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Technique et Culture

Dans :  Formation et recherche › 
Janvier 1996

Les enjeux de la culture technique débordent largement son champ strict d'application : où se reposent les questions de formation, de culture "tout court" et de choix de société.

 
Si l'on prend le terme de culture tel qu'il est employé communément, on doit constater que l'acceptation en est assez floue et qu'il y a souvent confusion entre un rassemblement en­cyclopédique, une érudition cumula­tive, et la culture prise comme une sorte de qualité dont, d'ailleurs, il est rarement fait état dans l'absolu. On lui adjoint généralement un second terme qui fixe les limites de ce qui est cultivé et que nous appellerons le champ de la culture : c'est ainsi qu'on parle de culture mathématique, historique, technique, scientifique, ouvrière, artisanale... avec parfois des champs de culture restreints par une double spécification : une cul­ture musicale moderne (et non clas­sique).
Un champ de culture est peuplé d'objets en rapport entre eux ou entre lesquels la culture établit des rapports. Ces objets de culture sont des êtres physiques, ou des savoirs, des savoir-faire, des principes, des schèmes ou schémas... Quant à la cul­ture générale, on peut retenir que sa généralité n'est pas due à une grande étendue du champ ou à une multipli­cité d'objets, mais plutôt à une gé­néralité instrumentale.
Dès lors nous pouvons préciser ce que nous entendons par culture au sens le plus courant : c'est le résultat d'une réflexion sur un champ. Ré­flexion qui conduit, chaque fois, à une nouvelle appréhension des rap­ports entre les objets du champ et à un nouveau niveau de culture. La cul­ture générale, souvent présentée comme une acquisition scolaire, per­met d'attaquer tous les champs de culture avec des outils omnibus, tels ceux que l'on rassemble dans les cours de logique, sous le titre des procédés généraux de la pensée ré­flexive ou avec des outils spéci­fiques plus ou moins transférables comme la méthode scientifique ou la méthode historique ou encore l'analyse technique. L'épistémologie définie comme "l'"tude de la consti­tution des connaissances valables et du passage d'un état de moindre connaissance à un état de connais­sances plus poussées" (J. Piaget) et l'épistémologie historique de G. Ba­chelard sont des méthodes plus spéci­fiques mais qui participent encore d'une culture générale. Nous avons nous-même préconisé une approche gé­nétique et systémique pour tracer une évolution et en comprendre les rai­sons.
Depuis les temps les plus reculés, les techniques de la chasse, de la pêche, de la subsistance etc... ont d'abord été inventées puis transmises par l'exemple et le contact. Mais ces techniques seraient restées figées s'il n'y avait pas eu réflexion sur elles. Même si elle fut lente, il y a eu évolution, on peut donc faire l'hypothèse d'un premier étage ré­flexif attestée par une amélioration (ou une dérive) des résultats. C'est un pas franchi, à la fois culturel et technique.
 
Le rôle de l'écrit
 
Au moyen âge apparaissent des ou­vrages imprimés (et illustrés) qui sont des recueils de pratiques algo­rithmisées. On passe d'un mode de transmission oral et ésotérique à un exposé écrit dont la présentation né­cessite une mise en ordre des pra­tiques décrites et la mise au point d'un vocabulaire écrit et graphique. C'est un nouvel effort de réflexion que l'on peut retenir comme ayant produit un peu plus de culture pour les lecteurs de ces ouvrages et une approche plus raisonnée des pratiques pour les praticiens. Bien que le terme n'ait été employé que plus tard, on peut déjà parler d'une tech­nologie pratique ou professionnelle qui vient surmonter les savoir-faire primitifs.
A partir du XVIIème siècle, la ré­flexion sur les résultats précédents donne des ouvrages de technologie gé­nérale qui ne traitent plus de cas particuliers mais présentent, induc­tivement, des lois, des principes, des préceptes, des règles. La techno­logie prend de la hauteur ; elle de­vient même, au XVIIIème siècle, une matière de culture générale avec la technologie des physiocrates-écono­mistes. Mais la généralité de la technologie lui fait perdre de son applicabilité et elle doit alors, pour faire le raccord avec le réel, ou bien s'appliquer à un milieu très spécifique ou bien se compléter d'une technologie pratique et de savoir-faire. C'est ainsi qu'apparaît, au XIXème siècle, la science indus­trielle dont les expressions intè­grent la technologie générale et la technologie pratique par une sorte de modélisation hybride dont les effets sont assimilables à ceux que donne­rait une science expérimentale dont la constitution se serait étalée sur une très longue période et qui appa­raît effectivement vers le XIIIème siècle en concurrence avec une science purement déductive découlant des théories et d'hypothèses.
Elles donneront, au milieu du XIXème siècle, la science appliquée (d'origine déductive) qui entrera alors en collision avec la science industrielle d'origine pratique in­ductive.
Un exemple précoce de cette collision qui marque un conflit d'origine et de culture (la science industrielle est pour les praticiens et la science ap­pliquée pour les ingénieurs) est donné par les tracés de la coupe des pierres et du bois qui relevaient, avant la géométrie descriptive de G. Monge, de l'art du trait et de la stéréotomie. Pour le bois, un char­pentier disposait, avec l'art du trait, d'un algorithme de tracé effi­cace mais non justifié. G. Monge, ex­cédé du manque de cohérence des prin­cipes du trait développe sa géométrie descriptive ou science générale de la description des corps qui atteint, avec des principes explicites et des méthodes rationnelles (intersections, rabattements, changements de plans), le résultat attendu : ici, la valeur qu'il faut donner à l'angle de l'arêtier ; ou là, la vraie dimmen­sion d'une pièce oblique. Mais les praticiens conserveront longtemps leurs tracés d'après l'art du trait.
 
