des traditions de l'école dans l'humanisme occi­dental. Rappelons-nous que l'esprit de notre école encore actuellement est la digne héritière des humanités latines restaurées par Napoléon (voir encart ci-contre).

De plus, les Tsiganes et Voyageurs ne semblent pas partager les notions d'échec scolaire et de réussite scolaire propres aux Gadjés.

« // convient de ne jamais oublier dans le cas des Tsiganes, que l'école est toujours une institution étrangère et qu'elle fait partie d'un univers traditionnellement menaçant depuis des siècles. »

J.-P. Liégeois, Rapport européen sur la scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs, 1986, p. 166.

A l'école, l'individu est mis en valeur par les résultats qu'il obtient. Il s'agit d'une forme de promotion personnelle. Pour les Tsiganes et Voyageurs, l'enfant, l'adulte n'existe qu'en tant que membre du groupe, par la place qu'il occupe et la fonction attribuée.



«[...] l'enseignement secondaire s'est fixé une triple mission :

1.       « Faire révérer les valeurs absolues », ce sont en fait celles d'une société, mais quintessenciées de manière à donner le change, « le vrai, le beau, le bien ».

2.   « Procurer un raffinement intellectuel systématiquement   éloigné   d'une   utilité pratique. »

3.   « Donner les signes de l'appartenance à la classe élevée. »

Un peu plus tard se nuance quelques signes de démocratisation puisque l'on parle de promotion sociale, d'intégration à l'élite [...] Réagissant contre l'esprit des Écoles centra­les et de la Révolution (mais la Révolution avait été aussi nourrie de réminiscences clas­siques, modèles d'éloquence et modèles d'action), Bonaparte restaure les humanités latines... pourtant le latin était bel et bien mort au seuil du XVIe siècle -ou à la culture étroite et spécialisée de « clercs »-les Jésuites avaient réussi le dépassement, l'ouverture qui s'imposaient.

Maurice Crubelier, L'enfance et la jeunesse dans la société française, 1800-1950, Éditions Armand Colin, Collection O, Paris, 1979, p. 154-155.

« L'individu n'est ni connu, ni reconnu par sa personne mais par sa situation à l'intérieur du groupe de parents qui le définit. (5) »

Après l'enseignement primaire, les enfants tsiga­nes et voyageurs quittent le système scolaire. Pour la plupart, le temps de l'apprentissage sco­laire est révolu.

Les difficultés scolaires

Les obstacles à l'apprentissage scolaire seraient liés à : la labilité, à des différences de valeurs, à une crise culturelle, à des problèmes de violence, etc.

Mais qu'en est-il exactement ?

L'instabilité de l'enfant tsigane ne serait-elle pas qu'un manque d'attention ?

(5) J.-P. Liégeois, Tsiganes, Maspéro, 1983, p. 72.



« [...] L'enfant ne se fatigue pas à faire un travail qui est dans la ligne de sa vie, qui lui est pour ainsidirefonctionnel. Ce qui fatigue les enfants comme les adultes, c'est l'effort que l'on fait contre nature, parce que l'on y est contraint. La scolastique s'est si bien habituée à ces erreurs qu'il est admis offi­ciellement que le jeune enfant ne peut pas travailler plus de quarante minutes et qu'il lui faut ensuite, dans toutes les classes, dix minutes de récréation. Or, nous constatons expérimentalement et cette constatation ne souffre que fort peu d'exceptions que cette règle scolastique est fausse : lorsqu 'il est occupé à un travail vivant qui répond à ses besoins, l'enfant ne se fatigue absolument pas et il peut s'y appliquer pendant deux ou trois heures, davantage même si n'interve­naient les besoins naturels. »

Célestin Freinet, L'École du peuple, Paris, Maspéro, 1974, p. 74.

Lorsque l'enfant tsigane ou voyageur arrive en classe, il se trouve désorienté par cet espace clos, où il existe des limites autres, qu'il doit respecter. Et pourtant, « [...}Unmur,onl'oublietrop,estd'abordunmur.On imagine, avec une prétentieuse naïveté, que le mur est une limite. Le mur ne limite rien, ne protège rien, ne partage rien. Le « comment peut-il ne pas exister d'autre côté ? » que suscite la notion de limite et corrélativement, l'inévitable « qu'y a-t-il de l'autre côté ? » [...] (6). »

L'école est un agent d'acculturation et le restera. C'est-à-dire qu'à partir du moment où elle parti­cipe à l'éducation des enfants, qu'ils soient Tsi­ganes ou non, elle influence à un degré plus ou moins élevé le processus éducatif global qui est le leur. Mais, il y a des acculturations dont on a besoin pour s'adapter. Et la scolarisation peut être conçue de telle sorte qu'elle ne soit pas, ou qu'elle soit le moins possible, un agent de déculturation. Autrement dit, elle peut être conçue pour com­pléter l'éducation familiale et non pour la con­trecarrer. Dans les classes adaptées, quelle que soit leur forme, l'éducation scolaire se conjugue avec l'éducation familiale et les deux ne se dé­veloppent ni en parallèles, ni en contradiction. Le premier cas entraîne une juxtaposition des con­naissances et des expériences difficiles à vivre pour l'enfant et sa famille. Le deuxième cas entraîne le rejet de l'école par la famille, la déculturation de l'enfant dont les racines culturelles et sociales sont coupées. Dans les deux cas, l'identité de l'enfant est menacée et devient à l'école une manifestation possible de conflits.

