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A quoi sert le texte libre ?

Dans :  Français › Formation et recherche › Techniques pédagogiques › 
Avril 1997

Les points de vue développés ici sont les résultats d'une partie des recherches empiriques que P. Clanché, professeur de Sciences de l’Education à l’Université Victor Ségalen Bordeaux II, mène actuellement sur le texte libre et sa pratique :

- recherche extensive sur le produit : analyse de l'évolution du texte libre à l'école élémentaire (7500 textes écrits par 200 enfants de six à dix ans).
- recherche sur les processus de production : expérimentation on line, suivie d'entretiens à chaud et d'entretiens semi directifs sur les processus métacognitifs de production.
- recherche sur la réception du texte libre : analyse de séances de lecture et questionnaire enfants et parents sur l'utilité et la réception.
- recherche historique sur l'origine du texte libre.
 
La question de l'utilité : à quoi sert d'écrire des textes libres ?
 
A l'intérieur du questionnaire, j'ai posé à une centaine d'enfants du CE1 (7 ans) au CM2 (10 ans) la question  : pour toi, à quoi sert d'écrire des textes libres ?
- à améliorer le vocabulaire
- à faire travailler la mémoire
- à faire rire les copains
- à apprendre l'orthographe
- à dire ses idées aux autres
- à être imprimé dans le journal.
Etaient demandés trois choix, ordonnés par ordre d'importance décroissante. Les choix n'ont pas été fixés à priori, mais résultent d'observations antérieures faites par d'autres enfants, d'autres classes. La même question a été posée aux parents, avec de légères modifications dans la formulation : distraire ses camarades au lieu de faire rire ses copains.
 
Quelques remarques générales
 
1. L'intention de faire rire est une des trois utilités principales pour la moitié des élèves. Une des deux utilités principales pour le tiers est la possibilité de communiquer ses idées. Le texte libre a bien, comme le voulait Freinet, une forte finalité communicative.
2. A coté de cette finalité communicative, les finalités plus strictement scolaires ont une position légèrement dominante : apprentissage de l'orthographe et enrichissement du vocabulaire. Plus élevée, ce qui peut sembler contradictoire avec "l'idéologie" du texte libre. Les élèves sont-ils plus sensibles aux représentations traditionnelles de l'école qu'aux valeurs de la pédagogie Freinet ? La réponse n'est pas simple et nous y reviendrons.
3. La place de la mémoire est importante. C'est lors d'entretiens ou de propos spontanés recueillis lors d'une précédente recherche que des enfants m'ont parlé de mémoire à propos du texte libre. La moitié des élèves la cite comme finalité et le quart en finalité première. Ce qui peut sembler en contradiction avec le fait que les textes qu'ils préfèrent sont les textes inventés ou drôles qui feraient plutôt appel à l'imagination. Les enfants confondraient-ils mémoire et imagination ? Non, les enfants disent très clairement que les textes sont dans leur mémoire et qu'il suffit d'y aller les y chercher. Quand ils sont en panne en écrivant un texte, c'est "qu'ils ont oublié la suite". Ecrire des textes aurait donc entre autres finalités celle de développer la mémoire !
4. Les finalités communicatives plus externes (motivations en aval) : le journal et l'émission de radio occupent une place plus petite, mais non négligeable dans les petites classes.
 
A partir de ces premières constatations, nous avons regroupé les variables en quatre groupes d'utilité :
- utilité scolaire : orthographe, vocabulaire ;
- utilité cognitive : mémoire ;
- utilité communicative interne : faire rire, communiquer ses idées ;
- utilité communicative externe : être imprimé dans le journal, être lu à la radio.
Ce qui donne le résultat suivant (document 1).
Ces regroupements confirment ce qui a été dit plus haut. Il est intéressant maintenant de voir si ces utilités  sont liées aux goûts (textes préférés) et surtout si elles varient avec l'âge.
 
Classe et utilité du TL
 
Voici les résultats en occurrences avant regroupement (document 2).
La dépendance est très significative (Chi2 = 33,8 ) *, avec cette réserve méthodologique que quatre cases ont un effectif inférieur à 5. Le graphique factoriel illustre bien l'évolution de l'utilité du TL en fonction des classes (même si la différenciation CE2/ CM1 est moins nette du fait qu'à l’Ecole Martinon, les CE1/CE2 constituent deux classes à deux cours.
Ce graphique fait très nettement apparaître une progression des conceptions des enfants selon les classes, progression allant d'une finalité communicative, externe au CE1, interne au CE2 vers une finalité tournée vers les apprentissages cognitifs au CM1, puis franchement scolaires au CM2. L'hypothèse d'une scolarisation progressive des finalités (avouées) semble bien confirmée. Le regroupement des finalités en quatre catégories accentue cette tendance, comme on peut le voir dans le graphique suivant (le Chi 2 est encore très significatif avec 27,0) : document 3.
On pourrait, en première approximation, penser que pour les élèves de CM2, la perspective de l'entrée en sixième est déterminante et détourne en quelque sorte la finalité originaire du texte libre. Certes, les enseignants de CM2 insistent bien sur la nécessité de l'acquisition de l'orthographe, mais cette insistance intervient en aval de la production. On voit d'ailleurs que si la finalité scolaire l'emporte nettement au CM1, ce n'est pas au détriment de la finalité de communication interne. Le CE2, comme dans beaucoup de domaines de la pédagogie Freinet, constitue une classe palier.
 
