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L'enfant de neuf ans, le réel et l'imaginaire ...

Dans :  Principes pédagogiques › Techniques pédagogiques › 
Février 2011
... ou l'inéluctable pesanteur de la vérité.
Que faut-il qu'un enfant apprenne avant d'être capable de feindre ?
L. Wittgenstein, Vorstudien, 1866

Pierre Clanché est enseignant-chercheur à l'Université de Bordeaux II. Il travaille dans le laboratoire "Innovations pédagogiques et politiques locales".

 Auteur du livre : "L'enfant écrivain : Génétique et symbolique du texte libre", il poursuit ses recherches sur les productions de textes libres dans les "classes Freinet". Il aborde ici le problème des écrits imaginaires.

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Les observations et réflexions qui vont suivre se situent dans le prolongement du travail que je poursuis depuis près d'une vingtaine d'années sur la production de textes libres dans les classes pratiquant authentiquement la Pédagogie Freinet.

 Je suis de plus en plus persuadé que, chez les enfants de 9 à 11 ans (en gros, fin de scolarité élémentaire), l'écrit imaginaire pose problème dans la mesure même où il va de soi au dire des enfants qui le préfèrent généralement au texte que j'ai appelé domestique, lequel texte domestique paradoxalement est plus massivement présent qu'au cours élémentaire.
J'avais repéré dans l'énorme corpus qui avait servi à mon travail de thèse d'État sur l'évolution du texte à l'école élémentaire (version abrégée in P.Clanché, L'enfant écrivain, génétique et sytnbolique du texte libre, 1988), une très nette baisse en quantité et en qualité des textes de fiction entre le CE2 et le CM1.
 Cette baisse s'accompagnait d'une inflation de textes de type " moi je " dans lesquels les enfants ne se contentaient plus comme auparavant de décrire leur dimanche ou leur mercredi après-midi, mais dans lesquels ils commençaient à se prendre de façon réflexive comme sujets d'énoncé, parlant de leur conception du monde, de leur situation affective, relationnelle, émettant des opinions argumentées voire des bribes de théories.
 
Pour en revenir aux textes de fictions écrits au CM1, il faut dire avant de poursuivre, qu'ils se répartissent à peu près en deux groupes inégalement distribués :

- un premier groupe de textes, de loin le plus important en nombre, ne sont que de pâles remake de séries policières ou d'aventures interstellaires. Textes peu ou mal construits, à peu près totalement dépourvus de catalyses, encore moins d'effets de dramatisation ou de mises en intrigue, pour reprendre le terme de P.Ricoeur (1983). Au dire des enfants interrogés plus tard, ces textes sont peu investis. Les enfants avouent les écrire quand ils n'ont pas d'idées, tout en leur reconnaissant cette vertu économique : on peut les arrêter quand on veut (preuve de l'absence de planification) et on peut leur donner une suite sans se fatiguer à chercher une nouvelle idée...

 - un second groupe de textes, beaucoup moins important en nombre tournent autour de la thématique Freudienne de "l 'enfant trouvé " (Freud, 1909) magistralement décrite et opérationalisée par M.Robert (Roman des origines et origines du roman, 1972).
Ces textes sur lesquels je ne m'étendrai pas ici, sont manifestement très investis, plaisants à lire. A.Kaici 1991) a axé une partie de ses recherches sur ce thème en tant que thème inducteur avec des élèves de cycle d'orientation en difficulté. On trouvera quelques résultats dans sa contribution au même numéro de la revue Binet Simon.
 
