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Novembre 2003

Revue en ligne Créations "Artothèques"
annoncée dans le Nouvel Educateur n°185 - Publication : décembre 2007
article déjà publié dans la revue Créations n° 109 "De l'album au livre-objet" en jnovembre-décembre 2003 (Editions PEMF)

Jean Pallandre, phonographiste - Jean François Denis, enseignant - CM1/CM2, Ecole Cornette, Lille

 

 

Correspondance


Ce qui suit n’est pas un texte ordinaire relatant une expérience. Ce n’est pas non plus une réflexion théorique sur un sujet ciblé. Il s’agit d’une correspondance, réelle, authentique, entre un enseignant et un artiste. Elle est à lire pour ce qu’elle est : un échange, un jaillissement, une spirale de pensées qui se nourrissent de l’expérience et visent à la nourrir en retour. Rien de didactique, rien de conclusif.

Brens, le 26 janvier 2003 - Première lettre , de Jean Pallandre à Jean-François Denis 

 

Un projet de création est comme une hydre à vingt têtes. C'est une réalité qui a d'infinies dimensions. C'est pourquoi il est très difficile d'en parler, et il est très difficile de transmettre, d’enseigner la démarche de création. Il me semble même que la nature de ce qu'on nomme "création" soit justement de travailler sur cette multiplicité de sens, sur ce faisceau de significations. Il s'agirait de trouver, et de formaliser comme un point limite de convergence entre de multiples "couches" : la matière, la technique, l'expression, l'intuition, la communication‚ etc. Ces points de convergences varient à l'infini au cours de l'histoire.
La réalité de la vie de ta classe, pour ce que j'en perçois, s'apparente à cette réalité du travail artistique, en ce sens qu'elle est régie par un ordre pluriel, complexe, soumis simultanément à des niveaux d'appréhension multiples, indissociables et pourtant très autonomes, sans rapport réel les uns avec les autres. Ainsi un évènement qui a lieu dans ta classe est-il lu et compris par toi dans une complexe et incommunicable toile de sens, tout comme le serait par moi un évènement sonore dans un contexte donné.
Comment parler de cela? Faut-il parler de cela? Est-ce la conscience de cette complexité qui t'a fait t'éloigner de la pratique militante, par exemple au sein de mouvements associatifs? Comment en effet revendiquer, formuler, transmettre quelque chose d'aussi délicat, et encore une fois tissé de tant de dimensions que finalement, l'appréhension en est très intime, et intuitive? Peut-être cette correspondance, et la perspective de sa publication, nous aide-ront-elles à penser ces questions.

 Lille, le 28 janvier, Jean-François Denis à Jean Pallandre

TROUVER DES “ POINTS D’ANCRAGES ”

Créer, apprendre à créer. Je crois qu’il ne s’agit que de cela. Est-ce possible? Est-il possible d'apprendre à un enfant l'acte créatif? Je te propose d'essayer de mettre des mots sur ce qui tend ma pratique, ce qui organise la vie de ma classe et ce faisant mon enseignement.
Produire du discours, organiser de la parole. Voilà ce que j'organise. Je permets, je suscite, je fais naître du discours entre les enfants et chaque enfant. Et en effet, dès que je cherche comment faire, je rencontre la complexité, la variabilité, l'individualité, l'histoire de chaque enfant, et je pourrais multiplier à l'envie les substantifs, tant les critères, les grilles de chacun sont infinis. Toutefois, quand je dis “produire du discours”, je ne dis pas “parler à vide”. Il me faut trouver ou permettre à chaque enfant de trouver des points sur lesquels il va s'appuyer pour dire, des objets de discours. Il me faut aussi fournir à chaque enfant les outils qui vont lui permettre de tenir ce discours. C’est un travail très concret, tangible. Mais ce que je sais, c'est qu'il va falloir que j'accepte, que je me résigne à ce que les outils de l'un ne soient pas les outils de l'autre. C'est ce que j'appelle ma "résignation ambitieuse". Car elle ne signifie pas que je renonce, elle signifie que j'accepte chaque enfant tel qu'il est. Et c'est très difficile. Je mets en place des outils pédagogiques dans ma classe et je dois accepter que jamais ils ne fonctionneront pour tous. Je dois alors me contenter de faire "la discussion", c'est à dire de mettre en place un dialogue avec l'enfant pour l'aider à avancer.
C'est pour toutes ces raisons que je multiplie les rencontres, les expériences dans la classe, c'est pour ces raisons que nous travaillons ensemble. Ce qui m'a semblé intéressant dans ta pratique artistique, c'est que tu ne fermes la porte à aucune possibilité, tant dans la genèse que dans le devenir de la recherche en cours. Du coup, les enfants trouvent rapidement des portes à ouvrir. D’ailleurs, souviens-toi : très vite, nous avons construit les séances de travail en les fondant sur ce que nous avons appelé les “points d'ancrage” pour permettre aux enfants et aux musiciens d'avancer ensemble. Puiser dans le vécu des enfants l'origine même du travail : c’est une idée forte, que d'autres avant nous avaient trouvée. Là où il faut continuer de nous questionner, c'est sur la nature de ces points d'ancrage. Que sont-ils réellement? Car je pressens en en parlant un risque de sclérose, de stéréotype, une utilisation artificielle du vécu des enfants. Un risque de perdition de l'essence même du rôle des adultes qui travaillent avec les enfants...

