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Les valeurs dans le Mouvement Freinet

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Décembre 2000

 

PERMANENCE OU MUTATION ?
Travail, nature, liberté, participant de ou à ce que Freinet appelle "l'élan vital", richesses individuelles au service d'une communauté démocratique où se développent coopération, entraide, et solidarité, justice, équité des chances, fraternité, chaleur, convivialité... comment ces valeurs ont-elles survécu aux grands bouleversements qui ont ébranlé le siècle ?
Qu'est-ce qui définit le freinétiste d'aujourd'hui au plan de ses croyances, de ses convictions, de ce à quoi il adhère ?
 
Le Freinétiste en question
 
Plus que jamais il semble malaisé de distinguer « l’instit Freinet » de ses collègues. En effet, la loi d'orientation de 89 qui, par la mise en place des cycles à l'école élémentaire, place "l'enfant au cœur du processus éducatif" et met ainsi l'accent sur la nécessaire prise en compte de ses rythmes, de ses capacités, de ses démarches et de ses représentations, discours dans lequel on aura reconnu de larges emprunts à la pédagogie Freinet, contribue à brouiller les repères identitaires. On objectera, avec raison, que les réformes se suivent telles des caravanes, sans jamais vraiment s’arrêter... Ainsi, l'instituteur, voyant arriver une réforme, lève la tête, regarde d'un air distrait passer le courant novateur et...retourne à sa dictée. Mais il aura eu le temps de saisir au vol les quelques termes mis ou remis à la mode par les théoriciens travaillant dans les hautes sphères ministérielles de la didactique pour en saupoudrer son discours et le réajuster aux attentes institutionnelles.
En outre, texte libre, journal scolaire, correspondance, fichiers autocorrectif, classe transplantée, chacune de ces pratiques, largement diffusée dans les écoles, a perdu depuis longtemps le label Freinet en tant que technique, certes, mais bien davantage encore comme élément constitutif d'une méthode. A qui donc s'adresser si on veut parler aux freinétistes puisqu'aussi bien ni leur discours ni leurs techniques ne vont permettre de les reconnaître ?
C'est pourtant vers ceux qui utilisent ces techniques que je suis allée pour mener mon enquête. Deux dimensions donc caractérisent ma population : se reconnaître comme enseignant Freinet et pratiquer le militantisme coopératif dans l'une des instances nationales ou départementales du mouvement.
 
Siffler en travaillant...
 