 A la suite de ces constatations j'ai écrit un article tout à fait théorique dans lequel je m'efforçais de voir quelles pouvaient être les difficultés de production de ce que j'appelle le récit de fiction littéraire (par opposition au conte qui fonctionne bien en classe Freinet jusqu'au CE2) (Clanché 1985). L'opposition entre conte et récit de fiction littéraire peut se schématiser ainsi :
 
Conte = vrai faux
Récit de fiction littéraire = faux vrai
 
 Je tentais d'expliquer entre autres que la difficulté rencontrée par les enfants de cet âge à produire du vrai/faux - c'est-à-dire mentir littérairement - tenait à des obstacles non pas linguistiques, mais cognitifs et éthiques. Pour cela je me réferais à la théorie de l'assertion feinte développée par J.Searle dans son article " le statut logique du discours de fiction " (J.Searle, 1982, p.101-119), théorie à laquelle j’adhère encore en dépit des critiques et réserves tatillonnes mais quelquefois perspicaces adressées par G.Genette (Genette 1991, p.44-66).
 Dans le présent article, je voudrais montrer comment ce point de vue théorique est assez largement corroboré par une partie d'une étude empirique que je viens de mener.
Cette étude trouve son origine dans l'enregistrement d'un débat spontané dans une classe de CM1 autour du texte libre. Cet enregistrement que m'a aimablement confié J.Terraza, instituteur membre de l'ICEM, révélait chez l'enfant face à l'écriture des textes tout, sauf le spontanéisme, la « fraîcheur » et la naïveté, tant de fois supposés. II révélait entre autre chez les enfants au moins deux types de stratégies que d'autres entretiens que l'on m'a communiqués confirment.
 

- Stratégies métacognitives :

Les enfants décrivent des modèles de fonctionnement de leur appareil psychique dans la gestion des idées de texte. Il faut dire qu'à cet âge l'idée du texte pose beaucoup plus de problèmes que sa réalisation graphique. La difficulté est de trouver l'idée et d'écrire la première phrase. Ils trouvent souvent cela pénible, le plaisir vient après car ils ont alors l'impression que le texte est déjà là et qu'il suffit de transcrire ce qu'il y a dans la tête.
 Quand on leur demande comment ils écrivent des textes on voit que pour la plupart l'illusion spontanéiste n'existe pas. Peu d'enfants disent avoir tout d'un coup l'envie ici maintenant d'écrire un texte, même s'ils disent aimer écrire des textes. C'est pour d'autres raisons qu'ils disent aimer écrire :
 
 Communiquer ses expériences, faire rire, " passer du bon temps en les lisant aux camarades, faire travailler sa mémoire, améliorer son orthographe ". Pour les enfants les idées de textes ont pour origine des événements physiques ou psychiques spontanés ou provoqués (plusieurs enfants que j'ai moi-même interrogés disent regarder des objets autour d'eux pour y trouver une idée).
 Ces événements deviennent alors des idées " dans la tête ". Les véritables idées de textes (à distinguer des événements qui les motivent) se trouvent quelque part dans la tête. Plusieurs enfants parlent expressément de la mémoire. Et pas seulement l'idée du texte mais le texte lui même. Le problème est d'aller chercher et de trouver l'idée au moment propice.
Les enfants décrivent alors des stratégies de stockage, de hiérarchisation (toutes les idées ne se valent pas), d'adresse et de rappel. Tout ceci au dire des enfants nécessite un apprentissage : au début de l'année on n’a pas beaucoup d'idées, on les perd, après cela va mieux.
- Stratégies scolaires :
 La production est gérée. On garde les bonnes idées pour plus tard quand on sera sec. On demande des idées chez soi, au maître. On investit certains textes pour lesquels on s'applique davantage, on en bâcle d'autres parce qu'il fallait bien en écrire un. On s'efforce de plaire pour être élu en repérant les thèmes à la mode ou en citant un grand nombre de camarades de la classe qui se sentiront moralement obligés de voter pour vous ! On est bien loin du point de vue Freinetiste idyllique sur la spontanéité et l'imaginaire enfantins.
Écrire des textes dans une classe Freinet est un métier qui s'apprend et se gère en fonction d'intérêts divers et selon le principe d'économie.
 
 Cela ne veut pas dire que la vision du texte est entièrement utilitariste, les enfants insistent sur la fonction communicative du texte : certains textes leur permettent de dire ce qui est vraiment important pour eux, dans d'autres (imaginaires) ils disent se cacher " moi je cache un peu mes secrets dans mon texte, c'est un peu comme un jeu celui qui arrive à trouver mon secret dans mon texte sans me dire..." dit Marine à la fin de l'entretien.
Le maître demande alors " qui est-ce qui fait passer ses secrets dans ses textes, à qui çà arrive ? - A moi ", le maître " qui est-ce qui volontairement ne les fait jamais passer dans ses textes ? -(bruits) " Moi, moi." Fin de l'entretien, les enfants ne sont plus réceptifs.
 