L’avis des parents
 
Qu'en pensent les parents ? Ou plutôt que pensent-ils de l'utilité du texte libre ? Nous allons voir que leurs réponses sont beaucoup plus homogènes que celles des enfants. Moins "scolaires" qu'on ne pourrait le croire.
(documents 4 et 5 page suivante).
Tout d'abord les mères : on voit nettement que la fonction communication (communication sérieuse !) l'emporte très largement, puisque 82% des mères la placent en premier choix (15% chez les enfants). Les mères ont donc mieux intégré la fonction "officielle" du TL. Les fonctions scolaires n'apparaissent en premier rang que dans 11% des cas, mais se partagent massivement les deuxième et troisième rangs (respectivement 62% et 67%), avec une supériorité toutefois de l'acquisition du vocabulaire sur celle de l'orthographe.
Les réponses des pères vont dans le même sens.
La dépendance des réponses pères / mères (calculée sur les utilités regroupées est peu significative (Chi2 = 14,6). Il va de soi que les réponses enfants / parents sont indépendantes. Il était intéressant de se demander si les réponses des parents étaient influencées par la classe fréquentée par leur enfants. L'analyse se révèle négative : aucune dépendance significative, alors qu'on aurait pu s'attendre à voir le poids du scolaire augmenter dans les grandes classes et celui du communicatif augmenter dans les petites. C'est donc une réponse globale et stable que donnent les parents : une "idée" qu'ils se font du texte libre, idée très homogène et finalement plus proche de l'orthodoxie que celles, plus évolutives, de leurs enfants.
 
Les limites du texte libre
 
J'en vois au moins deux :
1. Les enfants répugnent à relire et améliorer les textes (point de vue de la cohérence de la linéarisation). Ils tiennent peu compte des remarques qui leur sont faites soit par le groupe soit par l'enseignant. Les enfants posent plus de questions de compréhension que de style (effet Plic ploc). D'une façon générale, les maîtres font d'ailleurs peu de remarques de type linguistique.
2. Ceci pose la question du progrès qui est constaté mais non géré. Le problème de la didactisation de la textualité se traite indirectement (par exemple textes de commande, ou projet d'écriture longue à plusieurs). Une autre critique est une vision naturaliste du texte : la pédagogie Freinet, si elle a la première reconnu le caractère éminemment social de l'écriture, a tendance à ne pas faire la différence radicale opérée par Vigotsky entre la communication orale et la communication écrite.
Pierre Clanché
Université Victor Ségalen Bordeaux II
 
Bibliographie sommaire
 
·       « Le texte libre, essai de lecture textuelle, comparaison avec quelques techniques projectives », Thèse pour le Doctorat de 3è cycle en Psychologie, Université de Bordeaux II, 1975, 346 p.
·       « Le texte libre, écriture des enfants », Paris, François Maspero, 1976, 226 p.
·       « L’évolution du texte libre à l’école élémentaire, contribution à une génétique de la textualité », Thèse pour le Doctorat d’Etat es Lettres et Sciences humaines, Université de Bordeaux II, 1982, 2 vol., 651 p.
·       « Le temps initial de réflexion dans l’écriture de textes à l’école élémentaire, étude comparative pédagogie Classique, pédagogie Freinet », Le temps en éducation et en formation, Lyon, AFIRSE, 1992, p. 373-386.
·       « Une pédagogie moderne, toujours moderne », entretien avec Caroline Helfter, Le monde de l’Education, Novembre 1996, p. 34-36.
·       « Tolstoï et Münch aux origines du texte libre ». A paraître dans la revue Lignes d’écriture.
·       « La dimension coopérative chez Freinet » entretien avec Marie France Rachidi, Animation & Education, revue de l’OCCE, n° 136, 1997, p. 23.
·       « L’enfant écrivain : génétique et symbolique du texte libre ». Centurion 1988 .
 
* Chi2 : coefficient de corrélation (ce qu’on pourrait traduire par : statistiquement significatif))