S'il concède quelque intérêt aux savoirs en tant que tels, le freinétiste ne les envisage jamais comme fins mais comme moyens d'accéder à la réalisation idéale et maximale de soi-même : "Apprendre à lire, écrire", "maîtriser la langue écrite et orale", "acquérir des connaissances", "s'approprier une culture générale" , autant d'items qui ne seront cités que pour être rattachés à des visées plus générales qui les transcendent largement : "pour pouvoir rencontrer les autres", "pour favoriser le désir de grandir", "susciter la curiosité", "s'approprier des outils qui les aideront à mieux comprendre et appréhender le monde", "permettre d'exprimer des avis, des choix, des opinions"...
Quant au travail, il n'est jamais saisi dans son aspect productif. Le terme d'ailleurs n'est prononcé que par une seule personne sur les quarante interrogées. Pourtant, la quasi totalité des maîtres "produisent" un journal en classe (67 sur 80). Sans doute, le terme et la chose ne sont plus conçus, à la manière de Freinet, comme une tâche qui, bien qu'ancrée dans la vie, demandait peine et effort. Aujourd'hui, ce qui semble guider davantage le freinétiste, ce sont les notions de plaisir, de désir, de goût pour... Que ce soit d'ailleurs pour le beau ou l'effort, l'essentiel c'est que cela se passe dans "l'harmonie". On peut se demander si la thématique de la nature qui revêtait chez Freinet un caractère un peu idyllique, ou mythique, et qui est totalement absente du discours actuel, ne trouve pas là matière à transposition.
Autre changement spectaculaire et tout aussi significatif d'un bouleversement dans la façon de concevoir le travail : il semblerait qu'on soit passé d'une conception plutôt manuelle ou pragmatique, voire bucolique, à une autre plus générale, plus intellectuelle aussi. Cette conception du travail est bien davantage en rapport avec la réalité d'aujourd'hui. D'une part, la désertification des campagnes comme lieux d'activité professionnelle ou de vie, et son corollaire l'éclosion des grands ensembles H.L.M. à la périphérie des villes, ont contribué à bouleverser les représentations liées au travail et à la nature. Cette dernière, connotée chez Freinet d'un rousseauisme à quoi renvoyait le bon sens paysan du père Mathieu, est rejetée pour l'heure dans un univers de loisirs possibles que colore un soupçon d'ennui (voir le film de B.Tavernier « Un dimanche à la campagne ») , et à quoi ne peut s’associer l'idée même de travail.
La deuxième raison qui contribue à modifier notre paysage mental sur le thème du travail est en relation plus directe avec le rôle de l'école d'aujourd'hui, reliée au collège et au lycée sans qu'il y ait solution de continuité dans les objectifs fondamentaux ; ce qui n'était pas le cas à l'époque, où les enfants pouvaient au sortir de l'école élémentaire, entrer dans la vie active, à quoi elle se devait donc de les préparer. Dans cette logique d'apprentissage, où l'école élémentaire n'est que le premier maillon d'une longue chaîne, les instituteurs Freinet centrent leurs objectifs sur l'acquisition de compétences d'ordre méthodologique, sur des attitudes face au travail : "confiance en soi et dans ses propres démarches", "favoriser un esprit de recherche", "développer, entretenir la curiosité, l'esprit critique", sans oublier la sacro-sainte et incontournable autonomie... Trois personnes interrogées sur quatre mettent en avant la nécessité de travailler avec les enfants dans cette direction.
Certes, les techniques subsistent, les freinétistes perpétuent la tradition du texte libre, (71/80), du journal scolaire (66/80), de la correspondance inter-classe (68/80) à l'aide bien souvent d'un fax ou d'un minitel, lesquels côtoient sans "accrochages" la vieille imprimerie, des fichiers autocorrectifs (71/80) et du conseil coopératif (71/80); mais si elles continuent de se légitimer par une recherche de sens pour les apprentissages, un ancrage dans la vie, dans le "vrai", leurs utilisations présentent moins d'intérêt en tant qu'elles exaltent le goût du travail productif, qu'en tant que moyens d'acquérir des compétences en relation avec le fait même d'apprendre. Pour les instituteurs Freinet, l'école retrouve sa signification première : elle ne fabrique plus de bons ouvriers sachant maîtriser 1'outil et par la même se libérant de l'aliénation bourgeoise, elle prépare à apprendre encore et toujours, elle aide à mobiliser toutes ses facultés, non pas, à l'instar de l'école traditionnelle, dans une logique de "lutte des places", mais bien, elle aussi, dans une perspective d'études longues.
 
Vie coopérative...
les autres et moi
 
Pour Freinet, la vie "vraie", active, intéressante, modèle et référence ultime, résidait dans le travail champêtre ou artisanal. L'instituteur d'aujourd'hui ouvre encore volontiers sa classe au monde extérieur : sortie-enquête, album, intervenants occasionnels, correspondance... mais il ne considère plus que la vie s'arrête à la porte de l'école. Laquelle porte d’ailleurs il sait refermer afin de délimiter un territoire dont le rôle et les prérogatives ne le confondent avec aucun autre. La vie, c'est alors ce qui se passe entre les individus. Nous sommes en pleine socialisation. Il est bien évident que cette dimension n'échappait pas à Freinet, elle était même au cœur de ses pratiques. Toute la différence réside alors dans l'importance de ce qui tisse la relation aux autres. Pour Freinet, le travail étant au centre, c'est à travers lui et par lui que s'élaborent les repères et les règles de vie au quotidien, ce que P.Boumard appelle " une citoyenneté pratique" (1). Le travail médiatise en quelque sorte la relation entre les personnes. Freinet instaure le conseil, lieu de parole où se dit la relation problématique entre l'individu et les autres. Et c'est dans ce dernier pluriel que réside toute la différence entre ce qui se jouait alors et ce qui se joue maintenant dans les classes Freinet. « Au cours de la discussion qui suit, et dont nous allons dire le déroulement, nous expliquons qu’on ne doit incrire sur le journal (sorte d’ordre du jour), que les critiques à incidences sociales, et non les petites histoires plus ou moins personnelles (...). Vous verrez d’ailleurs à l’usage que la sélection s’opère fort bien et que les critiques seront prises en considération dans la mesure justement où elles intéressent la communauté ». (2)
 