 À partir d'une analyse thématique de ces entretiens, j'ai construit un guide d'entretien individuel que j'ai fait passer aux 21 élèves de la classe de CM1 de J. et G. Delobbe fonctionnant dans la banlieue bordelaise en Pédagogie Freinet.
A partir de ces mêmes entretiens j'ai construit un questionnaire fermé de contrôle que j'ai fait passer à cette même classe. La présentation à la classe des résultats chiffrés du questionnaire a donné lieu à un long entretien collectif (75').
Enfin, voulant savoir s'il y avait concordance entre ce que disaient les enfants de leur stratégies d'écriture et ce qu'ils faisaient réellement, j'ai réalisé une observation individuelle des enfants en train d'écrire un texte à sujet imposé " un matin tu te réveilles, tu t'aperçois que tout est à l'envers, raconte ta journée ". Je m'étais déjà servi de cet embrayeur dans une précédente recherche (Clanché, 1987). II se révèle particulièrement fécond dans la mesure où il mobilise explicitement le sujet de l'énonciation en suscitant chez, lui des images mentales et implicitement son imaginaire (qu'est-ce qui peut bien se passer si tout est à l'envers ?)
 
Le dispositif d'observation consiste à mesurer à l'aide d'un chronomètre le temps de latence initial (temps séparant la lecture par l'enfant de l'énoncé du sujet, du commencement de l'écriture du texte), puis toutes les pauses supérieures à 2 secondes. Une fois le texte écrit, sans contrainte de temps ni de longueur, je demande à l'enfant de commenter ses pauses. A fin de comparaison, je renouvelle la même observation dans une classe de CM1 non Freinet de la même commune. Les principaux résultats quantitatifs de cette observation ont fait l'objet d'une communication (Clanché 1990).
 Dans le présent article, je me servirai principalement des données obtenues dans les entretiens et le questionnaire. Comme je l'ai dit plus haut, les entretiens portaient sur l'ensemble des problèmes métacognitifs et stratégiques de l'écriture du texte libre. Je m'en tiendrai ici aux seules questions portant sur le réel l'imaginaire et le mélange de deux.
Première constatation attendue : quand on leur demande le genre de textes qu'ils préfèrent écrire, près de la moitié des enfants se prononcent en faveur des textes imaginaires (ou " inventés " comme ils disent plutôt,) un peu plus de la moitié si l'on classe les textes " rigolos"  dans la catégorie imaginaire.
Tableau 1.
Quels textes préfères-tu écrire ?
 
Garçons
Filles
Total
Imaginaires
4
5
9
Réels
2
0
2
Imaginaires et réels
1
2
3
Rigolos
4
0
4
Poèmes
0
1
1
Pas de préférences
2
0
2
 
 
 
Tableau 2. Classement des préférences
 
1°choix
2°choix
3°choix
4°choix
5°choix
Histoires vécues
8
1
3
2
6
Histoires inventées, imaginaires
 
7
6
3
3
1
Textes qui font rire
1
5
4
5
6
Idées personnelles
1
3
8
5
3
Poésies
3
6
3
6
3
 
 

Une remarque avant de poursuivre. Une attention particulière devrait être portée aux textes rigolos, dont il était déjà question dans l'entretien de la classe de J.Terraza. Déjà dans un curieux petit livre du début de ce siècle (l'édition française en ma possession est non datée), connu de Freinet, et qui peut, avec certains écrits de Tolstoï (Tosltoï, Oeuvres complètes, T. XIII, 1905, p.269-305) être considéré comme l'ancêtre du texte libre, un instituteur Allemand de la région de Leipzig, P.G. Munch, en plein puritanisme Prussien incitait ses élèves à écrire des textes drôles (G.H. Munch, Quel langage ! L'enseignement de la composition).

