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Liberté de l'esprit et pratiques de l'écrit

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Mars 1990

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«C'est alors qu'enseigner l'art de résister aux paroles devient utile, l'art de ne dire que ce que l'on veut dire. Apprendre à chacun l'art de fonder sa propre rhétorique est une oeuvre de salut public.» Francis PONGE
 
1-Positionnement du problème.
A)- Écrits et société,
 
1)-Après des décennies de scolarité obligatoire, l'analphabétisme n'a pas disparu. Même si les statistiques fournies par différentes organisations doivent être accueillies avec prudence (1), toutes signalent ce phénomène :
À peu prés 1% de la population française ne saurait ni lire, ni écrire, et 15% seraient victimes "d'illettrisme"(2) soit 7 à 8 millions de personnes qui ne posséderaient qu'une capacité de syllabisation rudimentaire, un "déchiffrement de survie", qui les handicape dans leur vie quotidienne et réduit leur participation à la vie sociale.
En 1985, un responsable de l'éducation nationale, Monsieur Jean Vogler, affirmait : "Reste une réalité que tous les acteurs du système éducatif connaissent, et depuis longtemps: l'école apprend à lire et à écrire à la grande majorité des élèves ; mais tout se passe comme s'il existait un noyau irréductible de jeunes (15% selon certaines estimations ou plus selon d'autres); pour lequel elle échoue à transmettre ses besoins fondamentaux." (3)
Cet échec commence à être enfin ressenti, d'autant plus vivement que précisément en période de "crise", la demande d'éducation tend à croître sensiblement et que tous les discours de la classe politique sur les impératifs de développements culturels et socio économiques se traduisent en terme de cursus scolaire, par la volonté officiellement proclamé de conduire 80% d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat d'ici l'an 2000 .
Mais les solutions proposées intègrent rarement l'apport des analyses sociologiques de l'échec scolaire (4) et se traduisent, le plus souvent, par la mise en place de séquences de compensation systématique, qui reposent sur la conviction qu'il y a des enfants, handicapés socio-culturels (5), qui comprennent lentement et qui ont besoin de plus de leçons, de plus d'exercices pour ingurgiter le programme...
Vision mécaniste et réductrice des conditions d'apprentissages...
En fait, cet échec, est la conséquence de l'exclusion généralisée des plus défavorisés dans la société, exclusion que reproduit en général l'école; rien dans le contenu de l'enseignement ou dans la pédagogie n'est venu valoriser ce qui comptait pour eux dans leur vie quotidienne, en premier lieu leurs parents et leur famille.
 
2)- 15% de la population consomment 85% de la production écrite ; et certainement un pourcentage encore moins important, participe à son élaboration. Pourtant si, aujourd'hui comme hier, la production, l'analyse et la manipulation de l'écrit demeure un enjeu politique important, son apprentissage à l'école n'est trop souvent envisagé que comme l'inculcation d'un outil technique neutre, sans liaisons avec la formation de la pensée, les désirs et les besoins des apprenants...
C'est là ou se fausse le sens véritable de cet apprentissage, où les énergies formidables qu'un enfant peut développer, poussé par sa curiosité et son désir de communiquer, sont pratiquement étouffées et anesthésiées dans le conformisme des modèles adultes, alors que rien n'entretient la source des motivations, ou l'originalité du sujet exprimant sa personnalité naissante.
Dans les pratiques "traditionnelles" de l'écrit scolaire, l'enseignement de signes permettant la communication écrite, ne se préoccupe absolument pas du ré-investissement en autonomie de cet apprentissage, de son inscription dynamique dans les habitudes et comportement des sujets dans la vie réelle.
Aussi ne faut il pas s'étonner si différentes enquêtes, (6) chez les adultes, soulignent avec insistance que l'écriture est considérée comme relativement rare et frustrante. La quasi totalité des interviewés estiment rencontrer des difficultés dans l'écriture qu'ils soient cadres ou ouvriers.
Dans tous les cas, la crainte de la "faute", quelle qu'elle soit, par laquelle on se dénoncerait comme incapable de maîtriser une compétence qui aurait dû être acquise à l'école, fait qu'on redoute l'écriture, même quand on s'adresse à des proches .
Écrire reste un pouvoir à conquérir pour le plus grand nombre .
 