 

Brens, le 7 février, Jean Pallandre à Jean-François Denis.

Je crois qu'il nous faut aborder certains sujets de plus près, après les avoir ciblés. Dans ta dernière lettre, il y a deux pistes de discussion qui m'intéressent beaucoup : la relation de l'invention (et de la liberté) au discours (et à l'intelligence), d'une part, et le concept de "point d'ancrage", comme pilier méthodologique (si tu m'autorises ce terme) d'autre part. Je te propose de te parler aujourd'hui de ce second point, et d'essayer d'évoquer l'importance qu'il a pour moi.
La première fois que nous nous sommes rencontrés, il y a trois ans, c'était à l'occasion d'un stage de création musicale d'une semaine, organisé par le Centre de Formation des Musiciens Intervenant à l'école de Lille III, pour les enfants de ta classe. Ces enfants travaillaient toute la semaine avec des étudiants que j'étais moi-même (avec deux amis) chargé d'accompagner dans leur approche de l'invention musicale avec des enfants. Je me souviendrai longtemps de ce mercredi où, t'adressant à nous tous pour nous aider a décider du contenu du travail pour les deux jours à venir, tu nous a invités à considérer très rigoureusement, dans les deux jours précédents, le vécu de chacun des élèves, un a un, en nous demandant : pour lui, pour elle, selon vous, que s'est-il passé de remarquable? Qu'avez-vous saisi comme instant où il ou elle s'est visiblement impliqué(e), ou exprimé(e), ou questionné(e), au fil de ces deux jours? Notre première surprise, collective, fut d'abord de pouvoir nous souvenir de chacun et surtout que pour chacun, quelque chose avait eu lieu, une certaine manifestation personnelle et particulière d'intérêt, suffisamment saillante pour être remarquée, souvent par tous, à condition qu'on y prenne garde. Ces émergences, ces évènements, tu les a nommés "points d'ancrage", car, une fois ce premier travail accompli, après que nous nous soyions rendus compte que pour chacun et chacune, quelque chose de particulier et propre avait eu lieu, tu as demandé aux étudiants, futurs pédagogues, à chaque étudiant, d'ancrer dans l'une ou plusieurs de ces émergences une proposition de travail pour les deux jours à venir. Chacun des formateurs a eu alors à mener cette réflexion : comment le musicien que je suis (avec ma culture, mes goûts, mes compétences, mon désir) répond-il à l'un ou l'autre des élans, des désirs, des intérêts que je vois émerger dans la vie de la classe? Le jeudi matin, les enfants ont eu a s'inscrire dans l'un des ateliers proposés (nous en avions retenu six, pour des raisons pratiques): le contenu de ces ateliers était donc l'expression du choix des étudiants de développer l'une ou l'autre des pistes de recherche qu'ils avaient pris le temps de voir émerger dans le vécu de la classe des deux premiers jours.
Ce stage fut pour moi une leçon de pédagogie immense.