La violence des enfants tsiganes et voyageurs, est-ce un fait réel ou dans l'imaginaire des autres ?

Est-elle différente de celle des Gadjés ? Est-ce une façon d'être ou une contre-violence à celle des autres (société, institutions, enseignants, enfants non tsiganes...) ? Aborder ce sujet avec les enseignants est difficile car une confusion, un amalgame certain s'opère immédiatement, entre leurs représentations mentales inconscientes (Gitan-voleur-futur délinquant-casse-chourave-peur-parasites... de la société, etc.) et la violence à l'école, la violence dans la classe... le tout se transforme en un sujet tabou.

Pourtant « [...] La violence est un problème éduca­tif comme un autre. Sauf que parler violence dans la salle de classe n'est pas encore très répandu dans les textes officiels, dans les textes syndicaux, ni dans les études des chercheurs. » (Excepté les recherches sur la violence à l'école (7).)

A l'école, il est vrai que parfois les enfants tsiganes ou voyageurs expriment violemment leur opposi­tion àun mode dépensée, de vie qu'ils ne souhaitent pas acquérir. Mais en exprimant leur différence, ils manifestent également leur existence.

- « Moi, je ne suis pas un gadjo ! »

C'est la seule façon qu'ils ont de se définir parfois. De ce point de vue, l'école, lieu de revendication est peut-être aussi un endroit où les Voyageurs existent.

(6M. Vachey, La Snow, Mercure de France, 1970.

(7« Bien rares sont les livres et publications qui y sont consacrés, et la seule interprétation possible d'un tel silence est le poids d'un tabou, d'une honte, d'une culpabilité. Si fréquente que puisse être la violence, celle-ci est strictement interdite dans l'école française : un arrêté du 26 janvier 1978 précise « qu'aucune sanction ne peut être infligée (à l'école maternelle).
Seul est autorisé l'isolement sous surveillance d'un enfant momentanément difficile pendant un temps très court nécessaire à lui faire retrouver un comportement compatible avec la vie du groupe ». De même, au niveau de l'école élémentaire, « tout châtiment corporel pour quelque cause que ce soit est interdit. Aucune sanction ne peut être infligée à un élève pour insuffisance de résultat». Dès l'arrêté de janvier 1887, es châtiments corporels sont interdits dans l'école laïque. »

ÉricDebarbieux, La violence dans la classe, collection Sciences de l'l'Éducation, Éditions ESF, Paris, mai 1990, p. 14.

Les familles tsiganes face à l'école : « A quoi sert l'école ? »

A la question A ton avis, à quoi sert l'école ? que je posai à des « adolescents » tsiganes et voyageurs sur des terrains dé­signés de l'agglomération nantaise, certains d'entre eux me répondirent : à lire, à écrire ; et d'autres : à compter.

Ceci rejoint une expérience similaire opé­rée en région parisienne par des enseignants appartenant au CLIVE (voir p. 8). Ils ont interrogé une soixantaine d'enfants tsiganes et gadjés. Dans la partie de l'interview concernant ce à quoi doit servir l'école, nous obtenons un clivage extrêmement net.

Pour les enfants gadjés, le fait que l'école doit servir à lire-écrire-compter allait tellement de soi que les enfants ne le men­tionnaient pas, ils parlaient de mathémati­ques, de français, de sciences... avec la perspective d'une scolarité longue pour leur avenir professionnel et social.

Pour les enfants tsiganes, un seul type de réponses : l'école, cela sert à apprendre à lire et à écrire.

Cette réponse fut unanime quel que fut le niveau scolaire des enfants considérés. Par ailleurs, s'ils reconnaissent tous l'utilité de ces apprentissages leurs réponses mettent en évidence qu'ils ne déterminent en aucun cas leur avenir, celui-ci étant envisagé et désiré comme la reproduction de la situation actuelle.

Il est vrai que notre système éducatif repose sur une morale « qui trouve son équivalent psychanalytique dans un principe de réalité puissamment développé, où le plaisir du moment doit être largement différé en vue de gains plus importants dans l'avenir ».

Bruno Bettelheim,
L'Éducation et le principe de réalité, in Survivre, Éditions Laffont, 1979, p. 159.


SOUS SES DOIGTS D'INFINI

Guitare

Je te chante

D'un soleil sans rive

A une rive sans soleil

Avec un bruit de mémoire

A la lumière de ton cœur

Jamais par l'été

Un silence ne s'est abandonné

A l'ombre d'un arbre

Jamais sous la tristesse

Brillante d'une étoile

Le vent n'a soufflé sa fécondité

Guitare

Tu me contes

L'image du temps

J'entends la voix

De ses doigts d'infini

Et je viens

Sous l'aile rapide

Durêve   

Poème de S.Jaisy

 

Attentes et demandes par rapport à l'école

1. Reconnaissance de la culture et de langue

« Nous voulons une école qui nous connaisse et reconnaisse notre culture, nos racines et notre façon d'être et de regarder la vie. »

« Pour ce qui est de la langue, l'école doit mettre en valeur le parler romanes comme véhicule essentiel de la culture pour une meilleure communication entre les différents groupes tsiganes. »

2. Égalités des cultures

« Nous devons créer à l'école un milieu favorable à la coexistence et au développement des cultures sur un plan égalitaire. »

« L'école est un micro-organisme. Il faut ap­prendre à vivre ensemble dans la société des Gadjés. »

3. Refus d'une école « spéciale »

(ghetto, école imposée ou paternaliste...)

