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Novembre 1995
On n'apprend pas la littérature à l'école : c'est le constat que fait ici Christian Poslaniec, chargé de mission à l'INRP et responsable de PROMOLEJ (Promotion Lecture Jeunesse).
Situation de cette approche
1. L'enseignement de la littérature, que ce soit à l'école, au collège, ou même en formation, souffre depuis des années d'un déficit définitionnel. En effet, depuis que Jakobson, il y a bien des décennies, a avancé l'idée qu'un jour on pourrait définir ce qu'est la littérature -ce qu'il a nommé littérarité, c'est-à-dire caractéristique de ce qui est littéraire- on n'a guère avancé. En d'autres termes, si l'on se place du point de vue de l'esthétique, en 1993, comme dans la seconde moitié du XIXe siècle, époque où s'autonomise la définition moderne du littéraire, on en est au même point: dans l'incapacité d'énoncer une définition claire et nette de ce qui est littéraire et de ce qui ne l'est pas. Pendant un siècle on a cherché cette définition dans divers lieux. Du côté de l'auteur d'abord, considéré comme créateur de beau ex nihilo -et on cherchait alors dans sa biographie ce qui pouvait l'avoir fait ainsi créateur. Puis, après avoir tué l'auteur, on a cherché la définition du côté du texte -notamment à partir du structuralisme- en vain. Plus récemment, on a commencé à la chercher du côté du récepteur -puisque les textes ne sont pas esthétiques en eux-mêmes, mais relativement à la façon dont ils sont perçus; Jauss, Iser, en Allemagne, Sartre en France, Eco en Italie, et bien d'autres, ont exploré divers aspects de cette voie. Mais, en définitive, on aboutit à la même tautologie que précédemment. Dire qu'un texte est littéraire parce qu'il est beau, ou dire qu'un texte est littéraire parce qu'il apparaît beau aux lecteurs, ce n'est pas très différent. En fait, à ce point, on a dû constater que définir le littéraire ne pouvait pas être quelque chose de simple; qu'il fallait prendre en compte la complexité. Autrement dit appréhender la totalité du champ littéraire, comme point de départ. Ce qu'on commence à faire ici et là. Et le dernier livre de Pierre Bourdieu "Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire", Seuil, 1992, tente précisément de faire évoluer dans un même champ, les auteurs, leurs créations, les destinataires, champ à la fois social et symbolique, où se jouent des rapports de pouvoir et d'argent, de valorisation et de sous-valorisation ; le tout étant en évolution permanente depuis la fin du XIXe siècle où Bourdieu place le début des champs artistiques au sens contemporain de l'art.
Mais la prise en compte de la complexité, les approches les plus récentes, montrent seulement qu'il y a bien du chemin à faire avant de mieux comprendre le phénomène de la littérature. Ce qui ne peut pas fairel'affaire des enseignants qui ont, tout de suite, à se préoccuper d'enseigner la littérature, et sont mal à l'aise à un moment où les certitudes anciennes basculent, sans que soit proposée pour autant une didactique nouvelle.
2. Encore faut-il ne pas confondre les diverses missions de l'enseignant de français. Essayer de définir la littérature ou tenter de la faire définir par ses élèves c'est une chose -pratiquement jamais effectuée faute d'outils. Cela n'empêche pas de continuer à enseigner divers aspects du français, comme on le fait depuis un siècle, à savoir la maîtrise de la langue et le patrimoine littéraire.
Pendant longtemps on a mélangé ces missions. On a trop souvent pensé, par exemple, que faire découvrir les textes "classiques" aux enfants (ce qui ressortit au patrimoine) était une initiation à la littérature. Il n'en est rien. Ce faisant on leur fait comprendre que ces textes sont admirables, c'est-à-dire considérés comme devant être admirés dans notre société. C'est cette forme d'admiration qui surdétermine toutes les approches de ces textes canoniques (Molière, par exemple, reste, et de loin, l'auteur le plus étudié au collège ; Baudelaire l'auteur le plus étudié au lycée ; et même à l'école primaire, où il est difficile de faire étudier des textes des siècles passés, on s'efforce au moins de puiser dans les classiques de la littérature de jeunesse, par exemple: Verne, la comtesse de Ségur, les contes de Perrault ou de Mme d'Aulnoye, etc.). Or, si on était en mesure d'analyser le caractère littéraire de ces textes, on pourrait tout aussi bien utiliser les mêmes techniques pour analyser n'importe quel texte, ce qu'on ne fait pas.
