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La poésie nonsensique en classes de collège Alice

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Lewis Carroll
aux sources de la littérature de jeunesse, 
par Philippe Geneste.

“ et, se disait Alice,
à quoi peut bien servir un livre
où il n'y a ni images ni conversations ? ”
*1

 

 

Vous trouverez ici une présentation d'Alice au jardin d'enfant, une réécriture par Caroll (1832–1898) d'Alice au pays des merveilles à l'intention des petits enfants.

 Alice au jardin d'enfant, par CARROLL Lewis, traduit de l'anglais par Guillaume Pigeard de Gubert et Richard Scholar, illustrations de Tenniel des "Aventures au pays des merveilles" spécialement agrandies et colorées pour cette édition, Paris, Hachette jeunesse, collection "Le Livre de Poche contes mythes et légendes", 2006, 96 p., H9 (contrairement à ce que pourrait faire penser la formulation de la page de titre, les illustrations sont celles de Tenniel et elles étaient déjà en couleur.  Cette colorisation est respectée par l'édition présente) .

Ce livre  parut en 1890 sous le titre Nursery Alice, un an après la parution d'un roman pour enfant Sylvie et Bruno. Les illustrations tenant un rôle capital dans la conception même de l'oeuvre, Tenniel et Carroll décidèrent d'y transposer en couleur les illustrations en noir et blanc de l'édition d'Alice au pays des merveilles. Ce sont ces illustrations que l'on trouve dans l'édition de Hachette.

Le livre de poche rend, ainsi, à nouveau (1) disponible un texte majeur de la littérature mondiale destiné à la petite enfance. Chacun connaît l'histoire, mais nous voudrions souligner dans cet article ce qui nous semble faire le haut intérêt de Nursery Alice. (1) à notre connaissance il a été traduit par Bernard Noël, L'Ecole des loisirs, 1978 (Renard poche puis en 1980 en Lutin poche) ; dans l'édition Gallimard des Œuvres de Lewis Carroll, par Henri Parisot ; et dans L. C. Œuvres publiées sous la direction de Francis Lacassin, Ed. Robert Laffont, collection "Bouquins", 1989.
(2) Nous Voulons lire, décembre 1998, n°126/127
(3) La position de Carroll est à comparer à celle de Tournier qui a, lui aussi, adapté une de ses œuvres pour le secteur de la littérature de jeunesse. Là où Carroll initie à la lecture littéraire, Tournier rétrécit la littérature pour en faire une œuvre pour la jeunesse. Pierre Bruno donne des éléments d'analyse très justes. Entre Vendredi ou les limbes du Pacifique et Vendredi ou la vie sauvage Tournier montre et développe une conception étriquée de la littérature de jeunesse, puisque écrire pour la jeunesse passe, chez lui, par une réduction de "la littérarité" de l'œuvre initiale. Qu'on nous permette, ici, de pointer la lourde signification du succès du livre de Tournier inscrit depuis belle lurette au programme de lecture des classes de sixième voire dès le CM2 chez quelques enseignants trop soucieux de la jonction CM2 – sixième. En effet, c'est une conception de moindre travail littéraire de la littérature de jeunesse qui transparaît dans ce succès. On retombe dans une conception dévalorisante de la littérature de jeunesse, comme para-littérature voire sous-littérature… et donc, une conception de l'enfance comme période para-adulte, sous adulte, d'adulte tronqué. Cette remarque n'a rien d'excessif, à moins de ne pas prendre au sérieux la littérature, ce que l'écriture imbue d'elle-même de Tournier ne peut permettre de penser.
Accompagnant la réécriture du texte, Lewis Carroll y développe une réflexion où se dessine sa conception de la littérature pour les petits. Dans un article passionnant (2) Pierre Bruno parle d'une "initiation à la lecture littéraire" (3). Nous allons donc chercher ce qui définit l'œuvre littéraire pour la jeunesse selon Lewis Carroll.

