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Les "bavardeurs"

Mars 1996

Il y a dans nos villages, les "babillaïrés" et les "travaillaïrés" - les bavar­deurs et les travailleurs.

Le travailleur travaille d'abord. C'est dans son tra­vail, à travers et par son travail, qu'il réflé­chit, qu'il apprend, qu'il juge, qu'il sent et qu'il aime.
Le "bavardeur" parle d'abord. La supériorité que le tra­vailleur de­mande à son ingé­niosité et à sa te­nacité, il prétend la tirer, lui, de son habileté à manoeuvrer les mots et à ajuster les sys­tèmes dans un enchevêtrement de règles et de théories dont il est le grand prêtre. C'est ce qu'il appelle prétentieu­sement la "logique" et la "philosophie".
Vous apprenez à monter à bi­cyclette comme tout le monde ap­prend à mon­ter à bicy­clette. Les "bavardeurs" vous expli­queront que c'est là une erreur : ne faut-il pas connaître, au préalable, les lois de l'équilibre et les exigences de la mécanique ?
Mais eux ne savent pas monter à bi­cyclette !
S'ils osaient, ils vous prou­veraient que vous avez tort de laisser parler vos bébés de façon si peu scientifique, et ils vous enseigneraient à longueur de jour­née les lois iné­luctables du vrai langage.
Mais vos enfants seraient muets !
Ces mêmes bavardeurs nous ont per­suadés de la nécessité de commencer l'expression écrite par l'étude mé­thodique de la grammaire et de pro­céduer graduellement du mot à la phrase, de la phrase au para­graphe, puis au texte com­plet.
Ils connaissent la grammaire, mais ils ont perdu le don de l'écrit suggestif et vivant.
Ils nous disent de même, avec une impudeur qui n'a d'égale que notre crédulité, les ver­tus du labour et les charmes bucoliques des travaux des champs. Car leur rôle n'est pas de labourer mais de par­ler. Et c'est dans une salle quiète qu'ils expliquent avec science et logique comment on la­boure, et ce que nous di­sent les sillons fraichement labou­rés, ou les lignes de peu­pliers pleurant à l'automne les larmes d'or de leurs feuilles mou­vantes.
Mais eux ne savent pas labou­rer !
Je n'ai rien à dire à mon ap­prenti laboureur, sinon les mots denses qui apportent au moment voulu les conseils pra­tiques ou les gestes at­tendus, et les sentiments in­times qui se traduisent d'un mouvement, d'un regard ou d'un si­lence.
Mais il se haussera à cette philo­sophie des sages qui est l'aboutissement de la science, de la logique et du travail.
Et il sait labourer !
C. Freinet "Les Dits de Ma­thieu" Oeuvres pédagogiques n°2 (Seuil)