Pareillement, toutes les approches contribuant à la maîtrise de la langue française par les élèves, même si l'on recourt à la linguistique, ne sert pas prioritairement à la littérature. Ou marginalement. Quand on étudie les temps et les modes, par exemple, il y a du grain à moudre du point de vue littéraire, mais il faudrait alors étudier les aspects du verbe, ce qui n'est guère concevable à l'école primaire.
La simple prudence consiste donc à savoir que quand on fait de la grammaire, on fait de la grammaire, et pas grand chose d'autre; quand on fait prendre en compte le patrimoine, on est dans une approche culturelle, et nulle part ailleurs; etc. Il est vrai que le fait de tout regrouper sous le terme générique de "français" n'a pas arrangé les choses; cela ne permettait guère de faire la distinction.
3. Autre chose encore : la lecture. D'abord on veut faire apprendre à lire aux élèves. Et quand cette première étape est franchie -même si le décodage reste longtemps balbutiant- on veut qu'ils lisent. Or, d'une part, le comportement de lecteur n'a pas grand chose à voir avec le fait d'avoir compris le mécanisme de la lecture; d'autre part ça n'a pas directement à voir avec la littérature. Etre lecteur, c'est un comportement. Comme tel, il implique l'acquisition d'un certain nombre de savoirs, d'attitudes, d'aptitudes, par les enfants. Mais comme tout comportement se greffe sur tous les comportements précédemment acquis, pour chaque enfant c'est différent. C'est cette multiplicité qui est difficile à prendre en compte pour un enseignant.
En gros, pour qu'un enfant devienne lecteur autonome, il faut qu'il ait découvert, intégré et transformé en outils tout un tas de choses : savoir ce qu'est un livre; connaître la variété des livres; connaître les lieux où on trouve des livres et le mode d'emploi de ces lieux; exploré ses propres désirs et découvert qu'ils peuvent se satisfaire dans la lecture; fait la distinction entre exercices scolaires de lecture, contraignants, et lecture autonome de désir; etc. Or chacun de ces items est très complexe et il faut beaucoup de temps pour les acquérir. Ce pourquoi les enfants qui commencent tôt, bien avant d'apprendre à lire, sont favorisés. Ils découvrent, par exemple, bébés, dans leur famille, ou à l'école maternelle, qu'un livre est un truc qui procure du plaisir, qu'il y a des pages qu'on tourne, dans un certain sens, que les images s'enchaînent pour raconter une histoire; qu'il y a quelque chose d'autre de permanent -l'écriture- et que ce sont sans doute ces signes qu'ils ne comprennent pas. Plus tard, ils découvrent les différentes variétés de livres (format, avec ou sans images, collections, éditeurs, auteurs, modes de classification, modes d'emprunt ou d'achat, etc.) Et tout ceci paraît indispensable au comportement de lecteur.
La méthode qui paraît la plus efficace, à l'école, pour faire acquérir peu à peu tout ceci, c'est ce que j'ai appelé les animations lecture. J'y ai consacré plusieurs livres et de nombreux articles, je n'y reviens donc pas ici. Sauf pour dire que si le rôle d'une animation lecture est de permettre aux enfants de découvrir, sans contrainte, le maximum de livres, dans les situations les plus variées, dans les lieux les plus variés, ces animations ont aussi l'avantage, au-delà de ces premiers effets, de pouvoir servir à introduire des techniques littéraires en faisant agir les enfants.
Les techniques littéraires, c'est quoi ?
