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La pédagogie Freinet est-elle toujours une pédagogie populaire ?

Dans :  Mouvements › mouvement Freinet › 
Mai 1997
Si l’on fait un rapide balayage historique, il est certain que Freinet situait l’école dans un contexte politique ; il la concevait comme étant au service des travailleurs, comme un des outils de transformation de la société capitaliste (son engagement à l’extérieur de l’école, dans son combat politique et social, en étant un autre) ; en effet, il était bien conscient que l’éducation, telle qu’il la concevait, ne suffirait pas à modifier la société, mais pourrait contribuer à son évolution.
Cette école pour le peuple que voulait Freinet, cette pédagogie populaire que nous interpellions déjà dans les années 70, représentent-elles une réalité à l’heure actuelle ?
 
Cette lutte pour une autre société et une autre école, cet engagement politique de l’ICEM, sont clairement réaffirmés dans le P.E.P (Perspectives d’Education Populaire)*, édité en 1979, comme est dénoncée, de la même manière, l’illusion pédagogique :
«On ne peut dissocier pédagogie et politique, école et société... Il y a place pour l’action éducative au sein des luttes politiques... Sans une transformation radicale de l’action éducative globale, tout projet de transformation de la société perdrait de son crédit et de sa force... ».
Mais tout d’abord, quelle définition de « peuple » choisissons-nous ?
Le dictionnaire en donne plusieurs. Je choisirais celle-là, car me semblant cohérente par rapport à Freinet et à l’ICEM :
« ensemble de citoyens de condition modeste, par opposition aux catégories privilégiées par la naissance, la culture ou la fortune ».
 
La Pédagogie Freinet est-elle au service de ces citoyens là ?
 
Spontanément, on aurait tendance à répondre : « pas vraiment ! Ce sont ces gens là qui nous rejettent... Le public des parents qui ont fait la démarche de rechercher nos écoles est tout autre ! »
Qui sont ces parents ?
Certainement pas des capitalistes, mais des personnes de condition moyenne, voire modeste, quelques cadres, oui, des travailleurs du social et de la santé, des enseignants, des éducateurs, des employés, quelques chômeurs... En tout cas des personnes ayant réfléchi, pour la plupart, à l’éducation qu’ils voulaient pour leurs enfants et ayant pris un certain recul par rapport à l’école, s’inscrivant souvent en opposition à cette école « majoritaire » qu’ils ont connue. Globalement, même s’ils nous font part de leurs inquiétudes, même si, parfois, ils jouent un rôle conservateur, ils nous font confiance.
Ces gens-là font-ils partie du peuple ? Je ne sais pas. Certains font peut-être partie des catégories privilégiées par la culture... Mais est-ce que le peuple n’a pas de culture ? Il est vrai qu’autrefois, le peuple, ouvriers, paysans, artisans... avaient une culture de classe très forte et en étaient fiers ; il est vrai aussi qu’aujourd’hui, existe une dilution, une banalisation de la pensée sociale, qui fait qu’on ne sait pas très bien où se situer. A ce propos, la « lutte des classes » ne serait plus d’actualité...
Toujours est-il que nous ne savons pas qui regrouper dans « le peuple ». Peut-être n’y en a - t - il pas ? Comme il n’y a pas un enfant de trois ans, de six ou douze ans, il y aurait des individus se reconnaissant dans une pensée, une réflexion, un certain mode de vie... ?
Car, si l’on interroge le mot « prolétarien », on n’est pas plus avancé :
« personne qui ne vit que du produit d’une activité salariée manuelle, et dont le niveau de vie est, en général, bas (par opposition à capitaliste) ».
 