3)- L'enseignement de la langue écrite n'a pas "perfectionné la conscience réfléchie" des hommes .
"Notre vraie raison de défendre l'instruction est qu'un peuple sans instruction est un peuple fanatique..." Écrivait Renan qui n'envisageait pas un instant que l'instruction pouvait fanatiser et la science servir de barbarie. Pourtant si "instruire", c'est alphabétiser et scolariser le plus grand nombre d'individus, l'histoire a tragiquement démenti cette utopie : la première et la deuxième guerre mondiale ont mis aux prises, avec fanatisme, les nations les plus alphabétisées et "instruites" de la planète (7).
Dès le lendemain de la guerre 1914 -1918, un certain nombre d'éducateurs dont Freinet prennent conscience avec stupeur de ce problème.
Toute transmission de savoir qui ne consiste qu'à faire reproduire des modèles ou des valeurs, furent ils progressistes, coupés de toute pratique sociale, liée a leur vécu, n'a aucun effet éthique profond sur les individus.
Aussi pour Freinet, apprendre à lire et écrire aux analphabètes n'est pas une conquête en soi. Elle ne devient véritablement un progrès social et humain que si l'acquisition de la lecture-écriture se développe en interaction avec la maturation personnelle (au double plan de l'affectivité profonde et de la fonction critique), la sensibilité esthétique, l'imagination créative, c'est a dire favorise l'autonomie de penser et d'action, aiguise l'entendement.
"L'effort pédagogique que nous poursuivons suppose une certaine conception sociale du devenir humain : c'est notre conception républicaine et démocratique qui attend de l'école qu'elle forme non seulement des bavards capables de réciter des leçons mais aussi des hommes susceptibles de penser librement, et d'agir harmonieusement, au sein de la communauté, aptes à participer intelligemment à la gestion de la chose publique." C Freinet
 
2- «Méthode naturelle»: une inversion des priorités.
La part des méthodes naturelles dans la pédagogies Freinet ne procède pas du mythe d'une nature idéalisée, mais d'une constatation réaliste : en matière de langage, la compétence vient avant tout d'un usage individuel, finalisé et socialisé et non d'exercices coupés d'un contexte.
A)- Une pratique qui privilégie la formation de la pensée :
Notre objectif est de mettre en oeuvre, développer et diversifier chez nos élèves, leur compétence à communiquer, à réfléchir, à exprimer par écrit des pensées personnelles en autonomie et pas seulement des écrits commandés ou suggérés.
Aussi pour arriver a cet objectif ; dés le début de l'apprentissage, c'est à partir et au service de leurs propres besoins d'expressions et de communications que nous bâtissons notre stratégie d'enseignement de la langue écrite.(maîtrise syntaxique, sémantique et orthographique, accès au fonctionnement des différents types de discours : récits, écrits poétiques, dialogues théâtraux, argumentation...) et non l'inverse.
Il est fondamentalement différent de jouer avec son expression, d'y appliquer des exercices de style, des règles d'écritures et de partir de ces exercices formels en croyant que l'on parviendra un jour à les réemployer au service de l'expression de sa pensée.
Pour C Freinet, les enfants doivent aborder la lecture et l'écriture comme partie de leur propre vie (en tant qu'elle est distincte et solidaire de celle des autres), dans des situations où les mots écrits ou imprimés ont une réelle signification pour eux.
Très tôt, dès le début de l'apprentissage, l'écriture comme la langue parlée, expriment les pensées, les sentiments et les expériences propres à l'enfant. Cette conviction rejoint aujourd'hui les thèses en langue anglaise sur l'approche de l'écriture par "d'expérience du langage".(8)
Roach Van Allen énumère dans son livre, "langage expériences in communication ( 1976)", les 20 expériences de langage les plus importantes pour améliorer la lecture, en insistant sur les facteurs cognitifs, tels que la pensée, la résolution de problèmes, la réflexion et la formulation de concepts, et sur les activités susceptibles de stimuler de tels processus cognitifs.
La description qu'elle fait des concepts qu'un enfant a besoin de comprendre mérite d'être mise en relation avec les écrits de Freinet :
- Je suis capable de réfléchir à propos de ce que j'ai vécu et imaginé.
- Je suis capable de parler de ce que je pense.
- Ce que je suis capable de dire, je suis capable de l'exprimer d'une autre façon.
La trace écrite est pour nous, l'indice du travail de l'esprit qui lui est lié; si nous nous efforçons de la motiver et de la magnifier par nos techniques c'est pour engendrer chez les enfants, l'implication nécessaire au fonctionnement effectif de ce dernier par la mobilisation de toutes leurs capacités mentales...
Ainsi on ne peut plus ignorer, aujourd'hui, l'importance de l'affectivité et de la motivation comme élément constitutif des démarches d'appropriations.
Si l'apprentissage de la langue se fait si progressivement, c'est parce que se posent à travers lui, des problèmes de conceptualisation du réel. On ne peut séparer les problèmes d'expression, du contenu conceptuel des énoncés.
L'originalité de Freinet dans ce domaine est d'avoir lié le développement de la pensée des enfants au travail d'expression qui la produit.
 