Du rôle de l'image

D'abord le texte y dialogue en permanence avec l'illustration. Celle-ci, en effet, nécessite la médiation d'un commentaire pour stimuler la réflexion de l'enfant lecteur : “ Elle a grandi, grandi, grandi ! Regarde l'image (à la page suivante) et tu verras de tes propres yeux à quel point elle a grandi ! " (p.23). "Par toi-même ”. C'est une condition pour que le tout petit réalise, seul, le parcours compréhensif de lecture.
Mais cette aide iconique exige, aussi un apprentissage de lecture et c'est pourquoi le narrateur de Nursery Alice accompagne l'enfant : “ Est-ce qu'elle n'est pas jolie, Alice, pendant qu'elle traverse l'image à la nage ? Tu peux apercevoir au loin les bas bleus sous l'eau ”. L'image doit, donc, être scrutée, et non seulement regardée. Ainsi, au tribunal, la jupe d'Alice se coince dans le banc et l'héroïne fait tomber le banc : “ Essayons de compter tous les douze. Tu sais qu'il doit y en avoir douze pour former un jury ” (p.90).
L'image remplace le texte pour poursuivre l'histoire : “ Regarde l'image maintenant, et tu verras ce qui est arrivé ensuite ” (p. 29). Mais, plus encore, elle suscite l'anticipation, car lire, c'est anticiper : “ Maintenant regarde l'image, et tu devineras vite ce qui est arrivé ensuite ” (p. 29).
La littérature pour les enfants se définit, donc, par le récit d'images ou, pour mieux le dire, par l'entrecroisement de deux lectures, celle de l'image et celle du texte. Quand l'image et le texte mènent indissociablement la barque narrative, quand l'une et l'autre ne portent pas deux actes séparés de lecture mais nécessitent d'être pris dans un même acte, alors, le livre de jeunesse est atteint. Le discours de l'image et le discours du texte ne doivent pas être parallèles l'un à l'autre mais se fondre l'un dans l'autre. On voit que parler d'illustrations est largement abusif tant elles sont parties intégrantes du récit. Mais pour que cette fusion s'accomplisse, il faut un élément qui assure une fonction de liage entre les deux et cette fonction est confiée à un dispositif narratif à bien des égards novateurs et dont Carroll est probablement l'initiateur pour la littérature de jeunesse.

Du rôle du narrateur
 

Ce qui frappe le plus à la lecture de Nursery Alice, c'est la place centrale du narrateur qui intervient sans cesse, guide la lecture, soumet le jeune lectorat à une interactivité joyeuse. Le livre instaure un dialogue permanent entre le narrateur et le lecteur. C'est probablement la réalisation par Carroll d'une des phrases introductives d'Alice au pays des merveilles qui pose l'implication au principe de la littérature (4). (4) Au chapitre 4 d'Alice au pays des merveilles op. cit. p.46, Alice dit : "Au temps où je lisais des contes de fées, je m'imaginais que ce genre de choses n'arrivait jamais, et voilà que je me trouve en plein dedans !".
L'intervention du narrateur est multiforme (5). Il intervient :
- pour commenter ou renvoyer aux images comme nous venons de le voir
- pour créer une digression (p. 46/48),
- pour lever l'angoisse qui pourrait naître chez le jeune lecteur ou la jeune lectrice de l'univers fantastique qui se substitue au merveilleux à force de notations installant le vraisemblable dans les aventures les plus délirantes (P46).
(5) voir l'analyse des types de narration par Pierre Bruno "Un narrateur omniprésent" dans Nous Voulons Lire n°126/127 décembre 1998.