Moi et... moi
On parle à présent, dans les classes coopératives qui fonctionnent en pédagogie institutionnelle, de la gestion des conflits entre les enfants. Les histoires interpersonnelles y ont une place non négligeable. Pour la pratiquer moi-même, j’irai jusqu’à dire qu’elles occupent, dans un premier temps, la place essentielle de la partie « je critique » du conseil. Ce qui justifie cette nouvelle prise en compte, tout au moins par rapport à l’époque de Freinet, s’énonce en termes de « rapport à la loi », « castration symbolique », « identification », « transfert », « médiation », « toute puissance fantasmatique »... La psychanalyse est arrivée à l’ICEM avec Fernand Oury par une porte qui s’est refermée sur lui avec fracas parce qu’il heurtait les conceptions du fondateur. (3) Elle y est revenue s’inscrire en tant que tendance dissidente mais intégrée. Elle y a joué et joue encore un rôle de moteur et d’ouverture, aussi bien parmi les praticiens que parmi les « écrivants » : Oury, Pochet, Laffitte, Imbert, Pain,... De nos jours, personne dans le mouvement ne peut prétendre ignorer la pédagogie institutionnelle ; on y fait référence, ne serait-ce que pour s’en démarquer. La pédagogie institutionnelle a modifié les orientations du mouvement Freinet en ceci que la nature même de la doctrine freudienne à quoi elle se réfère, en adéquation, voire en interrelation dialectique avec les tendances de l'éthique sociale actuelle que véhiculent les instituteurs Freinet par la force des choses, les ont contraints à un regard différent et différencié sur leur classe en général, et chacun de leurs élèves en particulier. Les effets conjugués de la psychanalyse qui met l'accent sur la singularité de l'histoire individuelle, et de la société de consommation « boulimique et nourrissonnesque » (4) qui flatte le narcissisme, ont infléchi de façon sensible le concept « d’enfant au centre du système éducatif » tel que l'avait défini Freinet au début du siècle.
Ainsi, cette vague d'individualisme se perçoit aussi bien dans le discours sur les valeurs des freinétistes que dans celui des non-freinétistes : l'idée-force, le leitmotiv, la référence ultime, c'est "l'épanouissement de l'enfant". On ne peut le nier, aujourd'hui, à l'école, l'enfant est au centre... des discours sur les pratiques avec un pourcentage d'items y référant dépassant largement la moitié des idées exprimées. (Au détriment des savoirs : pour les freinétistes comme pour les autres, ils avoisinent les vingt pour cent). On avait d'ailleurs déja perçu cette tendance vers quelque chose qui ressemblerait à une "paradisation" (comme on parle de "diabolisation") de l'école à propos de l'attitude face au travail et de la recherche concomittente d'une espèce d'harmonie. Il est vrai que l'on se place au niveau des idéaux, des objectifs à atteindre, des valeurs à transmettre et qu'on se situe alors dans une perspective lointaine qui ne reflète pas forcément la vie scolaire au quotidien, même si l'on sait qu'en matière d'école, les fins justifient les moyens...
 
Moi... et les autres
 
La dimension sociale inscrite au cœur de la pédagogie Freinet, malgré une nette centration sur l'enfant dans sa subjectivité, perdure contre vents et marées. Parallèlement à ce positionnement, on observe que parmi les instituteurs Freinet interrogés, 80% sont syndiqués et qu'un bon tiers d'entre eux se considèrent comme militants syndicaux actifs (contre 35% environ d'enseignants syndiqués au niveau national). On a donc là une sensibilisation particulière à notre population qui reflète vraisemblablement celle du mouvement dans son ensemble et qu'on retrouve d'ailleurs encore et toujours inscrite à l'intérieur même des manifestations ou des productions nationales.
Je n'argumenterai pas sur la réalité ou non de la dimension politique de la pensée du fondateur. D'autres plus compétents en la matière l'ont déjà fait (Piaton, Boumard, Houssaye, Le grand.) (5). Ce qui semble avéré aujourd'hui, c'est que les pédagogues Freinet ne font sans doute pas de la politique leur cheval de bataille, mais ils sont pour la plupart conscients que leur choix pédagogique participe d'un ensemble idéologique auquel ils adhèrent, qu'il ne peut se ramener "à des paroles ou à des écrits, mais se trouve matérialisé dans des outils, des techniques, des structures et de institutions" (6) et dont les principes gravitent autour du refus de l'élitisme et de la lutte contre les déterminismes socio-économiques.
Pour Freinet, on se souvient que l'épanouissement individuel ne l'intéresse que pour autant qu'il sert la communauté. La relation aux autres est ouverture vers eux dans une visée humaniste. Certes, on retrouve aussi dans le discours des freinétistes les idées de coopération, d'entraide, de solidarité, mais n'assiste-t-on pas nonobstant, à une inversion de polarisation entre les "acteurs" du système, les autres et moi, avec une prédominance pour le sujet, ce qui d'ailleurs procéderait de la logique de l'éthique actuelle que nous avons déjà eu ici l'occasion d'observer ?
Conclusion
 