« L'école ne doit pas être un ghetto qui dévalorise l'enfant tsigane. »

« Nous, les Gitans, comme tous les citoyens, nous avons besoin d'écoles pour nos enfants... Mais nous voulons une école qui ne soit pas paternaliste. »

4. Un haut niveau d'instruction

« Nous devons créer un système scolaire adapté à nos enfants et établir des stratégies pour obtenir un haut niveau d'instruction, et s'il le faut en créant un matériel pédagogique spécifique.»

Demande d'efficacité :

«Il faut que nous apprenions rapidement mais bien. »

5. Respect des valeurs

« Nous avons besoin d'une école qui tienne compte du calendrier et de l'horaire des activités des groupes gitans concrètement. »

« II faut un assouplissement des horaires de la journée et du calendrier. »

Cette dernière demande ne vient pas exclusive­ment des Tsiganes, elle est partagée par beaucoup de pédagogues, de parents non tsiganes aussi, de médecins, etc. Il faut se demander dans quelle mesure nous prenons en compte le temps à l'école ? La semaine unique est monotonement répétée. Cela aboutit à des journées uniformes. Cette construction entraîne une juxtaposition de sé­quences. Le temps ne devrait être qu'un moyen, alors que l'organisation du temps aujourd'hui fait obstacle à la réflexion. Cette organisation unique, correspond à une idée de l'école datant du XIXe siècle. Elle devrait évoluer vers plus de mobilité si l'on insère le facteur humain au cœur même de l'organisation en cette fin du XXe siècle.

« De tout temps la conception de l'utilisation du temps à l'école a échappé à toutes tentatives de changement. (8) » II faudrait réaliser des emplois du temps modulables, souples afin que chaque enfant (dont l'enfant tsigane) puisse s'approprier le plus efficacement ses apprentissages sans atro­phier le concept « finition de la tâche » dans un crédit de tant d'heures (9).

Attentes et demandes par rapport à l'enseignant

1. Respect de la culture

« II faut qu'obligatoirement l'enseignant passe par une meilleure connaissance du milieu, des milieux, des coutumes, des modes de vie, mais aussi par une connaissance ponctuelle des fa­milles des enfants accueillis : situation de fa­mille, métiers, mode de logement, etc. Ce n'est qu'à ce prix que l'on peut vraiment prétendre à une action en profondeur sur les enfants et sur les parents. »

Pour mener à bien l'éducation de l'élève :

« On doit savoir d'où il vient, qui il est, et où il désire aller, c 'est-à-dire qu 'on doit d'abord comprendre son existence morale. (10) »

2. Meilleur accueil

« Les enseignants, et en général tous les inter­venants qui obtiennent des résultats positifs dans leur travail sont ceux qui ont fait la démarche de mieux nous connaître, nous et nos difficultés.»

« Ils doivent accueillir les enfants dans l'école de façon rassurante. »

Une des conditions de la réussite scolaire est que les enfants d'une même fratrie soient dans un premier temps dans la même classe de façon à ce que la séparation milieu familial/milieu scolaire soit moins douloureuse.

(8)     AnikoHusn, Temps mobile, Recherches/pratiques in Rencontres pédagogiques, n° 1,1985, p. 9.

(9)  « Les lectures de l'autodidacte me déconcertent toujours [...] il s'instruit dans l'ordre alphabétique [...] il est aujourd'hui à L-K [...] il est passé brutalement de l'étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta. » J.-P. Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938,p. 50

(10)  B. Bettelheim, L'Éducation et le principe de réalité, in Survivre, Laffont, 1979, p. 164.



3. Apprentissage du « lire-écrire-compter »

« Ce que je vous demande à tous, à vous ensei­gnants, c'est d'apprendre à lire à nos enfants, ensuite nos enfants pourront devenir à leur tour des enseignants. Comment voulez-vous que nous apprenions à nos enfants ce que nous-mêmes nous ne savons pas ? Mais nous essayons de faire des efforts. »

4. Ouverture vers l'autre

« Les enseignants pensent qu'il n'y a qu'eux qui savent. Ils croient tout connaître, ils nous voient comme des analphabètes. Nous le sommes vrai­ment, mais de la culture des gadjés et de leurs connaissances. C'est là l'erreur : eux, les ensei­gnants de cette école, l'école de la société majo­ritaire sont des analphabètes de notre culture à nous, de nos connaissances à nous. La seule différence entre eux et nous, c'est que nous sommes prêts à apprendre d'eux tandis qu'eux, ils ne sont pas prêts à apprendre de nous. »


Difficultés ressenties par les Tsiganes

Liées à l'absence de livres

« Les Gadjés ont des livres chez eux, et dans l'école. Les Gadjés connaissent ce que leurs en­fants apprennent : à eux, presque toutes les portes leur sont ouvertes. Nous, Voyageurs, nous n'avons rien de tout ça. »

« II faut que l'école compense de quelque forme que ce soit le manque de livres dans le foyer gitan. »

Liées à l'égalité ou la non-égalité des chances

« Nos enfants ont l'esprit aussi vif que les vôtres, c'est incontestable. Evidemment, ils ont un re­tard, pourquoi ? Parce qu'ils n'ont pas été à l'école avant. Maintenant ça commence à s'améliorer, dieu merci. »

 

 

Les Voyageurs

II était une fois des voyageurs avec un cheval. La route était barrée alors ils ont retourné leur roulotte et ils sont repartis.