B)- La langue est un système oui se construit sur tâtonnement.
Alors que les exercices didactiques, décalques plus ou moins ingénieux, plus ou moins simplifiés de procédés d'analyses linguistiques utilisés dans la recherche, fixent une norme temporelle fictive aux apprentissages, nos pratiques prônent une organisation de la classe qui met les enfants en situation active avec notre système sociolinguistique en organisant ces situations sociales précises de production qui structurent le "Pourquoi écrire."
La différenciation et la maîtrise linguistique des types de textes, ou plus exactement des séquences textuelles s'effectuent progressivement en situation de productions.
Le développement du langage (oral ou écrit) implique des situations créatives dans lesquelles l'enfant pour satisfaire ses propres buts, rencontre la nécessité d'utiliser des formes adaptées à chaque situation et est ainsi motivé à élargir la complexité du langage dont il dispose.
Un enfant engagé successivement dans la correspondance scolaire, une conférence, un questionnaire d'enquête, une prise de note, un texte libre (poème, conte, vie quotidienne...) différenciera progressivement les règles textuelles propre à chaque situation, pourvu qu'on l'y aide, et que l'on intègre ses "erreurs" dans son apprentissage.
 
C)- L'erreur comme forme vivante authentique, nécessaire à l'appropriation des savoirs.
L'enseignement didactique tend à fournir aux enfants des "réponses" à des questions qu'ils ne se sont pas encore posées.
Notre pratique s'appuie sur les savoirs "empiriques" des enfants sur la langue écrite (ces savoirs existent dés 3 ans, cf recherches d'Emilia Ferreiro...) que l'on met en action dans des situations de vie.)
Il ne suffit pas qu'un enfant participe à l'élaboration de nouvelles connaissances et même qu'il ait l'occasion de les mettre à l'épreuve, encore faut il qu'il se heurte lui même réellement aux obstacles qui vont précisément permettre des prises de conscience, de perfectionnement.
Ainsi des expériences de communication défectueuses vont aider à la lente prise de conscience des exigences de la communication. Une véritable démarche d'appropriation culturelle, implique une démarche de tâtonnements avec des erreurs suivies de rectifications ; or, pendant des décennies, la pédagogie officielle du français (celle des manuels) s'est ingéniée à supprimer les obstacles en offrant à l'enfant des produits " prédigérés" pour lui faire franchir des étapes que l'on pensait rationnelles.
La socio-linguistique, dans le domaine de la langue, a montré les limites obligatoires de cet enseignement mécaniste.
 
D) L'apprentissage de la langue.
L'apprentissage de la langue met en jeu des conduites globales en situation de communication. L'apprentissage du langage de la langue maternelle a lieu simultanément avec la croissance physique et mentale de l'enfant et s'intègre à toutes ses expériences si intimement qu'il ne peut en être dissocié.
En fait, en matière de langue, ce qu'un enfant apprend, ce ne sont pas des blocs linguistiques inertes, c'est un ensemble diversifié de conduites qui mettent en jeu le fonctionnement langagier.
Mais ces conduites sont moins d'être engendrées mécaniquement par une typographie particulière. C'est au contraire la situation communicative qui est première.
L'enfant mobilise ses représentations (sur le monde, sur la vie, les relations humaines, la langue) sur les situations de discours qu'il rencontre. Il se construit un projet cognitif (par ex : lire le programme de la télé) qui va ensuite guider, ajuster " son traitement adéquat de l'écrit.
Ici (cas de la consultation d'un programme) la lecture rapide se justifie parfaitement
La structure de cet écrit est d'ailleurs, en principe construite pour répondre à cette situation (consultation rapide).
L'enfant apprend donc peu à peu à construire ce type de projet pour peu qu'on lui offre des situations d'acquisitions favorables; les formes linguistiques sont alors maîtrisées en foi fonction de la conduite globale et non l'inverse.
 
3- Situations de production.
L'important au départ, est d'organiser l'espace éducatif-classe et d'apporter des techniques et outils favorisant la communication entre enfants. Il suffit ensuite d'être vigilant et d'utiliser toutes les occasions de lire et d'écrire qui se présentent dans le cours ordinaire de la vie, de la classe ou dans l'environnement social proche (classe ouverte sur le monde extérieur), ce quia pour corollaire le rejet des procédures inutilement compliquées et des exercices artificiels, où nombre d'enfants répugnent à s'engager souvent parce qu'ilsn'en perçoivent pas justifications.
 