Lille, le 5 mars, Jean-François Denis à Jean Pallandre

LA PLACE DES INTERVENANTS

Parlons des points d'ancrage. Je me souviens bien du moment que tu décris. Il venait en réponse à une de mes interrogations face à ce qu'avaient vécu les enfants pendant les deux premiers jours du stage musique. Je cherchais à donner des portes à ouvrir aux étudiants, portes derrière lesquelles il serait possible qu'il y ait un ou des enfants. Ainsi pourrait se produire la rencontre.
Dans le travail que nous avons mené depuis cette journée, l'idée de "point d'ancrage" s'est affinée pour moi mais est toujours aussi difficile à définir. Je vais essayer d'en faire le point. Dans mon travail en classe, j'ai toujours ressenti la nécessité de créer, de donner du sens à ce que je faisais avec les enfants. J'ai toujours eu le souci de veiller à ce que chaque enfant reste accroché par ce sens à ce que nous travaillions. Pour ce faire, j'ai appris, lors de stages avec les camarades de l'ICEM, à puiser dans le vécu des enfants des sources de travail, de savoir. J'utilisais pour ce faire l'entretien et il m'arrive encore très souvent de proposer des re-cherches, des travaux à partir de ce que produisent les enfants lors de ces entretiens. L’entretien, c’est un moment, en début de journée, qui permet à chacun d’entrer “en classe”. Chacun peut y dire ou y présenter ce qu’il veut, de sa vie hors de la classe ou de sa vie dans la classe: un objet familial, un animal, un moment vécu, mais aussi un texte, une peinture, une création… C’est un moment de passage, de transition entre l’extérieur et l’école, mais aussi un moment d’affirmation de soi, à travers ce qu’on fait, ce qu’on dit, ce qu’on vit. Ce qui s'est passé le mercredi dont tu parles, c'est que la situation était un peu différente parce que nous étions en présence de musiciens qui n'étaient pas en permanence dans la classe et qui ar-rivaient avec des savoirs très spécifiques et un projet particulier bien que très ouvert : proposer aux enfants de créer à travers le son et la musique. Il nous a fallu alors organiser la rencontre en permettant à chacun d'exister, de faire, de dire, tout en veillant à ce que chacun se trouve une place dans ce projet. Il fallait qu'il y ait partage. Il fallait que les musiciens trouvent des portes habitées, mais aussi qu'ils trouvent des portes dont ils aient la clef, qu'ils aient envie d'ouvrir, qu'ils sachent ouvrir. Il fallait donc que les points d'ancrage soient à la fois accrocheurs de vie pour les enfants et accrocheurs de musique et de son pour les musiciens. Ca, je ne l'ai compris que plus tard.
Depuis, lorsque je travaille avec des "intervenants" (je n'aime pas ce mot, il donne un caractère anecdotique, extérieur), je commence par organiser un entretien dans lequel chacun, enfant ou adulte, participe en apportant, en présentant. Et c'est de cet ou de ces entretiens que naissent les recherches. Les points d'ancrage sont alors des points choisis dans la vie des membres du groupe. Ils peuvent être portés uniquement par ce qu'a apporté un enfant, mais aussi bien ils peuvent l’être uniquement par ce qu'a apporté un adulte. Ils sont ensuite portés au choix des enfants. Je trouve que cette démarche m'a permis de résoudre la question de la place des "intervenants" dans la logique de mes pratiques pédagogiques. Elle permet aux enfants de rencontrer des êtres porteurs de savoir, d'envie, de vie, et de travailler avec eux en permettant que du sens s'installe dans la recherche.

Question de Jean : Dirais-tu que ce fonctionnement est propre à la situation où la classe rencontre un "intervenant", ou bien s'exerce-t-il également dans ta propre pratique de classe?   Réponse de Jean-François : La conséquence du travail avec les musiciens a été que ma pratique s'en est trouvée modifiée. Là où j'avais de la peine à proposer des sujets de travail, cherchant à être au plus près des enfants, je me suis permis de proposer au même titre mes propres centres d'intérêt, mes questionnements, mes recherches. Comme un intervenant, certes un peu particulier, j'interviens pour dire des sujets de travail. Je pense que là où le travail avec la Pédagogie Freinet m'avait un peu enfermé, le travail avec vous m'a libéré, donné de nouvelles perspectives.