Faire rire ses camarades en racontant des blagues en classe est une puissante motivation pour les élèves, tout le monde le sait. Les faire rire en écrivant peut constituer une rétro-motivation à l'écriture. Cela montre à tout le moins l'importance pour un enfant de la dimension performative de l'écriture, laquelle dimension performative est bien peu prise en compte à l'école.
 

Revenons au tableau I. Cette préférence, non pas massive mais sensible pour les textes imaginaires est considérablement affinée et modulée par les réponses au questionnaire fermé. Je demandais en effet aux enfants de classer par ordre de préférence décroissant le genre de textes qu'ils préféraient écrire. Les résultats qui figurent sur le tableau 2, différent sensiblement des réponses obtenues dans l'entretien et peuvent constituer une sorte d'échelle d'attitude par rapport aux genres.

La lecture de ce tableau est instructive. Tout d'abord nous prendrons le parti de ne considérer comme pertinents que les rangs extrêmes : le rang 1 peut être considéré comme un choix bien motivé et le rang 5 équivaut de fait à un rejet ; les choix des rangs intermédiaires doivent, pour les enfants de cet âge, être considérés comme plus ou moins aléatoires. Que voit-on apparaître nettement ?
 Pour ce qui est des préférences notoires, on observe un écart certain concernant les histoires vécues qui sont en premier choix pour 8 enfants alors que deux seulement disaient les préférer lors des entretiens individuels.
Pour ce qui est des textes imaginaires on enregistre 2 défections. Globalement, réel et imaginaire s'équilibrent dans les 1° choix (15 enfants sur les 20 ayant répondu placent l'un ou l'autre en premier choix et ce d'une façon à peu près également répartie). Plus surprenant à première vue sont les cinquièmes choix ou rejets. S'il est normal de voir ces deux grandes catégories rejetées seulement 7 fois, il est beaucoup plus surprenant de voir l'histoire vécue rejetée par 6 enfants alors qu'un seul rejette l'histoire inventée.
 Première réponse, à mes yeux, simpliste : cela confirme la préférence des enfants pour l'imaginaire. En fait en écoutant les propos des enfants nous verrons que la réponse est tout autre.
 Si certains enfants préfèrent écrire des histoires inventées et rejettent les histoires vécues c'est, disent-ils parce que c'est plus facile d'inventer une histoire que d'en raconter une vraie. Isabelle D. aime beaucoup écrire des textes libres, c'est elle qui aura la production la plus inventive sur le thème du monde à l'envers :
 

" Quels genres de textes tu préfères écrire ?

  - Imaginaires
  - Pourquoi?
  - Parce que j'ai plus de choix, parce que quand c'est réel j'y arrive pas très bien "
Sébastien G. lui aussi dit préférer les textes imaginaires " arce que les textes dits réels, j'arrive pas trop bien à les réaliser. "
Voilà qui pourrait conduire à réviser certaines approches de l'imaginaire enfantin, du moins à l'âge que nous considérons ici. A la question " quel genre de texte écris-tu quand tu n'as pas d'idée (question un peu paradoxale à laquelle 19 des 21 enfants ont répondu), 9 répondent un texte inventé, 3 une poésie et 6 une histoire vécue, alors qu'on aurait pu s'attendre à ce que, devant le manque d'inspiration, le repli économique consisterait à relater un événement récent, stratégie choisie par seulement 1/3 de la

classe.

 Le choix de l'invention ou de l'imaginaire ne serait-il qu'un choix négatif ? Il faut tenter d'élucider ce paradoxe.
 À quoi tient cette facilité de l'invention et cette difficulté du réel ? Son poids répondrais-je, comparé à la légèreté de l'invention. Avec l'histoire vraie, l'enfant est confronté à deux problèmes éthico-cognitifs : la vérité et la mémoire.

La vérité :

les enfants disent avoir un grand souci de la vérité lorsqu'ils racontent des histoires vécues.

