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Pédagogie Freinet en Russie : doutes et certitudes

Janvier 1997
Dans le cadre de la célébration du centenaire de C. Freinet étaient organisées à Rennes des "rencontres" qui revêtaient une dimension à la fois locale et internationale.
L'un des intervenants fut Aline Cheinina, professeur de français à l'école 1203 de Moscou et responsable de l'association "Ecole Contemporaine de Russie".
Nous publions ci-dessous de larges extraits de son discours.
 
 

 

 
 
Je me demande souvent ce qui m’amena à la pédagogie Freinet? Mes souvenirs douloureux d’école? La mise en cause de ma formation professionnelle? Mon éducation, ma mentalité, ma morale? L’influence de la France, l’intérêt pour la littérature et la civilisation de ce pays? Je n’ en sais rien. Mais le fait est que j'ai toujours eu du mal a supporter le système éducatif soviétique basé sur la hiérarchie et dont le principe essentiel est : le chef a toujours raison, que ce soit l’inspecteur, le directeur, l’enseignant.
Quant à l’enfant, il a toujours été considéré comme l’objet, le vase vide qu’il fal­lait remplir de connaissances, sélectionnées et adaptées. De plus, l’idée de juger, d’évaluer les autres m’est psychologi­quement hostile.
J’accepte la thèse de Jean Coc- d-teau dans son film « Le testament d’Orphée » : la punition la plus pénible est celle d’être juges.
Surtout s’il s’agit de juger, d’évaluer la créativité et l’expression libre ... Pouchkine affirmait que l’auteur, c’est à dire le créateur, ne peut être jugé que d’après les lois proposées par lui-même. 
Bref, toutes mes idées sur 1' enseignement et 1'éducation étaient incompatibles avec les principes de 1'école traditionnelle Russe où je travaille depuis plus de 20 ans. Ce qui me paraissait le plus insupportable c’est l’immoralité de la note, que j'étais obligée de mettre à chaque cours. 2,3,4,5 : comment aurais-je pu agir, étant enchaînée par les règles très strictes et 1‘inspection régulière ?
J'ai triché : j’inventais toutes sortes de ruses pour satisfaire l’administration de 1'école et entrouvrir la porte de la cage ou nous nous trouvions avec les enfants...
Mais j’étais très loin de l’idée de supprimer les notes... Et soudain je découvris Freinet avec ses invariants... "L’enfant est de même nature que 1 'homme ; il n’aime pas le travail de troupeau auquel l'individu doit se plier ; placer l’enfant au centre de l’école et non pas le savoir magistral ; et enfin . . . La note est immorale". . .
"Mon Dieu me suis -je dit. Je ne suis pas seule a penser ainsi, nous sommes au moins deux : Freinet et moi". A l’époque, je ne pouvais même pas imaginer qu’il y avait l’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne. C’est alors que le passage des notes données aux élèves par l’enseignant à l’auto évaluation est devenu pour moi le problème principal.
C'était en même temps le point de départ qui m’amènerait au changement de techniques et d’outils, de processus d’apprentissage, de contenus même.
Pourtant, il s'est avéré qu'il était très difficile de mettre en pratiques toutes les idées qui me semblaient si claires et si évidentes : être à l’écoute des élèves, mettre au premier plan le rôle créateur de 1'éducation et dépasser celui de la reproduction, aspirer à l'auto-développement et l’auto-construction de l’enfant. Ces difficultés ne s'expliquaient pas seulement par les exigences officielles, les stéréotypes des enfants et de leurs parents. Le plus grand problème était caché profondément en moi-même. Il fallait que je sache changer moi-même, que ma mentalité soit adaptée aux princi­pes que je déclarais, que mes idées, en se frottant à la pratique des classes, ne perdent pas leur vitalité...La situation s'ag­gravait parce que j'enseignais parallèlement dans ddes classes différentes, à des élèves de 7 a 16 ans, et ce qui était possible dans les petites classes était tout à fait inacceptable dans les grandes et vice versa. Donc tout ce que je faisais exigeait une réflexion, une analyse. Aujourd’hui, une chose au moins est évidente pour moi : j’enseigne en apprenant par le tâtonnement expérimental.
