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De la liberté à la construction

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Janvier 2011


 II est toujours difficile, au collège, de réaliser un raisonnement logique, et de construire un plan.
Voici les étapes d'une recherche en grec par un élève de quatrième. C'est une démarche en trois mouvements : création de type poétique, tri et classement, le tout se passant à peu près en même temps, par ajustements successifs.
J'ai observé comment le fonctionnement en atelier et la souplesse qu'il apporte, une liberté guidée et l'aide du maître ont permis à David de clarifier une pensée en gestation et de structurer un raisonnement hésitant.
 
 
Le cadre: le travail de groupe en grec
 
David fait partie des vingt-huit élèves de la classe-théâtre que j'ai eue en français et en grec pour certains. Ils ont acquis, pendant les heures de travail théâtral, ou au cours des analyses des spectacles qu'ils ont vus, une perception accrue des détails, surtout David, qui est passé maître en la matière. I! a d'autre part une forme de pensée plutôt analogique, ce qui le fait chercher de façon intuitive dans des directions très originales... mais lui fait souvent prendre des voies de garage lorsqu'il faut construire une synthèse.
En cours de grec, nous sommes dans des conditions idéales:  sept élèves. J'ai institué, sur trois heures hebdomadaires, une heure de travail de recherche. Les élèves peuvent y travailler seuls ou en groupes, sur le sujet qu'ils veulent:  civilisation, grammaire, étymologie, sujets contemporains... Leur réalisation peut avoir n'importe quelle forme :e xposé, jeu, théâtre, enregistrement audio ou vidéo... il y a donc eu aussi bien une traduction d'une fable d'Ésope, et sa comparaison avec celle de La Fontaine, un jeu de cartes sur les conjugaisons, et une affiche contre l'alcoolisme. Seuls impératifs : que le travail soit fini au bout de trois ou quatre heures de cours, que le travail contienne du grec et qu'ils le présentent à la classe. À la fin de chaque heure de cours, ils font un bilan que j'annote (Voir feuille ci-jointe).
Cette liberté a un peu angoissé David, garçon inquiet qui réussissait bien dans des exercices très structurés. Cela a été d'autant plus intéressant de le voir patauger et de pouvoir l'aider un peu, pour qu'il ne se décourage pas, mais pas trop, pour qu'il fasse ses propres essais.
 
 
Les recherches
Étape initiale du projet déterminée par David qui avait l'intention de travailler seul : « Mon sujet : la civilisation contemporaine sous forme de poème. Il parlera des livres et ce qu'ils remplissent comme fonction dans la vie, ce qu'ils sont pour nous. Ce qu'il faut en tirer ». Pendant cette première heure de cours, il a été peu productif, malgré mon aide. Voilà ce qui reste sur sa feuille de travail : « Conclusion en synthèse : Un livre doit être la hache qui brise le mur glacé en nous. »
[Je relève cette expression qui me paraît intéressante en écrivant dans la marge :
A creuser ]
« Il y a toujours quelque chose à tirer d'un livre. Ce qu'est un livre, sa composition. »
On le voit, il patauge et le dit lui-même dans le bilan qu'il fait de l'heure :
« Beaucoup d'idées dans ma tête sont passées, mais rien ne m'est venu â l'esprit En général, elles viennent au ralenti... »
Ce à quoi je réponds :
« La technique pour t'obliger à travailler est d'écrire ce qui te passe par la tête, même si cela n‘a rien à voir avec le sujet. La vérité est que tu répugnes à travailler en ce moment, quelle qu'en soit la raison. Il faut donc t'y obliger. »
1° remarque : l'inquiétude du prof devant la « perte de temps »... Ce jour-là, David avait besoin de « ne rien faire ». J'ai pu l'accepter plus sereinement parce qu'on était dans le cadre du travail de recherche, et que de toute façon, David savait bien qu'il devrait présenter un produit fini à la classe au bout de trois heures.
2° remarque : ce dialogue par feuille interposée, qui parle d'autre chose que du travail, me parait important. Il est un fil conducteur dans le travail, un signe visible de la part du maître.
 