Ils ont vu une place, dans un village. Ils ont dit : " on va s'arrêter!" Les gendarmes sont venus pour les faire partir.

Alors ils sont repartis vers une autre place, sur la route, à l'aventure.

Roger

 

 

 

 

 

Propositions et solutions : actions de changement (11)



Pour que la rencontre à l'école entre Tsiganes et Gadjés réussisse, des exigences sont à prendre en compte à plusieurs niveaux : au niveau de l'ins­titution Education nationale, au niveau des en­seignants et au niveau des Tsiganes et Voya­geurs. Toutes ces actions de changement ne pourront se réaliser qu'avec une volonté réelle de dépasser le stade des constats. Examinons dans un premier temps ce qui se passe dans l'institu­tion, puis ce qu'il est possible de faire du côté enseignant et enfin, pour terminer, ce qu'il en est des volontés tsiganes.

Au niveau de l'institution : réflexions et actions à caractère national menées en France depuis onze ans

Je rappelle brièvement des rencontres, actions menées dans le cadre officiel de l'Éducation nationale:

-   Journées nationales d'étude sur la scolarisation des enfants tsiganes et nomades, Dijon, 1980.

-   Quelques stages organisés dans les CEFISEM (Centre de formation et d'information pour la scolarisation des enfants de migrants).

-   Quelques rencontres ou journées d'informa­tion :Caen, journées d'études 1981, Nantes, stage interacadémique, 1985.

-   Première université d'été : Les enfants tsiga­nes à l'école : la formation des personnels de l'éducation nationale, Montauban, 1988.

-   Deuxième université d'été : « La scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs : recherche-action et coordination, Carcassonne, 1989.

-   Troisième université d'été : La scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs : stratégies et outils, Toulouse, 1990.

-   Stage national : Enfants tsiganes et voya­geurs : quelles stratégies pour une scola­risation ?, Paris, 1991.

Ainsi que quelques rencontres européennes aux­quelles souvent les mêmes enseignants-partici­pants assistent et qui traitent du scolaire :


- Séminaires d'enseignants du Conseil de l'Europe :

« La formation des enseignants des enfants tsi­ganes », Donaueschingen (Allemagne), 1983.

« La scolarisation des enfants tsiganes : l'éva­luation d'actions novatrices », Donaueschingen, 1987.

« Vers une éducation interculturelle : la forma­tion des enseignants ayant des élèves tsiganes », Benidorm (Espagne), 1989.

« La scolarisation des enfants tsiganes et voya­geurs : l'enseignement à distance et suivi péda­gogique », Aix-en-Provence, 1990...

A ces rencontres centrées sur les problèmes de scolarisation, se joignent tous les articles con­cernant ce thème parus dans les revues spéciali­sées telles que Études tsiganes, Monde gitan...

Avec tout ce déploiement de rencontres, com­ment se fait-il qu 'il y ait toujours aussi peu d'enfants scolarisés et autant d'enseignants si peu accueillants ?

A la lecture et relecture de tous ces rapports sur les problèmes de scolarisation des enfants tsiga­nes et voyageurs apparaît nettement l'absence justement des voix tsiganes et voyageurs. Certes, il y a des participations de représentants tsiganes mais leurs propos ne sont pas assez écoutés. Il est tout de même étonnant de constater que lors de la première rencontre à Dijon, en 1980, de nom­breux Tsiganes étaient présents et actifs... Or tout au long des dix années qui suivirent cette pre­mière manifestation, le nombre des participants tsiganes diminua.

Pourtant, dès le début de la prise en compte par l'Éducation nationale des enfants tsiganes et voyageurs à l'école, les parents formulèrent des demandes précises aux enseignants et aux repré­sentants de l'Institution. Malheureusement, dans les faits qui ont suivi, l'amnésie frappa tous les acteurs du système éducatif. Il y eut de plus en plus de rencontres/réflexions sur le comment résoudre le problème de la scolarisation ? et de moins en moins de participants tsiganes. La non-implication des Tsiganes et Voyageurs dans la résolution du problème de la scolarisation de leurs enfants est un grave écueil. C'est ainsi que dix ans après, en 1991, tout est encore à bâtir...


Une des solutions pour avancer, c'est de tra­vailler cette question avec les Tsiganes.

Ils doivent être partie prenante également des échanges sur la scolarisation des enfants de leur ethnie afin d'avoir un pouvoir sur leur devenir, une autonomie réelle sur leur avenir afin d'éviter une assimilation et ses conséquences.

Une des solutions possibles est de considérer les Tsiganes et Voyageurs comme partenaires à part entière, non assistés de médiateurs sociaux et non amputés de leur dignité humaine. Ce changement est un événement, un avènement introduisant une rupture dans la conception même de toutes les manifestations précédentes. La pré­sence, l'implication authentique des Tsiganes
doit s'inscrire dans une continuité, en ayant cons­cience que des mécanismes de résistance au changement apparaîtront côté tsigane et côté non tsigane.

Il est heureux de remarquer que depuis quelques mois des décideurs aient choisi le chemin du changement avec les Tsiganes et Voyageurs (que ce soit du côté de la résolution des problèmes de sationnement que du côté de la scolarisation, les deux étant très liés).

