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Le texte libre dans le groupe

Dans :  Français › Techniques pédagogiques › 
Février 1997

L'école ne peut plus rester indifférente aux conditions défavorables et favorables à la construction de la personne. Il est de plus en plus urgent, à tous les niveaux de l'enseignement, de proposer une pédagogie qui tienne compte, autant que faire se peut, du contexte social de l'enfant et de l'adolescent, qui admette et intègre l'affectivité et l'imaginaire dans l'expression sous toutes ses formes : écrite, orale, picturale, gestuelle...

Quant aux textes libres que l'on croit banals, souvent riches pourtant d'un substrat affectif, il est important d'entendre ce qui est dit. Marguerite Bialas, institutrice dans une classe de campagne à plusieurs cours d'un village alsacien, à 25 Kms de Strasbourg, membre de l'ICEM et de son groupe de pédagogie institutionnelle "Genèse de la Coopérative", en témoigne.
Elle aide à mettre en place des règles de vie coopérative favorisant l'écoute et ouvrant à chaque enfant le champ des possibles, dans son cheminement avec les autres.
 
Texte libre... Pratique démodée, qui a fait son temps et montré ses limites... C'est un point de vue.
Le mien est différent, en dépit ou à cause de plus de vingt ans d'accueil des textes libres d'enfants dans ma classe.
 
Un flot ininterrompu
 
Semaine après semaine, j'entends ces textes (puisqu'ils sont le plus souvent présentés à la classe), je les lis, je les corrige, sauf les textes élus que nous mettons au point collectivement et qui paraîtront dans le journal produit par la classe. C'est un flot ininterrompu, varié et monotone à la fois. Monotone, oui, par la répétition des thèmes ou tout simplement la maladresse littéraire des enfants. C'est surtout un flot varié et finalement toujours renouvelé par la personnalité de chaque enfant, et je ne me lasse pas de les découvrir.
En voici trois présentés à la classe dernièrement. Ils sont transcrits ici à peu près tels qu'ils étaient écrits en premier jet :
A la chasse
 
Samedi et dimanche, mon papa était à la chasse. Quand il était en train de monter sur le mirador, il a vu une bécasse. Alors il s'est dépêché de monter plus vite. Mais quand il est arrivé en haut, la bécasse n'était plus là. Alors il a attendu...
Au bout d'un moment, un renard arriva. Mon papa prit son fusil et tira.
Et voilà que le renard tomba par terre.
Pierre (7 ans)
 
Baptiste : "c'est un texte vrai ?"
Pierre : "Ben, c'est un peu vrai et un peu inventé". Et après un silence : "ça de la bécasse, c'est vrai ; ça du renard, je l'ai inventé".
Une écoute attentive du texte nous aurait déjà renseignés : pour parler de la réalité, Pierre utilise le passé composé. Et l'épisode du renard est raconté au passé simple, le temps des contes... qui permet à ce petit garçon de donner un petit coup de pouce à la réalité pour présenter son papa dans toute sa gloire. N'est-ce pas du pur Pagnol ?
Dans une tout autre veine me semble-t-il, voici le texte de Cathy :
 
Mère et père Famille maladroite.
 
Il était une fois une famille qui était maladroite. Un jour, ils étaient partis ensemble dans une forêt et il y avait une crotte par terre et Marie, la petite fille, a marché dedans.
Et un jour, 101 enfants ont disparu. La mère regarda dans la poubelle partout. Je vais vous citer les noms : Marie, Claude. On les appela les 101 dalmatiens.
Les habitants du village avaient peur.
Cathy (7 ans)
 
