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La boîte à gros mots

Février 2001

Cela s’est passé soudainement dans ma grande section, en milieu d’année. Des enfants sont venus se plaindre, de camarades qui avaient «dit des gros mots». Il s’agissait parfois de propos tenus avec la volonté évidente de blesser, mais aussi de paroles échappées par inadvertance. Malgré ma protestation, ces cas isolés ouvraient la porte à leur emploi dans la classe. Ce problème, médiatisé par le conseil, devait forcément trouver une solution collective. La règle n°5 «on parle correctement» a été alors élaborée par la classe dans ce but. A partir de ce jour, les "gros mots" devenaient donc interdits dans la classe.
Lors de la discussion sur les "gros mots" qui suivit, il m’est apparu, que les enfants avaient beaucoup plus de mal à définir ce qui n’est pas un gros mot, plutôt que ce qui en est un. Comme nous ne prenons généralement pas la peine d’expliquer aux enfants ce qu’est un mot grossier (agir de manière contraire aux bienséances), ils se forgent une opinion par rapport aux situations de leur univers quotidien. La "baffe" reçue à la suite d’un tel propos, leur fait très vite comprendre, ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas !

Ils vont ainsi comprendre progressivement les 6 règles régissant la "bienséance" :
-Il existe un âge où il est permis de dire des mots grossiers.
-Il existe des lieux où on ne peut les exprimer
-Il existe des catégories de personnes à qui on n’a pas le droit de les dire
-Le ton peut transformer des mots ordinaires en gros mots
-Il existe un contexte influant sur ce qui est entendu
-Un gros mot dit à un ami dans des circonstances normales n’est plus un gros mot.

Ils vont comprendre également qu’il existe au-delà de l’interdit, une hypocrisie très grande à ce sujet : les adultes qui n’en permettent pas l’emploi aux enfants, se l’autorisent bien souvent pour eux même.
Côtoyant quotidiennement (à la maison parfois, dans la rue, à l’école...) ces mots qui font mal, ils vont très vite en comprendre l’intérêt. C’est avec leur vécu et leur propre bagage (de gros mots), qu’ils nous arrivent à l’école.
Comme, les problèmes liés à ce type de vocabulaire débordent dans la vie ordinaire d’une école et notamment en récréation, il nous devient difficile de ne pas y réagir. Généralement, les "gros mots" sont purement et simplement interdits à l’intérieur des établissements scolaires, ce qui permet :
-l’obligation pour l’enfant d’adopter un registre de langage adapté aux situations.
-la protection de ceux qui ne connaissent pas ces mots.
Cet interdit n’est pas sans intérêt, mais ne considère pas les enfants avec leur histoire propre. Surtout, il ne répond pas à la question que se pose l’enfant : pourquoi quand lui, est en colère, n’a t il pas le droit de se «défouler» par les mots ? Il est capable de le comprendre si on lui explique que l’on n'a pas le droit de blesser les autres, y compris avec des mots, à condition qu’il existe dans l’école, des lieux où la parole à une valeur, et où régler des conflits.
Peut être est-il utile de mettre en place, à titre transitoire, un lieu où on pourrait exprimer sa colère, sans pour autant blesser les autres.
En fait, dans ma classe, la règle n°5 ne pouvait prendre son sens qu’à partir du moment où le conseil permettait de résoudre les conflits et que je permettais, à ceux qui ne pouvaient plus maîtriser leur violence, de se «défouler » dans un endroit «protégé ». J’ai donc autorisé au sein même de la classe l’existence d’un tel lieu : la boite à gros mots.
Il s’agit d’une boite en bois, pourvue d’une porte fermée par un cadenas, et sur laquelle sont disposés des trous (à la manière d’un hygiaphone). On peut y dire tout ce que l’on veut, à la seule condition que ces paroles ne puissent parvenir à l’oreille de personne d’autre.
Quand je la leur ai présentée, je ne leur ai pas montré l’intérieur qui gardait ainsi tout son mystère. Le premier jour, le coin de la classe, où était disposé la boite, ne désemplissait pas (même d’enfants qui d’ordinaire ne disaient jamais de gros mots).
Par la suite, la nouveauté ayant fait son chemin, la boite prit ses marques. De temps en temps, un enfant arrêtait ce qu’il était en train de faire, se levait, se dirigeait vers la boite, prononçait quelques mots, puis revenait s’asseoir.
Les gros mots ont disparu de la classe aussi rapidement qu’ils étaient apparus.

Jérôme Tcherniatinsky
Institut Parisien de l’Ecole Moderne
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