- pour donner une explication lexicale (p.65)
- pour livrer un commentaire explicatif de ce qui se passe (p.30) ou va se passer (p.45)
- sous forme d'incise pour porter un jugement subjectif sur ce qui se passe (p.41). A cette fin, le narrateur use à foison des procédés de modalisation du texte (plusieurs par page)
- pour maintenir l'éveil de lecture de l'enfant : “ Tu ne sais pas ? Eh bien, tu es un ignorant, mon enfant. Maintenant, écoute attentivement, je vais bientôt te guérir de ton ignorance ”
- pour souligner qu'on est dans l'imaginaire : “ si quelqu'un avait réellement fait une pareille chute, il y a toutes les chances qu'il en serait mort, mais tu sais que cela ne fait pas le moindre mal de tomber en rêve, parce que tout le temps que tu crois être en train de tomber, tu es en réalité allongée quelque part saine et sauve, en train de dormir d'un profond sommeil ” (p.17/18).
Même si cette liste est loin d'être exhaustive quant aux significations de l'intervention du narrateur, elle nous montre combien le travail d'écriture envers les enfants, auquel s'astreint Lewis Carroll, est exigeant.

Du rôle de la typographie

De plus, Lewis Carroll fait une part précise au jeu des styles de caractères. Les italiques qui parcourent tout le texte sont là pour appeler l'attention du lecteur sur un détail d'écriture qui fait sens dans l'histoire. Ce peut être pour interroger une action (p.72), pour poser un portrait, interpeller le lecteur (p.67), rendre visible une modalisation donc un propos du narrateur (p.75), créer des implications saugrenues faisant participer le lecteur à l'histoire (p.46 et le jeu sur le “ nous ”), mettre l'accent sur telle ou telle action (p.54 “ grandir ”), ce peut être parce que ce qui est dit va être contredit quelques lignes plus loin (“ tout le monde ” page 34 alors qu'Alice sera exclue par le Dodo de la distribution d'un prix) etc.
Lewis Carroll utilise donc la typographie comme instrument de stimulation (Pierre Bruno parlerait d'instrument didactique) de lecture. C'est un dispositif supplémentaire mis au service de la lecture de l'enfant. On peut penser que cela encadre la lecture et nuit à l'élan de l'imaginaire du lectorat. On peut penser, à l'inverse, que ce type de pause contrainte amène l'enfant à peser le sens du mot, à chercher pourquoi il est en italique, et ainsi à s'ouvrir de nouvelles pistes de compréhension ou dans la compréhension du texte.

La nouvelle édition

Commençons par une réserve : la traduction du titre Nursery Alice par Alice au jardin d'enfant est-elle bien appropriée ? A la fin du XIXème siècle, les jardins d'enfants n'étaient-ils pas, plutôt une réalité germanique qu'anglaise ? Cette réserve laissée en suspens, il faut saluer cette nouvelle édition du texte parce qu'elle est le fruit d'un travail de reprise respectueux de l'oeuvre de Carroll. De nombreuses erreurs, voire des bourdes, parsemaient la traduction de Noël mais aussi de Parisot (cf.note 1). Par exemple, dog-eared dans la préface, signifiant (page) cornée, était traduit par oreille de chien. Le texte était au passé simple et le narrateur vouvoyait l'enfant lecteur ; dans cette nouvelle version, les traducteurs Guillaume Pigeard de Gurbert et Richard Scholar emploient le présent, le passé composé et le tutoiement ce qui redonne au texte de Carroll sa puissance évocatrice empruntée à la littérature orale.
C'est peut-être un trait supplémentaire de la définition de la littérature de jeunesse que nous donne Carroll : le livre qui s'adresse à l'enfant doit avoir le souci d'un accès direct à l'histoire et ce sont des formes de la littérature orale qui sont alors convoquées. A l'heure où la littérature enfantine creuse sa voie et approfondit ses filons créatifs littéraires, où elle se pose en littérature à part entière contre son classement en paralittérature, pensons que pour les tout petits, le livre, l'album est toujours médiatisé par une tierce voix.

Geneste Philippe

*1 - Lewis Carroll,Alice au pays des merveilles, avec des illustrations de Sir John Tenniel, mises en couleurs par Harry Theaker et Diz Wallis, traduction de J. Papy Gallimard Jeunesse, p.1/2.

 

 

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