Un des enfants interrogés dit lire ses textes " vécus " à sa mère pour qu'elle vérifie si ce qu'elle dit est vrai, si ce qui est écrit correspond bien à ce qui s'est passé. On peut voir là le seul poids de la censure familiale. Ceci n'est pas certain car le même enfant dit que lorsqu'il écrit des textes inventés, il ne se sent ni le besoin ni le devoir de les lui soumettre, car la question de la vérité ne se pose pas. La censure familiale si censure il y a ne s'appliquerait qu'au réel et non à l'imaginaire, ce qui peut encore paraître paradoxal !
On retrouve d'ailleurs cet intérêt pour la vérité lors des séances de lecture des textes libres : jamais les auditeurs ne s'offusquent des pires invraisemblances des textes inventés, par contre ils sont très pointilleux sur les textes vécus et posent fréquemment aux auteurs des questions quant à l'authenticité et l'exactitude des récits les plus platement domestiques.
 
La mémoire : pour les enfants interrogés, le garant de la vérité c'est la mémoire. Le grand problème du texte vécu, c'est de bien se souvenir de ce que l'on veut raconter. D'ailleurs pour eux, écrire des textes libres sert beaucoup plus à développer la mémoire que l'imagination, puisque, à la question à réponses multiples et hiérarchisées " à quoi sert d'écrire des textes libres ? ", la réponse " à améliorer la mémoire " arrive cinq fois en premier choix, alors que la réponse " à développer l'imagination " n'arrive qu'une fois en premier choix.
 De tout ce qui précède il ressort, en négatif, que le texte " inventé " représente pour l'enfant de cet âge, un espace de liberté tant sur le point de vue cognitif (pas de problème de mémoire) que du point de vue éthique (pas de problème de vérité).
 Le texte inventé devrait donc représenter pour l'enfant dont -je l'ai dit plus haut et cela est confirmé dans les entretiens - la subjectivité réflexive se développe, le lieu privilégié d'une expression dans laquelle l'imaginaire serait à même de prendre en charge cette subjectivité. Autrement dit, les enfants devraient commencer à passer du texte style conte qui fait flores au CE2, au texte de fiction littéraire.
 
 Avant de poursuivre revenons brièvement sur deux points développés dans mon article de 1985.
 

1. Alors que le conte est un genre " pur ", le récit de fiction littéraire est un genre essentiellement mélangé (M.Bakhtine, 1975) ou bâtard (H.Broch, 1955). Pour dire les choses de manière très synthétique, écrire des fictions littéraires consiste à mélanger, ce que Bakhtine appelle la " dialoguisation"  des éléments vrais ou du moins vraisemblables (voire aussi " l'effet de réel"  chez R.Barthes, 1968) avec des éléments inventés.

2. D'après J.R.Searle (1975), écrire des textes de fiction consiste à produire des " assertions feintes" . En effet, dit-il tout d'abord, les mots dans la fiction n'ont pas un sens différents du sens qu'ils ont dans leur usage ordinaire, sans quoi les textes de fiction n'auraient pas de sens du tout. La différence entre un texte ordinaire, par exemple un article de journal, et un texte de fiction, par exemple une nouvelle, réside dans le statut illocutoire des assertions qui les composent. Dans l'article de journal l'assertion obéit à quatre règles dont les deux plus importantes sont :
"i. La règle essentielle : l'auteur d'une assertion répond de la vérité de la proposition exprimée. /... J
iv. La règle de sincérité : le locuteur répond de sa croyance dans la vérité de la proposition exprimée "

Dans la nouvelle, l'auteur n'obéit à aucune de ces deux règles mais " feint"  d’y obéir. Attention, la feinte n'est pas un mensonge (ce que les enfants de l'âge considéré ne peuvent pas comprendre): feindre consiste à accomplir réellement une partie, une séquence ou un sous ensemble d'un comportement global comprenant des parties, des séquences ou des sous ensembles, de telle sorte que le partenaire de l'interaction soit tenté d'assimiler la partie, la séquence ou le sous-ensemble au comportement global. Pour prendre une illustration sportive bien connue, quand le tireur de penalty fait mine dans sa course d'élan de tirer dans un coin pour finalement tirer dans l'autre, il ne ment pas au gardien de but, mais à proprement parler, feinte en accomplissant effectivement les gestes préparatoires du tir dans le premier coin. C'est en prenant la partie pour le tout que le gardien se laisse abuser.