Que faire de ce texte incohérent, pourtant destiné au journal ?
Cette petite fille qui marche dans la crotte... Est-ce que c'est "pas de chance" ? Est-ce que, au contraire, c'est une façon de forcer son destin, comme le veut l'interprétation populaire de ce pas maladroit ?
Et pourquoi "famille maladroite" ? Nous en avons parlé au moment de la mise au point, et Cathy ne savait pas trop. Peut-être pensait-elle que "maladroit" veut dire quelque chose comme "malchanceux"... C'est en tout cas l'explication qu'elle nous a proposée et que nous avons acceptée.
 Sur le brouillon, on peut voir que son premier titre était "Mère et père". Intéressant, ce changement de titre ! A première vue, "famille maladroite" suivi de "il était une fois" me semble plus neutre, plus impersonnel que "Mère et père", et donc moins risqué pour l'auteur. Impossible de savoir précisément ce qui l'a fait changer d'idée.
Et pourquoi la mère cherche-t-elle d'abord ses enfants dans une poubelle, mot qui sera barré et remplacé par "partout" ? Pourquoi auraient-ils disparu dans la poubelle, lieu où l'on jette ordinairement les déchets ? Est-ce que "enfant" voudrait dire "déchet" pour Cathy ? Ne se considèrerait-elle pas, elle aussi, comme une sorte de déchet ? Pour un autre enfant, cette question ne me viendrait sans doute pas à l'esprit. Si je me la pose pour Cathy, c'est peut-être à cause de son comportement assez difficile à supporter par la classe et surtout par son équipe, et que Thomas, 9 ans, résumait ainsi lors d'une réunion de chefs d'équipe : "Elle voudrait tout le temps qu'on l'aime, mais elle fait juste le contraire !" Mais si je vais jusqu'au bout de mes questions, je suis bien obligée de me demander si je ne souhaiterais pas, moi aussi, l'envoyer à la poubelle tellement elle m'agace !
Au moment de la mise au point, les "101 dalmatiens" ont été remplacés par la seule Marie, qui va disparaître et sera retrouvée par sa maman qui "fut contente". Toutes les modifications ont été des propositions du groupe d'enfants ou de Cathy elle-même, qui a, de toute façon, le dernier mot.
Et voici le texte que David nous a présenté en janvier. Nouvel élève de CM1, redoublant, c'est son cinquième jour de classe avec nous.
 
L'histoire d'un PAPA monstre
Il y a un papa monsieur qui répare les voitures. Un jour, il répare la voiture de monsieur Dupont. Monsieur Dupont met sa voiture au garage. Ce papa monsieur s'appelle Nicolas. Il répare la voiture. Une grue casse la voiture pour aller à la fourrière mais la grue a lâché la voiture elle est tombée sur Nicolas. Quand on a soulevé la voiture, il avait la tête arrachée et le bras et beaucoup de sang. Ils ont laissé le corps. Le lendemain matin, il avait disparu. Ils ont cherché partout, la police. Ils ont trouvé un pistolet et une piqûre et du sang et un cache-nez noir. Où Nicolas est mort, il ne reste plus rien. Ils pensent que le monstre (le voleur) va le dévorer un peu plus loin. Il a une maison noire. Il y a beaucoup de sans sur le chemin et sur la maison, ça dégouline de sang. La police entre dans la maison, ça sent le manger. Ils ne voient que l'ombre du monstre : il est en train de manger. Le policier dit : bon appétit. Le monstre se retourne : il a du sang sur les dents, c'est un vampire, il est en train de manger la tête de Nicolas.
David (10 ans 1/2)
 
Il aurait fallu pouvoir filmer les multiples réactions du groupe pendant la lecture de ce texte, réactions qui ont abouti à une sorte d'énorme rire mêlé de cris d'horreur.
"C'est le plus beau texte de cette école !" s'exclame Vincent (dont c'est la cinquième année dans cette classe, encore classe unique il y a peu).
Les commentaires sont nombreux. Tous les garçons adorent le texte, les filles sont plus réservées. Mais le texte est élu (les mots rayés par l'auteur ne sont évidemment pas connus des auditeurs).
 