Les temps modernes
 
Un autre exemple plus tardif nous est donné par la structuration des sys­tèmes de production à la fin du XIXème siècle. L'organisation de la production artisanale et manufactu­rière reposait jusqu'alors sur des principes qui étaient techniques quant à la structuration (hiérarchisation, répartition des tâches et des savoirs) et s'accompagnaient, quant au fonction­nement, d'une culture spécifique (respect du travail bien fait, le bien étant aussi éthique que tech­nique). Ces principes sont compromis une première fois avec la suppression des corporations et une seconde fois avec la grande industrie et l'organisation scientifique du tra­vail inspirée des principes taylo­riens. Dès lors, le savoir scienti­fique organisationnel est capté par les ingénieurs et la culture profes­sionnelle du praticien devient une culture ouvrière, souvent d'opposition, issue d'une réflexion sur la position des travailleurs dans les systèmes. La réflexion systémique (issue de la technologie des phisio­crates) génératrice d'une conscience de classe ("prolétaires de tous pays...") est la marque de la culture ouvrière de l'époque.
En même temps, l'effet culturel de l'évolution des systèmes de produc­tion sur un large public bourgeois s'accompagne de la propagation d'une édéologie pro-technique et pro-scien­tifique alimentée par la multiplica­tion des publications magnifiant l'avenir préparé par la science et la technique ; par l'acculturation de cette idéologie ; par l'éducation et surtout par les grandes Expositions universelles avec le culte du gigan­tisme et des prouesses techniques.
Le rapide parcours que nous venons de faire a surtout été axé sur les tech­niques de productions matérielles : il faudrait aussi considérer d'autres techniques (agricoles, médicales, bancaires...) génératrices, elles aussi, de cultures spécifiques (si on y regarde de près) mais qui sont toutes surmontées d'une culture tech­nique générale si l'on se place à un niveau d'examen et de réflexion assez élevé.
Quant à la science, si nous repre­nions, comme nous l'avons esquissé pour la technologie, son évolution du point de vue épistémologique et his­torique, nous verrions qu'elle ne permet pas de développer un concept de culture scientifique symétrique de celui de culture technique et que c'est abusivement qu'on amalgame les deux cultures.
 
Les enjeux
 
La science est une action pensante, elle est tournée vers la compréhen­sion. la technologie est une pensée active. La réflexion sur la science donne une culture scientifique re­pliée sur elle-même. La réflexion sur la technologie donne une culture technique en relation avec le monde environnant.
Ce que nous suggérons, c'est de mettre la technique et la science sous le contrôle d'une culture clair­voyante et agissante. C'est ce que proposait G. Simondon pour qui la culture technique ne pouvait être construite que sur une technologie issue d'un étage élevé de réflexion puisqu'il l'assimile à "une science inductive et générale des scèmes (ou des principes) techniques". Cette culture exige la connaissance objec­tive et opératoire du monde technique (et scientifique) mais aussi, au-delà, une aptitude à la pensée symbo­lique et universelle, c'est à dire proprement philosophique. Tel devrait être l'un des contenus d'une forma­tion pour les enseignants de toutes les disciplines, de tous les étu­diants et d'une façon générale de tous les citoyens car la culture technique ainsi comprise intervient dans les débats les plus quotidiens ou les plus élevés : le fonctionne­ment d'un grille-pain mais aussi l'écologie, le devenir de nos socié­tés industrielles et l'éthique de la technique et de la science.
Yves Deforge
Chargé de cours à l'Université de Compiègne
Inspecteur des enseignements tech­niques honoraire
Cet article est tiré de la revue Ar­gos n° 13, avec son aimable autorisa­tion.
 
Notes bibliogra­phiques :
On trouvera des développements et une bibliographie relative au texte qui précède dans les trois ouvrages sui­vants :
Y. Deforge, Technologie et Génétique de l'objet industriel, Maloine, Pa­ris, 1986
Y. Deforge, L'oeuvre et le Produit, Champ Vallon, Seyssel, 1990
Y. Deforge, De l'éducation technolo­gique à la culture technique, ESF, Paris, 1993
 

 

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