 Or, nous allons maintenant le voir, du fait du poids cognitif et éthique du " réel" , les enfants de l'âge considéré, sont dans la quasi impossibilité de mélanger ou de feindre.

 Nous avons pu, dans les paragraphes qui précédent, mesurer la difficulté, en même temps que le poids du réel. Restait à tester l'hypothèse de l'impossibilité ou du moins de la grande difficulté du mélange et de la feinte. Dans le questionnaire fermé j'ai tout simplement posé la question suivante : " Quand tu écris un texte, est-ce que tu mélanges des choses inventées avec des choses vécues ? "

 

 
 
Réponses :
Souvent : 0
Quelquefois : 11
Jamais : 10
 
 

Ces résultats sont déjà très significatifs. Encore faut-il savoir ce que les enfants qui répondent « quelquefois » entendent par mélanger et pourquoi ils mélangent ou ne mélangent pas. C'est ce que j'ai essayé de savoir en posant lors des entretiens individuels trois questions connexes :

 

41. " Est-ce qu'il y a des choses qui te sont arrivées ou des problèmes à toi et que tu racontes dans un texte comme si elles étaient arrivées à quelqu'un d'autre ? »

 42. " Est-ce qu'il t'arrive d'écrire des textes inventés et d'essayer de faire comme si ils étaient vrais ? »
 43. " Est-ce qu'il t'arrive d'écrire des textes qui pourraient être vrais et que tu as inventés ? "
La compréhension et la réponse à la question 41 ne font pas problème. La plupart des enfants répondent non, mais tous comprennent la question. Certains répondent franchement oui :
 

Alexandre V. " Ah oui ! dans un texte « Bonjour les dégâts, au revoir les vélos », là il y a deux choses qui me sont arrivées là-dedans et je les ai mises sur un autre personnage que j'ai inventé."

 Plus explicite est la réponse éthique de Frédéric M. " Oui çà m'arrive souvent quand je fais des textes imaginaires, par exemple .si je fais une aventure et que je veux me mettre et que je trouve qu'un copain un jour m'a vraiment rendu service et ben pour ce qu'il a .fait je le mettrai à ma place."
 

Une autre petite fille. Mathilde P. trop émue par la mort de son chien qu'elle voulait décrire, raconte cette mort comme celle d'un autre chien, appartenant à quelqu'un d'autre ...

Donc, le passage du réel à un imaginaire qui n'est en fait que du " pseudo-inventé " peut s'opérer, même si cela est rare (4 enfants sur 21).
 

En fait les réponses aux deux tournures montrent que les enfants ont du mal à comprendre ce que je leur demande. Ou bien ils répondent simplement non ou bien ils ne comprennent pas. Ce qui est le cas de Béatrice B. "J e ne comprends pas la question ". D'autres hésitent comme Laetitia G qui à la question 42 répond « je sais pas, euh... (6 secondes de silence) non »" La même Laetitia répond par contre " oui " à la question 43, mais quand je lui demande un exemple elle me dit :

 - "j'ai fait un escargot. J'ai inventé un escargot qui monte très haut, encore plus haut que le toit des maisons, qui monte même sur les gratte-ciel !
 - Pourtant, c'est pas un texte vrai çà ?
  - Non, je ne sais pas
 - C'est toi qui l'a inventé
 - Oui. Des gratte-ciel, je pense pas que çà puisse. "
Quant à Guillaume A. il dit tout simplement « je n'y pense pas. »
À côté de ces réponses incertaines, apparaissent des réponses tout à fait tranchées. Celle de François V. qui va tout à fait dans le sens de l'opposition que je proposais entre le conte et le récit de fiction littéraire. François commence par répondre oui à la question 42 " par exemple, 'le lait magique', j'ai fait croire que le lait était magique, qu'il pouvait faire devenir fou ". Mais François avoue qu'en fait c'était pour faire rire (cf. supra) et conclut de façon définitive à propos de ses textes " S'ils sont réels, ils sont réels, s'ils sont imaginaires, c'est vraiment pas vrai." Cette réponse conforte l'idée selon laquelle, lorsque les enfants de cet âge écrivent des textes imaginaires, bien loin de tenter de les. faire passer pour vrais, ils s'arrangent pour qu'on ne croit surtout pas qu'ils le .soient. Ils doivent être " vraiment pas vrais ", surtout quand les protagonistes eux sont " vrais", par exemple les copains de la classe. On voit bien là encore le poids du réel.
 