Quand un écrivain commence à rêver d'un livre qu'il va écrire, c'est un peu comme un océan formé de tout ce qu'il est, de tout ce qu'il a vécu, senti, ressenti, océan sur lequel flottent déjà quelques îles, matérialisations de son désir. Ces îles sont des bribes diverses: une envie de personnage particulier, un thème, un type d'écriture jamais encore exploré (par exemple avec une narration en "je" et au présent alors que jusque là il n'écrivait qu'en "il" et au passé), etc.
Peu à peu, à force de rêve, de vie intérieure, chacune des îles s'étend, certaines se rejoignent, jusqu'au moment où l'ensemble devient à la fois trop vaste et trop complexe pour que l'écrivain se contente de sa mémoire ou des bribes notées sur le papier, et où il a besoin d'écrire tout ça. Or les modes de transformation de l'histoireintérieure en texte passent par de multiples techniques littéraires que l'écrivain maîtrise consciemment ou inconsciemment. La plupart du temps l'écrivain est conscient qu'il maîtrise certaines techniques apparentes (la réécriture par exemple) mais ne perçoit pas qu'il en maîtrise bien d'autres, moins apparentes (l'exploration d'un même champ lexical par exemple). Or, avec du recul, on peut parvenir à mettre à jour et à décrire un grand nombre de ces techniques. Depuis que la narratologie s'est détournée du désir de définir la littérature pour se contenter de décrire l'organisation de la littérature, quelques dizaines de ces techniques ont déjà été explorées (cela reste encore fort peu cohérent d'un auteur à l'autre, mais peu à peu on voit se dessiner des constantes).
A l'inverse, quand on lit un livre, on ne fonctionne guère différemment. A partir de ce qu'on lit initialement, des îles naissent dans sa pensée rêveuse. On va chercher au fond de soi les matériaux pour concrétiser ces îles sous forme d'images. En avançant à la fois dans sa lecture et dans sa rêverie, on relie peu à peu ces îles, jusqu'à créer un continent, c'est-à-dire attribuer un sens à ce qu'on lit. Et peu importe alors que ce sens soit différent de celui que donnerait l'auteur. Toutes les approches contemporaines mettent en avant la liberté du lecteur, ou à tout le moins sa nécessaire coopération. Les seules restrictions portent sur la prise en compte plus ou moins grande du texte.
Or entre création et lecture il y a de fortes ressemblances de fonctionnement. Pareillement, le lecteur maîtrise inconsciemment un certain nombre de techniques littéraires. Et on pourrait même dire que plus il en maîtrise, plus il est susceptible d'avoir du plaisir en lisant.
En ce sens, travailler sur les techniques littéraires, permet à la fois de former un meilleur lecteur, au sens où il est plus apte au plaisir; et également d'initier à l'écriture de type littéraire, puisque c'est devenu récemment une nouvelle mission de l'école.
En didactique, on parle d'un savoir savant à transmettre par transposition didactique. Mais jusque-là on ne disposait pas d'un savoir savant dans le domaine de la littérature. On peut donc considérer que ce savoir savant, c'est l'ensemble des techniques littéraires utilisées par l'écrivain pour construire un récit, par le lecteur, pour construire sa signification de ce récit.
Quelques techniques littéraires
- lecteur modèle
- narrateur
- espace fictionnel
- temps fictionnel
- forme, genre, ton
- mode de narration
- construction du personnage
- écriture et style (dont champ lexical et figures)
- etc.
Dans ces conditions on peut faire indifféremment travailler les enfants sur l'écriture ou la lecture, si l'on utilise les techniques littéraires en cherchant à les leur faire découvrir. A condition, bien sûr, de ne pas s'enfermer dans des exercices contraignants relevant d'une pédagogie surannée.
Exemples à partir du livre "Tropical center" Bruno Heitz, Mango Magnard
question 1: qui est le narrateur?
question 2: de quel type d'écrit s'agit-il?
question 3: à qui s'adresse le livre?
Interrompre la lecture après première page, puis après "champagne du réveillon".
1e phrase: "Dès qu'ils ont su s'armer" + image d'homo sapiens à l'ancienne.
"Ils" désigne donc un groupe humain auquel n'appartient pas le narrateur, ni le destinataire! Bizarrerie initiale.