Exemple : la mise en place d'un groupe de travail sur la scolarisation des enfants tsiga­nes par le directeur des écoles (ministère de l'Éducation nationale).

Le Premier ministre a confié une mission d'étude au préfet Delamon. Le rapport Delamon cons­tate la situation des gens du Voyage en France très préoccupante et insiste sur l'urgence des réponses à apporter. Quarante et une proposi­tions se traduisant par cent trente mesures sont proposées.

Un programme d'actions prioritaires est com­mencé et le secrétariat général à l'intégration est impliqué dans la mise en œuvre.

 

(11) « Et le grand public peureusement entretenu dans un état d'arriération par les puissances de tout ordre dont la plus grande est celle du changement. » Claude Simon, Discours de Stockholm, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 10

 



Au niveau des enseignants : actions de changement

Le problème essentiel est que l'enseignant ne considère pas a priori l'enfant tsigane comme un enfant à problèmes ou comme un cas social. Il est à considérer comme issu d'un peuple et d'une culture riche mais différente qui ne doit pas être dévalorisée. C'est donc l'ensemble des représen­tations sociales pesant sur les Tsiganes qui doi­vent subir une mutation. Les enseignants dans leur formation et autoformation perpétuelle devient travailler leurs représentations mentales et innover dans leurs pratiques pédagogiques et rapports sociaux (humains, culturels...).

L'insuccès scolaire : le rôle des rapports sociaux et culturels

Jusqu'à aujourd'hui, toutes les recherches réali­sées sur la scolarisation des enfants tsiganes en France relèvent de trois démarches principales : une approche sociologique, une approche psy­chologique et une approche pédagogique. Dans ces recherches, les méthodes et problématiques utilisées sont différentes mais la plupart conver­gent sur un point : le déni de la réalité qu'elles prétendent analyser, le refus de la dimension culturelle des Tsiganes.

La question de la liaison entre caractéristiques sociales et réussite scolaire est couramment abordée selon une vision pathologique (défectologique) ou/et mécaniste (structuro-sta-tistique). Dans la logique défectologique, l'ensei­gnant n'aborde alors la dimension socioculturelle qu'en termes de plus ou de moins, de présence ou d'absence, de bon ou de défectueux, de normal ou pathologique... A cela, il ajoute l'origine sociale populaire, défavorisée comme un élément complétant le diagnostic déficitaire établi après une nosographie de type psychiatrique et il fait du handicap socio-culturel la source principale des retards ou des manques cognitifs qu'il pense avoir décelés.

Si l'enseignant veut s'attaquer sérieusement aux inégalités scolaires, il est vital d'échapper à ces deux modèles qui prévalent aujourd'hui. Cela signifie notamment que l'accent est moins à met­tre sur Tailleurs (milieu socio-familial, situation sociale générale, passé des individus, macro­système scolaire, futur hypothétique...) mais davantage sur l'ici et maintenant en approfon­dissant comment les diverses caractéristiques (individuelles, sociales, structurelles) sont travaillées au cours des situations et des processus d'apprentissage. Alors que faire ? Changer le mode d'approche en prenant en compte des élé­ments différents d'analyse et de stratégie psycho­pédagogique tels que la déculturation, la dévalorisation/autodévalorisation, l'effet-Pygmalion...

Une des actions de changement que l'enseignant doit opérer c'est de mettre en évidence les grands phénomènes psychosociologiques pour com­prendre la genèse des difficultés scolaires des cultures différentes (dont la culture tsigane), ainsi que leurs représentations mentales à leur sujet. Ces représentations sont importantes dans les interrelations pédagogiques et dans les rituels et pratiques sociales. Car il ne s'agit pas de croire qu'il suffit d'un recueil de recettes pour résoudre le problème des difficultés scolaires, mais de saisir comment ce qu'on nomme inadaptation scolaire de l'élève et comportement peu coo­pérant et peu stimulant de la famille peuvent s'interpréter comme les deux manifestations d'un processus de mise à l'écart, une sorte d'exclusion du savoir. Il y a ainsi ceux qui sont à l'école en terrain conquis et d'autres pour qui il s'agit d'un lieu opaque, étranger voire hostile. Dans ce cas, le manque d'informations et la méconnaissance des règles institutionnelles restées implicites, entraînent une stratégie parentale peu opérationnelle, alors que dans le même temps des familles mettent en place des stratégies payantes telles que visite à l'enseignant ou préceptorat familial.

« L'inégalité de statut faite aux jeunes élèves » dans les situations éducatives, certains élèves devenant enfants-vedettes et d'autres enfants-problèmes, découle notamment « des implicites culturels et idéologiques qui polarisent les sym­pathies et qui engendrent une valorisation de certains acquis familiaux (12) ».

On peut mieux cerner la nature et l'importance de ces processus socio-culturels inégalitaires en étudiant certains mécanismes.

 

(12) Liliane Lurçat, La Maternelle : une école différente ?, Cerf, 1976, p. 114.