Si la condamnation du mélange et de la feinte par François V. est, en quelque sorte, épistémologique, celle de Frédéric M. qui pourtant attribue volontiers ses exploits imaginaires à un camarade méritant, est carrément éthique. A la question 42 il répond " jamais " après 4 secondes de réflexion. A la question 43, même réponse après 3 secondes de réflexion. Devant son air sérieux et troublé je lui demande pourquoi. Après 9 secondes de réflexion et d'une voix basse et sombre que l'écriture ne saurait restituer " parce que je n'aime pas çà, je n'aime pas ce que vous me dites." Sans commentaires.
 
Il est intéressant de considérer maintenant les quelques réponses positives à la question 42 et surtout leurs justifications.
 
 

Premier type de justification et qui est le plus courant : un texte inventé et dont on essaye de faire croire qu'il est vrai est un texte inventé dont le sujet de l'énonciation est le sujet d'énoncé :

 Isabelle D. " Ah oui ! 'Mon aventure dans la jungle'. Là je m'étais mis dedans. Après j'ai raconté ce qui m'arrivait, et çà parlait de moi, c'est moi qui étais dans la jungle."
 On a bien là un début d'assertion feinte. Par contre à la question 43 (textes inventés et qui pourtant pourraient être vrais), Isabelle répond " Peut-être, je ne sais vraiment pas. En tous cas pour l'instant il n'y en a aucun qui m'est arrivé ".
Ce qui prouve bien que, pour Isabelle, le sujet de l'énoncé personnalise le texte, mais que pour autant il ne vraisemblabilise pas comme c'est le cas dans le récit de fiction littéraire classique : Isabelle se met en scène imaginaire dans la jungle et non pas dans sa vie domestique !
 Même type de réponse chez Stéphanie D qui après avoir entendu la question, regarde dans son cahier " Oui, celui-là, c'est que je demande à des Schtrumph des choses" . À la question 43, elle cherche de nouveau dans son cahier et lit un texte intitulé " Une princesse " dans lequel il y a une princesse qui s'appelle Élisabeth et un prince qui s'appelle Jean Philippe.
 

-"Pourquoi tu dis qu'il pourrait être vrai ce texte là, parce que les noms de personnes sont des personnes vraies."

 - Oui
 - C'est des noms de ta classe.
 - Non, mon cousin il s'appelle Jean Philippe et ma cousine Élizabeth."
 
 

On trouve, mais une seule, fois, un type de justification plus littéraire : le rythme du récit et l'emploi des temps rendent le texte crédible.

 A la question 42, Vincent T. répond :
  -" oui
 - Par exemple ?
 - Cours d'histoire
 - Qu'est-ce qu'il raconte ce texte-là ?
 - " Cours d'histoire " c'est le maître qui demande à des enfants, et puis à la fin tout le monde a zéro. Et à la fin çà finit en chanson "
 - Et tu essaies de faire croire que c'est une histoire vraie çà ? "
 - Ben oui parce que çà va vite, puis c'est pas à l'imparfait, au passé composé ou quelque chose comme çà, plus-que-parfait. "
- C'est à quoi ?
- C'est au présent, comme au présent parce c'est pas 'le maître disait à un enfant : Julien, patati, patata...' Non, c'est pas çà. C'est Julien, patati, patata... "
 

Dans le même registre littéraire on citera l'intéressante réponse, mais elle aussi, très isolée, de Stéphanie B qui a intuitivement compris ce qu'était un récit de fiction littéraire et essaie de l'imiter.