 

 

Les « essais» :

J'écris ce mot plutôt que «tâtonnement » parce qu'il n'y a pas eu à proprement parler une hypothèse, et la vérification de celle-ci. Ce sont plutôt plusieurs techniques mises en place successivement, et parfois en même temps, pour essayer de structurer le projet :
- L'écriture : la deuxième heure de cours a été très productive ; David a un sens poétique inné, et beaucoup de choses à dire sur  le livre. Voilà ce qu'il a écrit, au fil de la plume et presque sans rature, matériau brut qu'il va utiliser ensuite :
« Le livre, une passion écrite tirée de l'imagination. Il peut être l'imagination oubliée, dés l'instant où une fine mine d'argent retrace une vie abandonnée. Elle soulève les souvenirs de notre jeunesse, courte comme un mot. II peut aussi être l'imagination pertinente qui résonne fortement dès qu'une phrase aiguë touche un point sensible. Un livre peut être un grand poème. Un poème tellement innocent et hypnotique qu'il revient des dizaines de fois dans notre gorge magnétique. Un livre, dont chaque partie, chaque paragraphe, chaque phrase, chaque mot, et même peut-être chaque syllabe efface en nous le vice, l'ennui et l'illusion mais fait ressortir !a pudeur, le respect et parfois l'imagination. Car un livre, cet être si innocent, si faible, si petit, si gentil, si commun, si émotif doit être la hache qui brise le mur glacé en nous. »
Voilà le bilan fait à la fin de cette heure :
« C'est un travail très efficace que j'ai découvert dès que j'ai commencé mon journal [j'ai dû employer ce terme en comparant cette écriture à un journal intime] Mais c'est un journal spécial. J'avais quand même une impression bizarre en relisant mes textes. Vous m'avez débloqué. »
- Premier tri : Le travail était loin d'être terminé à ce stade. J'ai alors proposé à David de choisir en les soulignant les phrases qu'il préférait. II en a retenu beaucoup ! II a essayé de faire une synthèse, sans y parvenir : il écrivait en fait d'autres pensées à propos du livre : «Ce livre est votre comparse, il n'abusera jamais de sa puissance», «Fais ce que tu dois faire, car tu as bien lu le livre.»
Cela pouvait durer longtemps... II savait qu'il voulait dire ce que représentait pour lui le livre et présenter en une phrase différents types de livres : poésie, autobiographie, livre polémique... Mais il n'arrivait pas à aller plus loin. Il ne pouvait choisir entre tout ce qu'il avait écrit.
- Détour par le concret : je lui ai alors proposé de réfléchir à la forme matérielle que prendrait sa réalisation. Il a prévu successivement:
« une affiche, trois affiches, calendrier, mille-feuilles [sic] " C'est ainsi qu'a peu à peu émergé l'idée d'une imitation de livre, en quatre feuillets : les trois premiers contiendraient chacun un aspect du livre, le dernier serait une phrase de conclusion. Nous en étions à la structuration.
3° remarque : concevoir la réalisation matérielle du projet a permis à David de contourner la difficulté de la conceptualisation, de faire des choix et de préciser son projet.
Mais son impression était, à ce stade, un certain découragement :
« A part pour la présentation de mon projet, mes objectifs ne sont pas atteints. Je crois que je m'emmêle dans mes pensées et qu'il n'y a pas de synthèse véritable. Je suis sûr d'une seule chose, c'est que si on avance, c'est à tout petits pas. »
Voilà ma réponse. Je rassure puis je donne un coup de pouce pour sortir de l'impasse :
« Cela ne fait rien. C'est cela qui est utile pour toi. Moi, ce que je vois dans ton travail :
- Le livre pour raconter ses souvenirs,
- Le livre comme arme pour lutter contre l'injustice,
- Le livre pour exprimer ses sentiments, pour peindre des images, des sensations. »
J'aurais aimé qu'if fasse lui-même ce plan, mais il était plus important pour moi, à ce stade de l'année, qu'il aboutisse à un travail fini sans trop dépasser le temps imparti.
4°remarque : le temps limite de réalisation a été cette fois dépassé. C'est une tolérance exceptionnelle en cas de travail difficile.

La fin du travail
Tout a été très vite. Les phrases de synthèse, qui étaient déjà en gestation, ont été écrites, et la dernière traduite en grec : « Il peut être l'image oubliée de notre lointaine enfance, dès l'instant où nos yeux parcourent machinalement les lignes anciennes de notre vie passée. Il peut être un esprit révélateur, l'esprit de vengeance qui parfois, soulève le peuple entier, grâce à quelques mots. Il peut être un grand poème, un poème si beau que même Aphrodite en tomberait amoureuse. L'homme n'a jamais été qu'une page du monde, et s'il dit qu'il imposera sa signature, il a tort, car le livre ne se finit jamais. La dernière page d'un livre est sa naissance. »
Toute la réalisation matérielle a été faite à la maison.
Ce travail montre une étape dans 1e travail d'une pensée vers une synthèse. Elle a été faite l'année d'après, quand David a eu envie de reprendre ce texte pour en faire une affiche en A3. II a eu encore du mal à « concentrer » sa pensée, mais il est arrivé, il me semble, à une formule satisfaisante : « Le livre est l'image de l'homme, et l'homme grandit par le livre. » Il a traduit cette phrase en grec, naturellement !
C. Mazurie