.Mes élèves qui ont 12-13 ans sont mes collègues qui participent activement à l’émission d’hypothèses sur les formes d’apprentissages, aux essais de leurs hypothèses, à la discussion des résultats etc.
Alors j’espère que c'est parti.
Aujourd’hui, sur le fond des événements qui se passent en Russie : Tchetchenie, le terro­risme, la fusion de l'état avec la mafia , les élections et l'inflation, comme si ces événement étaient sortis des pages de Ionesco , je me demande souvent pourquoi cette pédagogie venue de loin, proposée par un maître d’une petite école villageoise de Vence, est pourant si actuelle et si proche de bien des enseignants russes. Peut-elle cor­respond-elle à la mentalité pédagogique russe ?
La pédagogie Freinet prend l’enfant, l’adolescent dans leur unicité et leur globalité, qui respecte le droit de chacun à ses chemins ppersonnels, à l’expression, avec ses singularités, ses handicaps, ses expériences, qui favorise sa dignité, et qui considère les différences comme des richesses, qui enfin rend à l’enfant le monde tout entier, sans murs. J'espère que cette pédagogie basée sur une philosophie humaniste de l’enfance nous permettra de re­penser ou au moins d’analyser les particularités de la mentalité de notre civilisation et du dehors ; de sortir dans un es­pace plus ouvert et de franchir ce quatrième mur, qu'a décrit Jean Cocteau, le mur sur lequel les gens écrivent les mots de leur amour et de leurs rêves. Je suis sûre que la pédagogie Freinet aidera les enfants russes à se construire, à de­venir des adultes conscients et responsables, pour bâtir avec les autres "un monde d’où seront proscrits la guerre, le ra­cisme et toutes les formes de discrimination et d’exploitation de l’homme", comme il est écrit dans l’article de la Charte de l’Ecole Moderne.
La nécessité et l’actualité d'une telle pédagogie pour l’Education et la culture de la Russie sont évi­dentes. Elle s’oppose sous beaucoup de rapports aux processus de la technicisation et de la technologisation qui com­mencent à s'emparer de notre vie de tous les jours et de l’espace éducatif de la Russie. A mon avis, la pédagogie Freinet est unique, elle est la pédagogie phénoménale, qui fait émerger les phénomènes et assure leur avenir. Il s’agit des phénomènes spirituels, mais aussi et surtout des phénomènes sociaux et humains.
 Le fait est que je suis constamment rongée et déchirée par les doutes et questions que je me pose. Tout ce qui se passe depuis quelques années a facilité et en même temps compliqué la vie des enfants en classe, chez eux, ddans la vie. La classe li­bre, ou plutôt le groupe libre (je travaille dans les groupes de dix ou onze personnes) reste une petite oasis, une petite île dans l’océan d’arbitraire et d’injustice qui se déchaîne dehors. Mes élèves, sauront-ils résister à cette tempête sociale, ne seront-ils pas vaincus par l’ouragan de l’époque de transition et de changements qui a éclaté actuellement en Russie ? Sauront-ils tenir le coup et défendre leur droit d’être libres, autonomes et responsables ? Est-il possible que je jette aujourd’hui les bases de futurs conflits et d’autres conséquences négatives, en leur apprenant à exprimer d’une façon ouverte, correcte et argumentée leurs points de vue, en favorisant leur aptitude à avoir en même temps plusieurs approches et différentes solutions, au moment où, par exemple, aux examens d’entrée, de plus en plus répandus sont les tests qui imposent le choix de l’unique réponse correcte.
D’autre part, comment éviter un autre danger, la promotion incomprise de la pédago­gie Freinet en Russie et par conséquent, la profanation de l’idée même ? Est-ce que la mentalité russe est compatible avec l’esprit Freinet ? Ne s’agit-il pas des outils et des techniques calquées ? Comment l’enseignant russe pourrait-il s’imprégner des idées de Freinet sans perdre sa propre originalité ?
Il n’y a pas de solution toute, prête car les adultes comme les enfants sont très différents, au sein de la même cul­ture. Il nous reste donc le tâtonnement expérimental, l’expression libre et, ce qui compte surtout, la con­fiance réciproque et le désir de transformer notre monde pour qu'il soit meilleur.