Qui visite aujourd'hui une classe Freinet peut encore s'étonner de l'aspect insolite de ce qu'il découvre d'emblée : disposition des tables facilitant les échanges entre les élèves, affichage où dominent des réalisations enfantines, présence d'outils abondants qui témoignent de l'intérêt accordé au travail productif. A travers ces différentes observations, notre visiteur peut aussi s'émouvoir de l'étonnante pérennité d'une pédagogie vieille de plus d'un demi-siècle, dans laquelle il reconnaîtra, à travers son immuable matérialisme, la place centrale accordée à l'enfant, à l'apprentissage par le faire, à la création, à la socialisation, toutes valeurs chères au fondateur. Car l'instituteur Freinet d'aujourd'hui y croit encore, à ces valeurs qui font d'un homme un être profondément social. Et il met tout en œuvre pour qu'elles soient travaillées à l'école. Les techniques ne manquent pas, des anciennes élaborées par le précurseur : conseil des enfants, productions coopératives, correspondance... aux plus récentes : évaluation par les couleurs, ceintures de comportement, jusqu’à la monnaie intérieure tant controversée dont le but parfois si mal perçu est là encore de faciliter échanges et médiations.
 
Pourtant, notre visiteur ne manquera pas de repérer des divergences. Tout d'abord, il observera que les moyens utilisés se sont modernisés, si ce n'est dans l'esprit, en tout cas dans la lettre. Lettre d'imprimerie supplantée par le clavier d'ordinateur, lettre de papier envoyée aux correspondants que l'usage de plus en plus courant de la messagerie minitel ou du fax tend à rendre caduque.
 
Par ailleurs, on ne retrouve guère trace de la Nature ni dans le discours des praticiens, ni dans l'affichage, ni dans les productions des enfants. Même cet arbre qu'ils continuent comme autrefois à dessiner spontanément renvoie sans doute bien davantage à une symbolisation de fantasmes archaïques qu’à une préoccupation de type bucolique. La thématique de la nature, chez Freinet, conditionnait de façon évidente ses conceptions du travail. Ainsi, à une représentation très centrée sur la production manuelle, ne s'étonnera-t-on pas de voir se substituer une autre plus intellectuelle, plus ludique aussi, en adéquation avec l'époque marquée par l'apologie des loisirs et la fête de la consommation. Ere de l'épiphanie, ère du narcissisme auquel l'instituteur Freinet ne saurait totalement échapper. Ainsi, l'infléchissement d'une sensibilité de type social vers une autre plus individualiste se fait sentir, du discours à la pratique, ou inversement, de manière insidieuse et souvent même inconsciente.
Y a-t-il lieu de s'en réjouir ? De le regretter ?
Qu'entrent les enfants dans la classe, et que notre observateur les voit s'activer pour que paraisse le journal scolaire, discuter sur le contenu de l'envoi aux correspondants, décider d'une sortie enquête, s'organiser pour qu'elle se réalise, produire des textes, des poèmes des albums ou un spectacle, alors, au-delà du temps écoulé, au-delà des valeurs imposées par l'histoire et la modernité, peut-être retrouvera-t-il son étonnement, voire son émotion première. La ruche qu'aimait à évoquer Freinet en parlant de sa classe bourdonne du même enthousiasme. Pour rester identique, il fallait donc être différent.
Martine Boncourt
 
 
 
 
Notes :
 
(1)     P.Boumard,"Célestin Freinet, un praticien constructiviste", in Le Télémaque, Education et Philosophie, n°7 et 8, octobre 1996.
(2)     C.Freinet, L’éducation au travail
(3)     R. Fonvieille, L 'aventure du mouvement Freinet, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989.
(4) G. Mendel, 54 millions d'individus sans appartenance...Paris, Laffont, 1983.
(5) G. Piaton La pensée pédagogique de Célestin Freinet, La Nouvelle Recherche, Privat, Toulouse, 1974.
P. Boumard, op, cit.
J. Houssaye, "Freinet: pédagogue socialiste", in Actualité de la pédagogie Freinet, sous la direction de P. Clanché et de J. Testanière, P.Il.B, 1989.
L. Legrand, "Célestin Freinet et l'idéologie d'aujourd'hui", in les cahiers Binet Simon, n° 649, 1996.
(6) La pédagogie Freinet par Ceux qui la pratiquent malgré tout, Maspéro, Paris, 1976., p,11.
 