 

Brens, le 9 mars 2003, Jean Pallandre à Jean-François Denis

UN PARALLELE ENTRE LA DEMARCHE PEDAGOGIQUE ET LA DEMARCHE ARTISTIQUE.

Tu décris un mouvement où, de la rencontre, de l'échange, naissent le désir d'en savoir plus, et donc se développent l'acquisition de savoirs et d'aptitudes. C'est bien le mouvement que j'essaie de vivre pour ma part quand je travaille avec des enfants ou d'autres personnes : créer d'abord les conditions d'un échange réel (tu évoques l'entretien, mais dans le domaine qui est le mien, on peut aussi jouer immédiatement ensemble, partager un moment d’improvisation musicale), et dans cet échange, en essayant d'être authentique et d'accorder la place à l'ex-pression de chacun, laisser émerger les pistes de développement possibles. Tu as mille fois raison d'ouvrir le concept de point d'ancrage en disant qu'il est simplement un point émergeant de la vie du groupe, et qu'il serait réducteur de vouloir le situer exclusivement et a fortiori dans l'expression seule des enfants.
Le mouvement d’apprentissage ainsi décrit est un mouvement très naturel, me semble-t-il. Je veux dire qu’il peut se produire et se produit fréquemment dans la vie sociale, familiale, quotidienne, pour autant qu'on lui accorde le temps et l'attention nécessaires. Ce qui est propre à la situation pédagogique, peut-être, c'est la nécessité qu'a ce mouvement de se produire (il faut savoir le susciter), qu'il doit se produire pour chacun des élèves (il faut savoir y veiller), qu'il doit être efficace (il faut qu'au bout du compte, l'apprentissage ait lieu), et que son résultat doit être validé (l'enfant, comme l'enseignant, comme le corps social, doivent pouvoir nommer ce qui a été appris). On pourrait dire alors que l'art de la pédagogie est de recréer artificiellement, et d'évaluer, dans le respect de ces contraintes propres, ce mouvement d'apprentissage naturel. Cela demande sans doute beaucoup d'attention, beaucoup de temps, beaucoup de persévérance. Cela demande sans doute la maîtrise de bonnes techniques de conduite de classe, d'organisation, etc. Mais surtout, cela demande il me semble, un travail permanent, à renouveler sans cesse, de relation au savoir, à la connaissance, à la culture. Un mouvement authentique de l’enseignant. "Un pédagogue ignorant est un cercle carré", écrit le philosophe Michel Henry, et en effet, comment saisir dans l'expression discrète, complexe, instable d'un enfant le germe d'une re-cherche, d'un apprentissage, d'une découverte, si l'on n'est pas soi-même curieux des mille et une ouvertures de la discipline, si l'on n'a pas soi-même une relation expérimentale, et vivante, à la discipline concernée? On ne peut se rendre disponible à l'expression particulière d'un moment de vie, on ne pourra saisir dans ce moment les germes d'un développement pédagogique, qu'en étant "charpenté" soi-même, des structures de connaissance les plus larges, les plus ouvertes, et les plus solides. Cela n'est possible que dans le mouvement et la recherche continue, dans l’engagement personnel joyeux, car la connaissance n'est jamais figée, n’est jamais atteinte.
Pour moi (c'est ainsi que je le vis et c'est ainsi que j'en parle aux étudiants que je rencontre), chaque projet "pédagogique" (je parle, dans mon domaine, de projets d'invention musicale menés avec des enfants), est une aventure artistique authentique, avec ses peurs, ses in-connus, ses découvertes‚ où il convient, comme pour toute aventure artistique, d'être le plus armé, le mieux préparé, pour pouvoir être le plus ouvert, le plus disponible à ce qui arrive et que nul n'a prévu. “Ce qui arrive”… Le "point d'ancrage", dans un parcours expérimental d'invention musicale, est ce contour pertinent qui se fait jour dans l'expérience elle même, que je n'ai ni voulu, ni projeté, mais que je reconnais comme m'appartenant, et saisis à un moment donné. Sdur lui, que je nomme et invente alors, se développera tout le sens du projet.
Peut-être comprends-tu un peu mieux maintenant pourquoi ce concept que tu as proposé m'a tellement intéressé : c'est que j'établis un parallèle entre la démarche pédagogique et la démarche artistique. Et je ne crois pas que ce soit pure spéculation. Il me semble que la question du "point d'ancrage" soit une excellente question, pour le pédagogue comme pour l'artiste : quand apparaît-il? Comment apparaît-il? quelles sont les conditions de son apparaître? qui le reconnaît? quelle est sa pertinence, sa force? est-il prétexte anecdotique, et superficiel, ou est-il le germe d'une expérience authentique, et profonde? qui décide de s'en emparer? dans quelle mesure détermine-t-il alors le prolongement de la recherche?
Je te remercie de m'avoir aidé à poser ces questions. Et comme tu le vois, la réflexion sur le "point d'ancrage" nous amène elle-même à aborder la question du discours : nommer ce point, dégager cette charpente, l’amener à la conscience, c’est se donner un appui solide pour avancer, pour développer, pour comprendre. Dans un processus fondé d'abord sur l'expé-rience, et l'invention, et la liberté, quand et comment intervient le discours?