La déculturation

C'est un mécanisme double qui se développe tout au long de la scolarité plus particulièrement chez les enfants des milieux populaires mais égale­ment chez les enfants tsiganes et voyageurs.
L'enseignant ne doit pas l'ignorer. D'autre part, ces élèves n'ont pas accès à la culture cultivée (les arts, sciences et lettres) ni même parfois aux connaissances scolaires de base. La scolarisation vécue les coupe de ce qui leur tient de culture propre, en particulier la culture technologique (culture de métier, bricolage...). Cette dissociation culturelle provoque une double entrave aux ap­prentissages : l'enfant ne peut alors maîtriser ni les acquisitions scolaires, ni certaines formes culturelles de son groupe social. L'inhibition s'applique à la fois à la culture scolaire rendue inaccessible et à la culture technologique dépré­ciée et exclue par l'école et la culture officielle. C'est la situation dans laquelle se trouvent de nombreux jeunes Tsiganes, parmi les 30 % sco­larisés, qui échouent et qui, conjointement sont placés devant des images d'eux-mêmes et du travail manuel dépréciées (13).

La valorisation/auto-dévalorisation

Ce mécanisme psychosocial se déroule de la façon suivante : l'enseignant a une attitude dépréciative envers les Tsiganes et leurs enfants, ces derniers intériorisent ces appréciations néga­tives d'où l'émergence d'un sentiment d'infério­rité, d'impuissance, de difficultés et d'insuccès scolaires. Ces effets nocifs sont fortement accen­tués par le fait que, parallèlement, les autres enfants de la classe sont l'objet d'un processus inverse : valorisation/autovalorisation. Ces con­duites discriminantes agissent dans les inter­actions maîtres-élèves, aussi bien dans les rap­ports socio-affectifs spontanés que dans les séquences pédagogiques.

Les relations affectives de sympathie et d'antipa­thie (et nous savons combien est importante cette dimension pour les Tsiganes et Voyageurs) éprouvées par les instituteurs(trices) à l'égard de leurs élèves semblent souvent imprégnées d'un véritable langage non-verbal (14). Cette explo­ration du langage non-verbal serait d'ailleurs une des directions de travaux et recherches très inté­ressants afin de mieux cerner les représentations sociales et les résistances au changement. On peut toutefois faire l'hypothèse que les effets des représentations sociales négatives interviennent dans des processus tels qu'ils ont été décrits sous le nom d'effet-Pygmalion. Cet effet associe connotations négatives et image de soi dévalori­sée par le mécanisme d'identification. N'est-ce pas le Tu es cela, où se révèle à lui le chiffre de sa destinée mortelle » (15).

(13)Pierre Belleville, Les Travailleurs devant la culture, Confronter, n° 22,1976.

(14)    Daniel Zimmermann, Un langage non-verbal de classe, in Revue française de pédagogie, n° 44,1978...
Une enquête menée dans la banlieue parisienne révèle que les qualificatifs indiquant l'attirance sont attribués par les maîtres à 80 % des enfants de cadres, à 60 % des enfants d'ouvriers et à moins de 50 % pour les enfants de travailleurs immigrés.

Quant aux classifications marquant l'indifférence ou le rejet, les proportions s'inversent.

(15) JacquesLacan, Le Stade du miroin« Écrits, Paris, Seuil, 1970, rééd. Points, 1979, p. 97.

Un regard macroscopique

L'analyse des phénomènes observés et les inter­ventions éducatives doivent donc s'efforcer de prendre en compte les rapports maîtres-élèves et le choix des contenus et des valeurs. La démarche fondamentale consiste à pointer un élément par­ticulier, par exemple un enfant tsigane ou voya­geur en difficulté doit être observé au macroscope, c'est-à-dire avec un regard global, pluridisciplinaire et sensible aux interrelations.

Cette perspective ne rejette pas l'apport de la psychologie mais refuse simplement d'être limi­tée aux seuls modèles de la psychopathologie et des méthodologies intrapsychiques sur l'indi­vidu. La psychologie à l'école doit élargir son champ d'observation et son cadre interprétatif. Elle doit viser l'individu fonctionnant et interagissant dans divers lieux de vie et contextes relationnels. Ainsi l'enseignant doit cerner l'interrelationnel et l'intersystémique en tentant de saisir les interactions, les mouvements des forces et acteurs en présence.

Cette conception ne néglige pas non plus l'apport sociologique, mais il ne doit pas être restreint à son aspect statistico-structuraliste. Il doit appor­ter sa contribution à une sociologie de l'action éducative et de l'organisation scolaire réelles qui doivent s'intéresser aux pratiques pédagogiques et aux situations d'enseignement. Ces concepts empruntés à la psychologie sociale, psychologie de l'éducation, théorie de la communication, so­ciologie des organisations, sociologie culturelle, complétés d'une approche systémique, microsociologique et culturaliste (16) consti­tuent une possibilité de changement épistémologique et stratégique dans la compré­hension des difficultés scolaires des enfants dont les enfants tsiganes et voyageurs. Elles ne peu­vent en général être réduites ni à des troubles électifs décelés en laboratoire, ni à des retards et carences intellectuels ou culturels dus au milieu dit défavorisé. Dire cela ne signifie pas occulter les inégalités socio-économiques, mais c'est af­firmer avec force qu'il est illégitime et dangereux d'assimiler de telles disparités à des inégalités du développement cognitif. Ce qui se passe en fait très souvent, c'est qu'à partir des inégalités socio-économiques, peuvent s'établir, au cours et autour des apprentissages scolaires, des rapports so­ciaux de domination-exclusion qui placent les enfants tsiganes et leurs parents dans des rôles et des positions dépréciés ou marginalisés. Ceci peut engendrer chez ces personnes des conduites psycho-culturelles (anxiété, désarroi, opposition) et des stratégies face à l'école et aux apprentissa­ges peu opératoire

Cette approche écologique doit permettre de contrecarrer de tels mécanismes discriminants et sélectifs en modifiant le contexte relationnel, les rapports socio-culturels entre partenaires, en cas­sant le cycle infernal conduisant à l'échec. Il faut que l'enseignant multiplie les observations de situations éducatives et de contextes organisationnels quotidiens, au lieu de voir ces pratiques inscrites dans les lois générales et préétablies d'un système fonctionnant à sens uni­que ou de les déduire d'une analyse déterministe extérieure entre autre de l'organisation socio-économique globale.