A) Éclairages linguistiques
Les recherches récentes en linguistique, en sociologie montrent:
1) Qu'apprendre une langue ne signifie pas, seulement en acquérir les structures, mais développer dans la société qui l'emploi, une compétence de communication propre à chaque situation.
2) Qu'il existe des types de textes à dominantes différentes correspondant à des situations et des intentions différentes.
C'est une des principales originalités de la pédagogie Freinet que de proposer aux enfants des techniques qui les mettent dans des situations variées de productions authentiques. C'est ce que les différents témoignages contenus dans ce dossier vont essayer de montrer...
B ) - Quelles situations de production mettre en place ?
1)- Des situations diversifiées.
Offrir une variété de canaux de communication, de supports, d'interlocuteurs, d'intentions et d'enjeux de communication (correspondance télématique, journal, affiches, album, enquête, conférence, note d'expérience scientifique...) c'est fonctionnellement utilise des types de discours variés.
2)- Des situations authentiques.
Il ne s'agit pas de faire fonctionner le langage à vide, pour montrer au maître qu'on sait déjà bien parler, écrire, mais de communiquer des sensations, des sentiments, des idées, des inventions dans des situations de discours mettant en jeu des interlocuteurs réels.
3)- des situations disponibles, reproductibles.
Trop souvent, les comptes rendus de pratiques de classe présentent des projets plus ou moins spectaculaires au détriment des pratiques quotidiennes ; c'est pourtant celles-ci qui structurent les activités journalières des enfants.
La compétence textuelle ne peut croître et se diversifier qu'au cours de pratiques régulières et fréquentes de production et de socialisation. En effet comme dans tous les domaines d'apprentissage, le facteur quantitatif (toute chose égale par ailleurs, c'est à dire la qualité du feed back du maître) est primordial pour permettre le fonctionnement du tâtonnement expérimental et la construction d'une stratégie d'écriture personnalisée efficace .
Cela suppose des situations de productions effectives, régulières, connues, disponibles et gérables par les enfants. De ce point de vue le texte libre (9) reste une technique pédagogique de base, sur laquelle vont s'appuyer la plupart des autres projets d'écriture.
C)- L'éveil linguistique.
11 est bien évident que lorsque de telles situations sont en place et qu'une production d'écrits diversifiés apparaît, un travail de réflexion, d'éveil linguistique se met parallèlement en place. Progressivement, on aidera les enfants à prendre conscience que ces différents textes, dont ils utilisent déjà, plus ou moins consciemment les formes spécifiques, ne sont pas organisés de la même façon. I1 y a là, place pour un riche travail de français, c'est ce que nous développerons dans un prochain dossier sur "Éveil linguistique et classeur de français."
Denis Roycourt.
Mars 1990.
 
 
 
1- Toutes n'ont pas la même définition de l'alphabétisme
2- "Des illettrés en France" Rapport au Premier Ministre. Véronique Espérendieu, A. Tion et J.P. Benichou
ED. La Documentation française
3- in J.P. Vellis "La France illettrée" ED. du Seuil
4- Certains travaux de l'éducation (comme ceux de Bourdieu et de son équipe) tendent à montrer que les enfants des classes populaires et des milieux défavorisés ont des référents culturels et sociaux différents de ceux qui dominent généralement à l'école.
5- L'inadaptation de ces élèves ne résulte-t-elle pas pour une bonne part de ce qu'ils sont tenus, arbitrairement, d'abandonner aux portes de l'école leur "sous-culture", au sens de Labov, jugée à travers les catégories du discours pédagogique traditionnel, uniquement dans le registre du "mauvais" (mauvais langage, mauvaise grammaire, vocabulaire grossier, mauvais comportements... )
6- Une bonne synthèse, déjà ancienne, de quelques-unes de ces enquêtes in "Écrits, écritures, école et société". J.F. Halté et A. Petit Jean Pratiques n°26
7- Sur ce sujet, voir le livre provocant et polémique "Éloge de l'analphabétisme à l'usage des faux lettrés" Ricardo Paseyro
Ed. Robert Laffont
8- Pour une bonne introduction de ces thèses, l'ouvrage en français "Lire et raisonner" Fijalkow et Downing Ed. Privat
9- "Le texte libre. Pourquoi ? Comment ?" Ed. PEMF Cannes