Lille, le 25 mars, Jean-François Denis à Jean Pallandre

PRODUIRE DU DISCOURS

Voilà, après une pause, je reprends notre conversation.
Tes questions sur le point d'ancrage sont plurielles et je n'essaierai pas d'y répondre. Elles définissent ce qu'est pour nous "un point d'ancrage”. Elles en font en tout cas un concept dont la précision et l'incertitude permettent l'accueil et la liberté de chacun.
J'en viens à mon propos sur le discours. J'ai toujours volontiers avancé comme principe moteur de ma pratique pédagogique l'idée que ce qui caractérise un être humain, c'est sa capacité à être avec les autres. Et que cette capacité se mesure à l'aulne de son discours. Tenir un discours serait alors jouer de son humanité, la cultiver, se rappeler au groupe des humains. Et j'aime beaucoup l'idée qui prétendrait que l'école serait le lieu d'épanouissement de l'humanité de chacun. Je n'aurais alors qu'à aider chacun à tenir des discours, à en inventer, à en développer, à en vérifier la recevabilité, à se trouver un auditoire‚ etc. Je pense vraiment que faire des mathématiques n'a pas d'autre but que de réunir des hommes qui par ce fait deviennent des mathématiciens. Bien sûr cela peut avoir des conséquences matérielles mais ce ne sont que des conséquences. Et je suis toujours surpris par la capacité qu'ont les hommes à s'inventer des domaines qui ne sont rien d'autres que les limites d'un groupe d'appartenance.
Et alors, me diras-tu ? Alors je pense qu'un des actes essentiels que l'école doit apprendre à commettre, c'est l'invention de nouveaux discours. Nouveaux par leur genèse, nouveaux par la trajectoire qu'ils empruntent. Et en même temps, elle doit aussi apprendre à chacun à vérifier que son invention ne l'isole pas du monde, qu'elle lui permet de continuer à être attaché au monde des autres.
Pour moi, un artiste est alors quelqu'un qui a tant travaillé cette recherche d'invention qu'il devient membre du groupe capable de la recevoir. Tout cela a des conséquences, tu le penses bien, dans ma classe. J'aimerais avoir ton avis sur cette idée du discours. A te lire.

  