A la question 42 elle répond : " Oui quelquefois. Comme un jour, j'ai lu un livre, puis ça m'a paru réel. C'était un petit garçon qui changeait de couleur. Alors çà m'a paru réel et j'ai voulu faire pareil avec un petite fille."
 
 Enfin, quelques enfants affirment fortement être partisans du mélange, mais souvent se contredisent.
 Ainsi Sébastien A.
 - Dans le pêcheur, il y avait du vrai mélangé avec du, faux
 - Çà te gène de mélanger du vrai et du faux ?
  -Non "
 Et à la question 43 il répond :
  - Oui
 - Par exemple ?
 - " Les extra-terrestres "
  - Çà pourrait être vrai
 - Oui,
 - Et pourtant tu l'as inventé
  -     Oui "...
D'autres comme Mathilde P. pensent avoir écrit des textes inventés en essayant de faire croire qu'ils sont vrais, mais leurs réponses montrent de façon manifeste qu'ils n'ont pas compris la question et prennent " vrai " pour " investi "
 Que dire en conclusion :` Tout d'abord ceci : très peu d'enfants se posent la question de la vérité littéraire, englués qu'ils sont dans la dichotomie vrai/inventé.
 
 Et pourtant il s'agit d'enfants habitués à la pédagogie Freinet (les entretiens ont été .faits au milieu de l'année et ils ont déjà écrit en moyenne une trentaine de textes, lus en public et commentés par leurs camarades et par le maître). L'hypothèse théorique que j'énonçais au départ, à savoir le poids de la vérité, largement confirmée, les empêche de jouer avec celle-ci.
 Pour autant, les enfants écrivant des textes libres ne sont pas des naïfs : on peut voir dans leur réponses à d'autres questions de l'entretien que je n'ai pas rapportées ici, qu'ils sont largement conscients de ce qu'ils font et développent des stratégies cognitives et sociales souvent assez élaborées mais dichotomisées. L'entretien collectif ainsi que l'entretien que j'ai eu avec leur maître, montrent la difficulté, du " progrès " collectif, du " pas " à franchir pour- passer du " texte inventé " à la fiction littéraire.
 Se pose alors inéluctablement la question de la didactique. On peut bien imaginer des didactiques de l'imaginaire sur lesquelles j'ai personnellement émis quelques réserves (Clanché, 1989).
Peut-on imaginer des didactiques du mélange ou de l'assertion feinte ? Pour le moment j'en doute. Pourtant il m'apparaît que tous les modes d'incitation à l'imaginaire que l'on peut présenter dans une classe resteront (sauf exceptions liées à des particularités psychologiques) au rang d'exercices de style, n'impliquant pas le sujet en tant que sujet littéraire.
 
Reste que, pour paraphraser Wittgenstein, ce que l'on ne peut pas dire, on peut peut-être le montrer. Il s'agirait alors de présenter aux enfants à côté de textes chargés en imaginaire, des textes " inventés " et qui auraient l'air d'être " vrais ", ce qui pourrait les inciter à réconcilier le domestique qui contrairement à ce que l'on croit les contraint et l'inventé qui les libère, croit-on, mais qui, bien souvent, ne relève que de la stratégie d'écolier. Il ne faudrait pas toutefois croire que ceci m'incite à un scepticisme vis à vis du texte libre :
 Le texte libre " vrai ", " domestique " demeure en dépit de ses détracteurs incompétents, ou pour le moins impatients, un outil de contrôle indispensable à la maîtrise de la langue écrite, de par son statut historiquement intermédiaire entre la pensée dialogique ( " interpsychique ") et la pensée écrite (" intrapsychique ")(Clanché) 1988, p.171-172 )
L'institution texte libre permet, exceptionnellement et c'est heureux, à l'enfant troublé par l'événement, de le socialiser dans l'imaginaire de son texte. Mais ceci relèverait d'une clinique du texte libre qui n'est pas ici de mon propos.              Pierre Clanché
 

Références bibliographiques

 

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