Analyser les pratiques, rappeler le projet politique
 
S’il est difficile de définir le public de nos écoles, nous pouvons, par contre, en analyser les pratiques, rappeler le projet politique qui sous-tend la Pédagogie Freinet.
En reconnaissant les droits fondamentaux des enfants, de chaque enfant (et notamment être reconnu, écouté, respecté), la pédagogie Freinet leur donne le droit à l’expression, à la communication, à la création, à la coopération, à l’ouverture sur le monde, sur le réel, et ceci dans un processus de tâtonnement expérimental.
Déjà, en prenant en compte le vécu familial et social de l’enfant, les savoirs et savoir-faire acquis dans son milieu d’origine, elle reconnaît et accepte l’identité de la classe sociale de chacun : son langage et ses références culturelles.
Cette affirmation est révolutionnaire en elle-même, puisque le rôle idéologique de l’école est de valoriser une certaine culture, un certain langage, qui sont bien ceux de milieux privilégiés, favorisés, dominants. De ce fait, ceux qui ne possèdent pas cette culture deviennent « défavorisés », « handicapés », connaissent difficultés et échec scolaire, ont besoin de « soutien », de « remédiation » (c’est plus moderne), en sont culpabilisés, infériorisés ou révoltés. Laissés pour compte, en tout les cas.
Les sociologues (Bourdieu, Passeron, Zazzo) l’ont parfaitement analysé. Les techniques et outils de libération de la parole et du potentiel créatif de chaque enfant, des apprentissages souples, ancrés sur la motivation, l’expérimentation personnelle, permettent l’affirmation de chaque enfant, de tous les enfants, en respectant leurs rythmes et leur identité. L’Ecole, par contre, bien souvent, en coupant les activités de la vie quotidienne, en hiérarchisant les disciplines, en imposant des progressions rigides et étanches, les mêmes rythmes d’acquisition pour tous, en ayant la prétention d’amener chacun à un niveau type d’acquisition à un âge donné, cette Ecole là perpétue la ségrégation et sélectionne par l’échec, à travers notes et examens.
L’organisation coopérative de la classe, la responsabilisation de chacun, un autre fonctionnement de l’école, des pratiques comme l’établissement d’un plan de travail, des réunions coopératives, entraînent une remise en cause des structures sociales hiérarchisées reproduites, au contraire, par l’Ecole. Apprendre à vivre, s’organiser, coopérer, tel est bien notre but. Et là encore, cet enjeu est révolutionnaire . Comme sont révolutionnaire cette ouverture sur le milieu, cette analyse critique du réel, du mode de vie, du travail, cette réflexion sur les conditions socio-économiques que développe la pratiques des enquêtes, s’appuyant sur le désir de connaître, de comprendre, sur cet esprit de curiosoté qui existe en chaque enfant, chez tous les enfants.
Les ennemis de Freinet l’avaient d’ailleurs bien compris, puisqu’un de leurs principaux griefs (on le voit bien dans le film « L’école Buissonnière », à travers le personnage de l’antiquaire), porte sur l’observation critique du milieu et sur le fait que la Pédagogie Freinet porte à réfléchir sur le pourquoi, entraînant ainsi une véritable prise de conscience sociale, donc politique.
Il est vrai qu’à l’heure actuelle, cette ouverture sur le monde du travail est problématique, parce que les enfants ne connaissent pas le monde professionnel de leurs parents ou que, bien souvent, c’est un monde de non-travail qui s’installe pour beaucoup, avec la perte de l’espoir.
 
Réaffirmer les valeurs du travail
 
Je pense que dans ce contexte - et surtout dans ce contexte - l’analyse critique du réel reste encore plus d’actualité et il nous sera peut-être nécessaire de réaffirmer, comme le faisait déjà Freinet, les valeurs du travail ; une certaine notion du travail, c’est à dire « créateur, librement choisi et assumé » et non dénauré, comme le présente la société, parce que contraint, soumis et lié au salaire. Et c’est ce qui fait, évidemment, le drame actuel. Nous serons sans doute amenés à redéfinir un travail dissocié de la rémunération, au sein d’une communauté humaine équilibrée, vivant des rapports fraternels.
C’est un rêve ? Peut-être... Mais la Pédagogie Freinet œuvre dans ce sens et c’est pour cela qu’elle est enthousiasmante, que nous continuons à la pratiquer avec les difficultés, mais aussi avec espoir.
L’espoir que les enfants de nos classes, tous les enfants, chaque enfant, deviennent des individus nouveaux, plus libres, plus autonomes, susceptibles de transformer progressivement le société.
Alors, pour en revenir à la question de départ : « la Pédagogie Freinet est-elle toujours populaire ? »... si ce mot est démodé, disons « révolutionnaire »... ou ne disons rien, mais faisons...
Liliane Corre
 
 
* Perspectives d’éducation populaire, par un collectif ICEM. Petite collection Maspero 1979