Dans : Principes pédagogiques › communication ›
Mai 1996
La réalisation des autoroutes de l'information a pour base la constitution de réseaux utilisant le téléphone, la télématique, la télécopie. Leurs ancêtres scolaires, à l'époque où Freinet enseignait, étaient la correspondance scolaire, l'échange de journaux, de lettres et de colis, le voyage-échange. Freinet avait donné ainsi naissance aux premiers "réseaux" scolaires avec des moyens limités et accessibles aux moins fortunés.
Actuellement, ces moyens se sont enrichis de techniques et d'instruments qui ont leur place dans la vie courante des adultes. Au niveau le plus modeste nous connaissons les réseaux d'échanges de savoirs des Heber-Suffrin (1) et à l'autre extrémité, les réseaux mondiaux du type INTERNET, le plus grand réseau informatique du monde connectant trois millions d'ordinateurs de 146 pays. Développé par d'anciens hippies, le système est basé sur le partage et la gratuité. Il faut disposer d'une ligne téléphonique, d'un ordinateur et d'un modem et prendre un abonnement auprès d'une société (Calvacom) proposant un accès au réseau mondial (droit forfaitaire annuel 360 F, droit d'accès mensuel 240 F, tarif horaire de connexion : 80 F). Renseignements (1) 34 63 19 19.
Les idéalistes d'Internet se fixent pour objectif l'avènement d'une véritable "démocratie électronique" dans laquelle chaque citoyen pourrait faire entendre sa voix. La revue américaine TIME (2) pose, à ce sujet, la question fondamentale : le peuple est-il capable de prendre des décisions plus sages que ses représentants ? Les fondateurs des USA avaient fait le choix d'une démocratie directe. Le spectre des passions populaires inquiétait James Madison : "L'opinion doit passer par le filtre d'un corps de citoyens avisés". A côté de la crainte de la passion des masses, il y avait la méfiance vis-à-vis des factions, des lobbies : actuellement Meet Jack Brown" est un lobby qui peut expédier 10000 fax par nuit au Congrès et fournir des textes de lois de remplacement à ses membres. Un Américain sur six fait partie d'un lobby : celui des buveurs de bière (Beer drinkers of America) qui demande l'abaissement des taxes sur la bière, compte 100000 membres (les téléphones cellulaires permettent aux lobbistes de suivre les débats parlementaires). Dans "Demosclerosis", Jonathan Rauch prédit la paralysie des gouvernements par le harcèlement des électeurs.
Les réseaux ne favorisent pas nécessairement la convivialité et la solidarité entre leurs membres : "chacun espère communiquer avec le monde entier mais en restant enfermé chez soi. Les rues se vident. Les gens s'ignorent ou s'évitent, les lieux et les moments de rencontres collectives vraies se font rares. Chacun est contraint à des ajustements temporels de plus en plus serrés ; on est tiraillé entre le temps qu'on gagne grâce aux innovations techniques de toutes sortes et le temps qu'on perd du fait de l'asphyxie croissante de l'espace urbain, du fait aussi de la rigidité croissante des rythmes de vie qu'entraînent ces mêmes innovations". (3) Face à cette détérioration des relations humaines, J.Chesnaux plaide pour un universel véritable, "un universel fondé sur la pluralité et non sur l'uniformité réductrice, la banalisation standardisée, un universel qui procéderait du réenracinement dans le local et non de la négation obstinée de celui-ci" (4).
Ce réenracinement dans le local qui, plus que Freinet l'a revendiqué, lui qui a défendu l'école rurale, les classes à petits effectifs, l'aménagement en ateliers des locaux scolaires, la concertation entre les élèves ? Tout cela en vertu de ce qu'il considérait être la première loi fondamentale : LA VIE EST.
"Toute notre pédagogie visera à conserver et à accroître le potentiel de vie que les méthodes traditionnelles entament jusqu'à l'éliminer" (Freinet).
La menace des méthodes traditionnelles cède la place maintenant à des méthodes d'avant-garde qui ne sont pas pour autant soucieuses de privilégier une vie plus épanouissante. la recherche de l'innovation à tout prix peut conduire tout droit à une "pédagogie du spectacle". Dans la foulée du sport spectaculaire, l'enseignement peut faire appel à une pédagogie spectaculaire, au journal scolaire, à la production d'émissions de radio à l'école, de réalisations vidéo parce que c'est par ces manifestations que les jeunes ont l'impression d'exister. Citons Guy Debord (5) : "tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une REPRESENTATION. Le spectacle n'est pas un ensemble d'images mais un rapport social entre les personnes représentées par des images. Le spectacle soumet les hommes vivants dans le mesure où l'économie les a totalement soumis (...). Or les conditions modernes de la production ont créé une immense accumulation de spectacles".
Freinet était avant tout un pragmatique. Selon André Giordan (6), "la pragmatique correspond à une forme de pensée conduisant à l'action, notamment dans la recherche de solutions, du moins d'approximations sur le court et le moyen terme". Elle doit conduire à gérer les changements alors même que les données, les règles du jeu évoluent de jour en jour.
André Giordan estime qu'il n'est plus possible de concevoir les programmes et les activités comme cela a été le cas dans le passé. "Les connaissances augmentent considérablement : les savoirs doublent tous les dix ans et la moitié des données en technologie est périmée au bout de cinq ans. Neuf dixièmes des connaissances que les élèves auront à maîtriser au cours de leur vie n'ont pas encore été produites. En conséquence, il faut apprendre aux élèves à acquérir des méthodes pour accéder aux informations, les trier, les mobiliser à bonescient en rapport avec les questions à traiter. De cette nécessité découle une attitude critique afin que les élèves ne soient pas perdus dans un flot continuel d'informations."
Et l'auteur de conclure :" Pour sortir de son attitude frileuse, l'école doit faire une plus grande place à l'approche du local, intégrer d'autres structures culturelles (musée, clubs, médiathèques, bibliothèques, groupes d'échange de savoirs...)".
Roger Ueberschlag
(1) Heber-Suffrin C. et M., le cercle des savoirs reconnus, Paris : Desclée de Brouwer, 1993.
(2) Wired Democraty : How electronic populism threatens to short-circuit representation government in America (comment le populisme électronique menace de court-circuiter le gouvernement des représentants en Amérique) Time du 23 janvier 1995.
(3) Parrochia D., Philosophie des réseaux, Paris : P.U.F. 1993
(4) Chesneaux J., Modernité - monde, Paris : La Découverte, 1989.
(5) Debord G., La Société du spectacle, Gallimard, 1967.
(6) Giordan A., L'école en débat, un autre enseignement, L'Enseignant n° 23, 4 juin 1994.
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