Brens, le 4 avril, Jean Pallandre à Jean-François Denis

PARLER ENFANT

Voilà, j’ai le vertige… On effleure, on frôle, on esquisse… L’école… L’art à l’école… Il s’agirait de permettre à des langages d’éclore, ou à des discours de se tenir, ou à des paroles d’avoir lieu… Il s’agirait pour cela d’inviter à des rencontres multiples avec des auteurs de tous poils, de toutes langues, mais assez disponibles pour engager la rencontre, créer l’échange, se mettre à l’écoute… Parce qu’ils parlent des langues étranges, parce qu’ils entendent des langues étranges, les possibilités de dire se multiplient… Quand j’improvise avec un enfant, je ne fais peut-être rien d’autre que de lui dire : “oui, oui, tu peux y aller, je comprends ta langue, vas-y, continue!”, et puis je lui glisse si je le peux deux ou trois “trucs” de syntaxe ou de grammaire musicales pour l’aider… Dans ce processus, laisser émerger un point d’ancrage, laisser se dessiner la charpente invisible d’un projet en devenir, c’est accorder le temps à une langue de se choisir. Ce choix ne peut procéder que de la rencontre. Face à un même évènement donné, un mathématicien entend des mathématiques là où le musicien entend de la musique. L’enfant a toutes les langues à s’inventer, il parle “enfant”, il parle “vivant” avant tout, et cela sera littérature, géographie ou peinture dans le jeu de la rencontre. Alors, “produire du discours, organiser de la parole”, disais-tu. Mais cela ne voulait donc pas dire “traduire en mots de la langue française”, cela ne signifiait pas d’abord “conceptualiser”, “nommer”, cela voulait surtout dire “savoir ce que l’on dit, affirmer un propos, se découvrir un champ d’expression”… en somme… “exister”.
Il ne s’agirait pas seulement, pas tellement de se forger un discours “sur” une expérience, dans notre langue usuelle, mais bien de découvrir, d’apprivoiser un nouveau code, un nouveau langage, de tenir un nouveau discours propre à cette expérience même. Parler mathématique, parler musique, parler corps, parler science… Je me souviens d’un enfant à qui j’avais demandé “la musique, ça parle?”, et il m’avait répondu, sur un ton d’évidence : “Ben oui, ça parle. Je l’écoute, donc ça parle!”. Notre langue maternelle ne perdra jamais son importance, sa priorité et sa nécessité, mais les langues de l’homme à l’homme, les discours, les expressions, sont pluriels, riches, variés… Il s’agit d’ouvrir, puis de restreindre provisoirement pour mieux le creuser, le champ des langues possibles de l’homme. D’inventer du discours et de mettre son discours en jeu. Et d’affirmer un contenu au message : “voilà, pour cette fois, je dis ça, comme ça, et pas autrement.” Le pédagogue alors en ce sens peut bien être celui qui “organise de la parole”, ou “aide à produire du discours”. Nous charpenterons des demeures provisoires à notre humanité. Et nous serons dans un processus de communication, de découverte, d’apprentissage… jusqu’à s’en jouer peut-être, jusqu’à creuser la langue aux racines de ses codes, jusqu’à parler plusieurs langages et qu’on s’y perde, jusqu’à dénouer les langues pour retrouver “enfant” et “vivant”, vertige et création… nous pouvons je crois reprendre notre conversation à son début…


 

Jean François Denis est enseignant à Lille dans un CM1 CM2 de 25 élèves. Il pratique la pédagogie Freinet depuis 1981.

Jean Pallandre est phonographiste, un peu partout où l’on veut bien de lui. A partir de prises de son qu’il réalise sur des sites ou dans des contextes choisis, il compose, et fixe sur CD audio, des œuvres de création sonore qui sont l’expression de son écoute. Ces “phonographies” sont jouées (projetées, mixées, spatialisées, traitées) par leur auteur en situation de concert (concerts d’improvisation, spectacles multimédia, concerts "acousmatiques", performances, installations…). Jean Pallandre invente la phonographie depuis 1986.
 
Jean Pallandre et Jean-François Denis se sont rencontrés en 2000 à l’occasion d’un stage musique offert aux élèves de la classe de Jean François. En 2002, ils participent ensemble à l’aventure de “Coquelicots”, un séjour de création musicale pour les élèves de la classe, financé par la Ville de Lille, l’Education Nationale, et la Direction Régionale des Affaires Culturelles du Nord Pas de Calais. Un très beau CD permet d’entendre les créations d’enfants issues de cette expérience (voir bibliographie).
Depuis, Jean François Denis et Jean Pallandre prolongent et développent leur collaboration.
 
 
Illustration tirée de la couverture du livre de vie de la classe "Correspondance"

 

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 Jean Pallandre, phonographiste, correspondance