En même temps texte + image renvoie à la forme "album".
2e et 3e phrase: "Ils ont attrapé des bêtes pour les manger. Normal. Tout le monde le fait."
Narrateur et destinataire appartiennent forcément à l'ensemble "tout le monde". Ce qui suppose donc qu'ils attrapent des bêtes pour les manger. Qui sont-ils ?
Les pages qui suivent se caractérisent par l'enchaînement et la justification des informations historiques avancées: "profiter de", "pour aller voir si", "comme... ne leur suffisaient pas, ils...", "mais...", "su remédier en...", etc. Nous voici donc devant un texte de type argumentatif similaire au documentaire scientifique ou historique. A ce stade on pourrait supposer avoir affaire à un album documentaire, par conséquent, s'il n'y avait pas ce mystère initial du narrateur et du destinataire.
Ultérieurement, phrase de jugement : "Mais il faut leur reconnaître une chose: ils ne se découragent pas vite !"
Ce qui suppose que, par ailleurs, le narrateur a des griefs contre les hommes.
Plus on avance dans le livre, plus on constate que les termes désignant les inventions humaines sont approximatifs, bien que la structure argumentative subsiste: "des bêtes à quatre pattes", "un machin à roulettes", "ces constructions", "des papiers couverts de signes", "divers engins", "des boîtes qui parlaient", "d'autres qui s'allumaient et dont l'image vivait comme la mémoire", "des boîtes à l'oeil de verre qui leur rendaient ensuite de petites images", comme si le narrateur ignorait les termes exacts.
Et pourtant, au fur et à mesure, les termes deviennent de plus en plus précis: "chariots", "les hommes (c'est d'eux dont il s'agit)" -confirmation ; "la Thaïlande", "la lune", "éléphants", "Afrique", "crocodile", "safari", "circuit" etc. Comme si le narrateur, au fur et à mesure, apprenait les mots correspondant aux choses.
Noter, cependant, que cela correspond également à un changement de forme. Désormais, il y a des phylactères où les hommes peuvent s'exprimer en direct. Comme s'il y avait un lien entre le savoir nouveau du narrateur et ce qu'il a entendu dire par des hommes. De fait, le mot lune, par exemple, figure à la fois dans le commentaire et dans la bulle, à la première page où le procédé est utilisé.
Nous avons affaire, pour toute cette partie, à un double ton parodique et faussement naïf. Parodique du documentaire scientifique; faussement naïf du narrateur extérieur à une réalité décrite (voir, par exemple, unesérie d'albums qui utilisent exactement les mêmes tons: Dr Xorgol).
"Le soir-même, je mangeai le plus gros".
Le narrateur apparaît pour la première fois, en "je" dans le texte, et en image.
"Nous allions nous régaler du troisième..."
Il y a bien là un collectif différent de celui des hommes, et les griefs informulés précédemment sont narrés à ce moment-là: capture, enfermement.
"Mais avant de les croquer, je les cuisine, je les fais parler".
Au-delà du jeu de mots, cela explique pourquoi le narrateur est de plus en plus précis tout au long du livre. Et confirme donc l'hypothèse précédente.
"Et toi aussi, petit, tu en apprendras..."
Le destinataire n'apparaît donc qu'à la dernière page. Mais il n'est pas forcément censé être le lecteur du livre. Simplement le destinataire d'un récit qui lui est narré par son père, et qui est rapporté, en plus, dans un livre, dont le lecteur modèle n'est sans doute pas un jeune tigre. Mais ce type de point de vue force pratiquement le lecteur à s'identifier au jeune tigre, contre les hommes, et donc renforce le caractère de critique humoristique du texte.
Une analyse de ce genre peut fort bien se faire en explication de texte; mais ce qui manque alors à une explication de texte c'est un substrat organisateur permettant de référer tel ou tel constat à la technique du narrateur, au genre, au ton, au destinataire, etc. Alors qu'en référant à ce substrat, on peut passer à un autre texte, très différent, tout en maintenant les mêmes catégories d'étude.
Christian POSLANIEC
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