Le travail sur les textes
 
Au-delà des paroles, l'accueil du groupe se situe peut-être aussi dans le travail ritualisé, lui aussi, qui suit le choix de textes : ce texte sur le monstre étant lu, il a été mis au point par la classe, tapé sur l'ordinateur, illustré au pochoir par une petite équipe avec la participation de David qui a particulièrement veillé à ce que toutes les gouttes de sang soient bien coloriées en rouge. J'ai choisi une phrase qui a servi, comme toujours, à un travail grammatical d'observation et de recherche sur la langue la semaine suivante.
Et de même avec chaque texte élu.
Au choix de textes suivant, David présente "Drôle de mère", texte non élu : une maman se lève la nuit, marche sur un clou, dégringole l'escalier, et après quelques mésaventures du même style, finit par se faire dévorer dans son jardin par un lion qui passait par là.
Le rituel du choix de textes fait que l'on peut en parler quelques minutes. Kyra remarque :
" Eh bien, toi, tu as quelque chose avec le sang ! Et avec dévorer !"
Que dire de plus ?
La mise au point des textes est souvent difficile : c'est un exercice de voltige où l'on essaie de concilier le code de la langue avec la pensée de l'auteur.
Au-delà du travail d'expression écrite, d'autres éléments me paraissent essentiels :
- l'écho du groupe :
Cathy, Pierre et David ont pu lire leur texte à la classe, qui les a écoutés et leur a renvoyé ce qu'elle a entendu ainsi que les questions que cela soulevait :
- "pourquoi la famille est-elle maladroite ?
- Ce n'est pas poli d'écrire : la crotte", d'où plongée dans les dictionnaires et remplacement par "fiente" : certains y tenaient beaucoup !
"Tu voudrais que ce soit vrai ?
- On comprend pas bien le début".
- un travail coopératif :
Le groupe chargé de la mise au point (nous faisons ce travail par demi classe, avec les enfants qui ont à peu près le même niveau d'écriture), fait de son mieux pour aider l'auteur à rendre son texte plus correct ou plus cohérent.
C'est un "avec" l'auteur. Chaque idée lui est soumise, il accepte ou il refuse. Nous cherchons vraiment ensemble.
- un rituel qui protège :
Dans ces moments de travail collectif, l'auteur est forcément valorisé. Chaque enfant peut vivre cette situation de temps à autre (s'il écrit).
Le rituel, cette façon de faire, régulière et identique pour tous, protège l'auteur et sa parole. Parce qu'il n'est pas facile de s'exposer, même dans une classe où il y a des lois. Et la classe ne peut jamais savoir si, par son texte, l'auteur nous dit quelque chose d'important ou pas. Le sait-il seulement lui-même ?
- l'émergence de l'inconscient dans la classe :
Peut-être y a-t-il une communication d'inconscient à inconscient au moment de la présentation des textes. Enseignants, nous n'avons pas été formés à prendre en compte l'inconscient. Il existe et est présent dans la classe.
 
L'attitude de l'adulte
 
Nous sommes là en tant qu'instituteurs, nous écoutons et nous entendons ce que le groupe renvoie à l'auteur. Nous sommes là aussi en tant que personne : ce que nous entendons va faire vibrer telle ou telle corde personnelle, nous émouvoir, peut-être même réveiller de vieilles souffrances. Il n'y a pas que les élèves qui transfèrent. Tout cela nous appartient.
Néanmoins, en tant qu'adulte, nous avons, dans la classe, une place privilégiée parce que nous en savons plus, nous avons plus d'expérience que les enfants, mais aussi parce que nous avons accès à leurs brouillons. Or, on voit bien dans ces textes bruts combien le brouillon est quelque chose d'intime. Bien entendu, je ne "vois" jamais ce qui est barré : habituellement, je ne fais d'ailleurs qu'une lecture assez superficielle des brouillons de textes : 27 écrivains en cycle III, ça n'encourage heureusement pas au voyeurisme... car il pourrait s'agir de cela.
Je crois qu'il nous faut être d'une extrême délicatesse dans ce métier. La pédagogie Freinet et sa dimension institutionnelle permettent effectivement l'expression libre des enfants et favorisent la parole vive du sujet dans la classe.
Mais n'oublions pas que c'est au groupe que tout cela s'adresse : l'enseignant n'a pas à s'approprier la parole des enfants, ni à monopoliser les échos à cette parole comme si le groupe n'existait pas. Adulte dans ce groupe et responsable, nous veillons à la sécurité de chacun et nous favorisons les échanges. Nous nous exerçons à une écoute sincère et plutôt bienveillante : avec le groupe, dans le groupe, nous essayons de dire les mots les plus justes possibles en écho à ce qui lui est apporté.
Conscients de l'importance du miroir que constitue le groupe, confiants dans son action protectrice à la façon d'une peau lorsque le groupe est soudé autour de projets qui ont du sens pour chacun, nous pouvons peut-être éviter les dérives qu'on nous reproche parfois, entre autres celle de jouer au psychanalyste d'occasion. Notre oeil de pédagogue Freinet peut alors détecter, de temps en temps, des pistes de recherches intéressantes.
Par exemple le texte de Pierre nous a conduits à observer des photos de bécasse, et la recherche de la définition du mot dans les dictionnaires a donné lieu à un moment animé de vocabulaire et même de littérature, à cause de Bécassine, mais aussi grâce à Pagnol dont j'ai photocopié pour tous un passage de la chasse aux bartavelles.
Bref, le quotidien du travail de l'instit.
Mais comme ce quotidien doit être morne sans textes libres...
Marguerite Bialas
Ecole de Hohatzenheim (67)