(16) G. Chauveau, chercheur au CRESAS donne ces définitions :

-systémique (ouinteractionniste) : l'objet d'étude est le système relationnel auquel appartient l'individu ;

-   micro-sociologique : l'effort porte sur l'analyse de la nature et des effets des relations sociales, des systèmes de rôles et de statuts socio-institutionnels, des rapports de force construits entre les divers intéressés ;

-   culturaliste : on insiste sur les contacts entre modes de vie et dépensée, systèmes de valeurs des acteurs et groupes socioculturels en présence et on essaie d'apprécier les répercussions de tels rapports culturels.

De plus, l'enseignant doit innover dans sa prati­que pédagogique et prendre en main la remise en cause de son enseignement didactique.

« L'aptitude à la recherche dort, sommeille ou se trouve en état de veille chez lapluppart des êtres humains. De même chacun peut s'élever dans et par l'enseignement, de même chacun peut et doit s'approfondir dans une recherche. (17) »

La nécessité d'innover

Pour l'enseignant, l'innovation pédagogique pose question, tant sur le plan pratique (pratique de changement de son enseignement, du système éducatif) que sur le plan théorique dans sa rela­tion avec la recherche. Le changement de l'école passe par la recherche pédagogique mais quelle recherche et quelle formation nouvelle des en­seignants ? D'où la nécessité d'une pratique de recherche-action par les enseignants eux-mêmes (18). Dans le cadre de la préparation de la deuxième université d'été, pour le recensement et l'analyse d'actions de recherches mises en place, nous avions adressé aux participants un ques­tionnaire comportant un certain nombre de questions dont celle-ci.

Vos actions et expériences vous semblent-elles pouvoir s'inscrire dans un réseau de recher­che-action ?

A cette question, les réponses se répartissent dans sept sections :

1.La formation et l'information des enseignants : treize réponses.

2.     La recherche pédagogique concernant les ap­prentissages : onze réponses.

3.     Les structures scolaires, les formes de soutien, leur adaptabilité, leur flexibilité, leur caractère novateur : dix réponses.

4.     Études universitaires, recherche/action : six réponses.

5.     Le suivi scolaire, continuité/discontinuité, enseignement à distance : cinq réponses.

6.     La notion de projet et sa diversité pour l'école, pour les enfants, pour les parents : quatre répon­ses.

7.     Les contenus de l'enseignement : trois répon­ses.

Ce qui semble en premier lieu interroger les enseignants c'est de se former et de s'informer sur les Tsiganes... ce qui est très encourageant pour l'avenir. Mais que se passe-t-il à court terme, l'enseignant doit d'abord répondre rapidement à des questions pratiques posées par la vie de sa classe. Comme le souligne M. Huberman : « Si je devais attendre de voir juste avant d'intervenir dans une école ou une classe, mon action serait devenue entre temps impossible. Le savoir qui m'intéresse doit donc être accessible, compré­hensible, immédiatement utilisable et fonction­nel face à l'ensemble des incertitudes auxquelles je dois faire face (19).

L'enseignant se trouve souvent devant cette alter­native : « Doit-il se « tsiganiser » pour aller à la rencontre des familles et des enfants tsiganes en revendiquant une pédagogie spécifique, cloison­née, étanche dans le souci d'une non-acculturation ? » ou au contraire doit-il « gadjéniser » (20) les enfants tsiganes, en ap­pliquant les principes de la loi d'orientation sur l'éducation. « L'éducation est une priorité natio­nale... Chacun a droit à une éducation permet­tant le développement de sa personnalité... L'acquisition d'une culture générale et d'une qualification reconnue est assurée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine sociale, cul­turelle ou géographique (21.)

 

(17)Henri Desroche, Apprentissage en sciences sociales et éducation permanente, Paris, Les Éditions ouvrières, 1971, p. 23.

(18)    A. Laurent-Fahier, article Une réflexion à propos de la recherche-action in La scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs, CDDP de l'Aude, 1990, p. 60-67.

(19)M. Huberman, L'utilisation de la recherche éducationnelle, vers un mode d'emploi, in Éducation et Recherche, 1982, p. 136 à 153.

(20)    A. Laurent-Fahier, (sous la direction de), Dossier spécial de L'École libératrice, n° 30, article de B.Gramond Scolarisation des enfants tsiganes. Utiliser l'art et l'imaginaire, Paris, juin 1990.

(21)    Loi d'orientation sur l'éducation, BO, août 1989.

Les volontés tsiganes

Elles sont claires et simples :

» Quand une idée simple prend corps, il y a une révolution. » (Charles Péguy)

-   Une liberté normale de circulation et la possi­bilité de stationner dans des conditions décentes (voir le rapport Delamon et le programme d'actions prioritaires mis en place).

-   Un accueil normal de leurs enfants dans les écoles françaises et l'accès aux savoirs, aux ap­prentissages diversifiés sans discrimination.

