Raccourci vers le contenu principal de la page

Lien social et rapport au savoir

Novembre 1996

La question de la construction ou de la reconstruction du lien social est particulièrement sensible au moment où les groupes humains implosent, se cancérisent, perdent leurs repères et voient leurs iden­tités se désagréger. Il est urgent d'explorer d'autres voies que "l'insertion" par un travail salarié en voie de raréfaction. Il est de première nécessité de frayer d'au­tres chemins quand la production de communauté par l'apparte­nance ethnique, nationale ou re­ligieuse mène aux sanglantes im­passes que l'on sait. Fonder le lien social sur le rapport au sa­voir, cela revient à encourager l'extension d'une civilité déterri­torialisée qui coïncide avec la source contemporaine de la puis­sance tout en traversant la plus intime des subjectivités (...)

(...) Posons explicitement, ouverte­ment et publiquement l'apprentis­sage réciproque comme média­tion des rapports entre les hom­mes (1). Les iditentités devien­nent alors des identités de savoir. Les conséquences éthiques de cette nouvelle institution de la subjectivité sont immenses : qui est l'autre ? C'est quelqu'un qui sait. Et qui sait de surcroît des choses que je ne sais pas. L'autre n'est plus un être effrayant, mena­çant : comme moi il ignore beau­coup et maîtrise certaines con­naissances. Mais nos zônes d'in­expérience ne se recouvrent pas, il représente une source d'enri­chissement possible de mes pro­pres savoirs. Il peut augmenter mes puissances d'être, et cela d'autant plus qu'il diffère de moi. Je pourrais associer mes compé­tences avec les siennes de telle sorte que nous fassions mieux en­semble que si nous restions sépa­rés. Les "arbres de compétences", aujourd'hui en usage dans des en­treprises, des écoles et des quar­tiers, permettent d'ores et déjà de rencontrer l'autre comme un bou­quet de connaissances sur l'es­pace du savoir et non plus comme un nom, une adresse, une profes­sion ou un statut social.(2).
Mais la transparence ne sera ja­mais totale, et elle ne doit pas l'être. Le savoir de l'autre ne peut se réduire à une somme de résul­tats ou de données. Le savoir, au sens que nous tentons de pro­mouvoir ici, est un savoir-vivre, il est indissociable de la construc­tion et de l'habitation d'un monde, il incorpore le temps long de la vie. C'est pourquoi, même si je dois m'informer et dialoguer, même si je peux apprendre de l'autre, je ne saurai jamais tout ce qu'il sait. La nécessaire écoute de l'autre ne peut se ramener à la construction d'un savoir sur lui, à la pure et simple captation de son expertise ou des informations qu'il détient. L'apprentissage, au sens fort, est aussi une rencontre de l'incompréhensibilité, de l'irré­ductibilité du monde de l'autre, qui fonde le respect que j'ai de lui. Source possible de ma puis­sance, tout en restant énigmati­que, l'autre devient à tous égards un être désirable.
Si autrui est une source de con­naissance, la réciproque est im­médiate. Moi aussi, quelle que soit ma provisoire position so­ciale, quelle que soit la sentence que l'institution scolaire a pro­noncée sur mon compte, moi aussi je suis pour les autres une occasion d'apprentissage. Par mon expérience de vie, par mon parcours professionnel, par mes pratiques sociales et culturelles, et puisque le savoir est coextensif à la vie, j'offre des ressources de connaissances à une commu­nauté. Même si je suis chômeur, même si je n'ai pas d'argent, même si je n'ai pas de diplôme, même si je galère dans une ban­lieue, même si je ne sais pas lire, je ne suis pas "nul" pour autant. Je ne suis pas interchangeable. J'ai une image, une position, une dignité, une valeur personnelle et positive sur l'Espace du savoir. Tous les humains ont le droit de se voir reconnaître une identité de savoir.
L'Espace du savoir se met à vivre dès qu'on expérimente des rela­tions humaines fondées sur ces principes éthiques de valorisation des individus par leurs compéten­ces, de transmutation effective des différences en richesse col­lective, d'intégration à un proces­sus social dynamique d'échange de savoirs dans lequel chacun est reconnu comme une personne à part entière et ne se voit pas blo­qué dans ses parcours d'appren­tissage par des programmes, des prérequis, des classifications à priori ou des préjugés sur les sa­voirs nobles et ignobles.
(1) Nous ne soulignerons jamais assez ce que cette vision doit au Mouvement des réseaux d'échanges réciproques de savoirs (MRERS), animé par Claire et Marc Hé­bert-Suffrin, voir par exemple, de ces au­teurs, Echanger les savoirs, Desclée de Brouwer, Paris, 1991.
(2) Voir, de Michel Authier et Pierre Lévy, Les Arbres de connaissances (préface de Michel Serres), La Décou­verte, Paris 1992
Pierre Lévy
L'intelligence collective (Coll La Découverte)

 

 

Auteur :