 
 
 

 



 



Quatre-vingts enseignants travaillant à l'I.C.E.M. et répartis sur toute la France ont bien voulu se soumettre à un questionnaire réalisé par Martine Boncourt. Parmi eux, une quarantaine ont participé à un entretien semi-directif dans le but de faire émerger des valeurs qui sous-tendent leurs pratiques. Parallèlement, à titre de référence, elle a interrogé une population témoin constituée de vingt-cinq instituteurs non-freinétistes ou ne se reconnaissant pas comme tels.



L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne du Bas-Rhin possède en propre, à la disposition des militants du département, quelques ouvrages pédagogiques, parmi lesquels les livres d'Elise et de Célestin Freinet. Entre autres, 1"'Essai de psychologie sensible" dans son édition de 1950 qui, de mémoire de freinétiste retraité, a toujours figuré là, acheté sans doute par un compagnon de la toute première heure. Or, quelle ne fut pas ma surprise de constater que les pages de ce livre n'avaient jamais été coupées...
Comment interpréter cette étonnante découverte ?
peut-on y voir le signe manifeste d'un désintérêt pour les valeurs fondatrices du mouvement, et ce, dans les rangs mêmes des plus fidèles de ses adeptes ? Et dans ce cas, que reste-t-il des idées-force qui ont sous-tendu la construction de l'édifice ? L'écume ? L'apparence ? La lettre ? Les techniques dénuées de toute philosophie ? Quelque chose qu'on dénonce ailleurs avec un rien d'amertume, comme participant d'une tentative de récupération ?
Enseignante Freinet depuis une vingtaine d'années, habituée à travailler avec d'autres militants du mouvement sur nos pratiques, à fréquenter en outre ses instances (congrès, stages, journaux...), je ne fus pas tentée longtemps d'apporter du crédit à cette idée. Car s 'il est vrai que tout évolue, que le contexte historique, économique, social, façonne les mentalités, que la technologie galopante, les recherches en sciences sociales et humaines, contribuent à faire éclater les références, les convictions, les adhésions, que l’instituteur Freinet d'aujourd'hui n'échappe pas à la modernité et que par conséquent il n'est pas la copie conforme du compagnon de route du fondateur, ce livre de base, de chevet, que dis-je ? cette "bible" restée fermée pendant 47 ans, pourrait être l'indice d'un changement fondamental comme aussi bien celui d'une réalité plus complexe ou très différente et qui, pour l'heure, m'échappe. Aussi, foin des conclusions hâtives sur l'état de "santé" du mouvement, ce fait banal et plutôt amusant valait d'être noté même s'il ne suffisait pas à lui seul pour convoquer à la réflexion et susciter un questionnement qui, par ailleurs, s'impose.
M. B.



Extrait de « Les valeurs dans le mouvement Freinet, permanence ou mutation », in questions de recherche en Éducation. Laboratoire CIVIIC - Université de Rouen. INRP. 1999.



 



Strasbourg. Samedi 29 mars 1997. Manifestation contre le Front National…
Dans le cortège en marche, je retrouve Patricia. Elle vient de rencontrer Michel qui déambule au côté d'André et de Liliane. Voici Raphaël venu avec Paul et Marguerite. Ilse est là aussi que j'ai aperçue tenant la banderole de la C.F.D.T.. Et puis les autres, tous ceux qui n'ont jamais lu 1' "Essai de Psychologie Sensible" dans son édition de 1950 et que la foule aspire dans sa lente progression.
L'instituteur Freinet, en marge, peut-être - il paraît que cela fait partie de son identité - mais l'occurrence, dans la marge intérieure, dans le courant, dans le flot de ceux qui défilent pour des valeurs semblables à celles qui ont présidé à l’édification du mouvement dans lequel il milite et qui sont, pour l'heure, menacées...
Son histoire n'est pas simple, pas linéaire ; elle est faite de convictions, de remises en cause, d’abandons, et de fidélité. Abandon de ce qui fut marqué par une époque : la croyance dans une société dirigée par un prolétariat libéré, marqué aussi par la personne même du fondateur et sa foi dans les vertus de la nature et du travail manuel. Mais fidélité à des valeurs universelles en démocratie, fidélité dans la recherche des moyens pour les transmettre, dans une posture de vie qui dit ouverture et par là même évolution, échanges, action, changement, adaptabilité, avec les errances et les erreurs que cela suppose, qui dit encore au fond ce que disait Freinet quand il parlait de la vie à quoi l’école doit ressembler : "non pas un état, un devenir."