-   Une reconnaissance de leur langue et culture, de leur histoire et une reconnaissance des travaux de chercheurs tsiganes.

-   Une non prise en charge systématique par l'ap­pareil social.

-   Un partenariat authentique avec les non-Tsiga­nes pour prendre les décisions de résolutions des problèmes tsiganes.

-   Une reconnaissance de leur dignité d'hommes et de femmes et de leurs droits dont celui tout simple d'exister.

Tant que préjugés et rejets entoureront les Tsiga­nes et Voyageurs, ils ne se sentiront pas attirés par une école où déjà naissent des représentations négatives et stéréotypées. Pourtant le domaine de l'instruction occupe une place prépondérante parmi leurs préoccupations. Le peuple tsigane, analphabète de 50 à 80 % souffre du stigmate tiers mondiste, du manque le plus profond de formation. Il n'est pas étonnant que parmi leurs objectifs les plus importants figure celui de con­sacrer le meilleur de leurs efforts à la scolarisation complète de leurs enfants et au développement de programmes d'alphabétisation pour eux-mêmes. Ils sont conscients du fait que c'est là le changement le plus décisif qu'ils doivent réaliser pour leur avenir. Ils savent que l'école, et surtout l'enseignant, est le catalyseur le plus décisif pour introduire de nouveaux éléments dans la forma­tion de leur(s) enfant(s). Les Tsiganes souhaitenent l'implication de l'enseignant. Il peut, doit intervenir et exercer une influence positive. S'il connaît la famille de l'enfant, s'il connaît « un peu » la culture tsigane et surtout s'il se sent solidaire de la lutte du peuple tsigane pour obtenir sa libération de la misère et de la marginalisation, son travail sera perçu de façon très positive.

Les Tsiganes souhaitent une action énergique des pouvoirs publics, des décideurs politiques, entre autre dans l'Éducation nationale, auprès des préfets, des maires et de la police pour favoriser un meilleur accueil des caravanes, pour montrer les effets négatifs du rejet des enfants des écoles. Ils souhaitent la création de postes d'enseignants à l'échelon national, académique, départemental pour une prise en charge sérieuse de la question de la scolarisation de leurs enfants.

Un représentant d'une association tsigane me disait :« Tant qu'une pédagogie respectueuse de notre identité et de nos besoins ne sera pas recherchée, l'échec scolaire demeurera notre lot et le vôtre... »

Propositions/solutions des Tsiganes

Fréquentation scolaire

« Tant que nous vivrons sur des décharges publi­ques, dans des taudis, tant qu'il n'y aura pas de terrains avec des points d'eau suffisants, des sanitaires décents, etc. nos enfants seront plus fragiles au niveau de la santé et fréquenteront moins l'école que ceux des autres. »

« II existe un lien étroit entre les conditions de vie des Tsiganes et la fréquentation scolaire, qu'il s'agisse de celle des enfants ou celle des pa­rents. »

Participation de Tsiganes à la formation

« D'autre part, les Tsiganes doivent participer comme enseignants complémentaires pour col­laborer à la formation de l'enfant. »

« Les Tsiganes doivent participer et collaborer à la formation des enseignants. »



École interculturelle authentique

« Actuellement la formation des enseignants sur le plan humain et professionnel n'est pas suffi­sante pour créer une école interculturelle authen­tique. »

Participation des parents à la vie de l'école

« Sauf rares exceptions, il faut admettre que les parents - dont un grand nombre n'a pas bénéficié d'une scolarisation normale - participent peu au suivi de la scolarisation de leurs enfants, et en­core moins à la vie de l'école (Associations de parents d'élèves, etc.). Les causes en sont faciles à déterminer :

-   exclus de la société qui les entourent par leur mode de vie,

-   exclus de l'école par leur statut de Voyageurs,

-   exclus des possibilités d'avenir socio-profes­sionnels

ils ne peuvent pas s'intéresser et encore moins s'intégrer à un système qui les rejette. »



 



En résumé :

-   Associer les parents tsiganes et voyageurs dans la résolution du problème de la scolarisation, dans un travail de partenariat authentique.

-   Créer à l'école des structures variées d'accueil telles que les parents tsiganes et voyageurs soient entendus. Par le dialogue avec ces derniers, l'école (institution et enseignants) doit réfléchir et inscrire de nouveaux parcours scolaires tout en affirmant un niveau scolaire reconnu et valorisant.

-   Évacuer les peurs de l'enseignant grâce à une meilleure connaissance de l'histoire, de la culture  tsigane, de l'existence de la langue « romani » etc.

-   Approfondir la réflexion sur les représentations sociales en mettant à jour tous les mécanismes de rejet, de déculturation, dévalorisation et autodévalorisation et toutes les interactions dysfonctionnelles dans les rapports sociaux...

-   Innover, inventer dans les pratiques pédagogiques et dans les contenus d'enseignement afin que l'école ait un rôle plus fonctionnel et utilitaire.

-Impulser la rencontre, l'écoute et la négociation entre l'institution, ses représentants et les représentants tsiganes.

Reconnaître les Tsiganes et Voyageurs « intellectuels-théoriciens-chercheurs » en leur don­ nant la place qui leur revient dans la société... Il faut qu'ils soient à la fois reconnus par leurs pairs tsiganologues gadjés et par leur peuple.

 

Fichier attachéTaille
le document en pdf4.35 Mo