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Ecole et familles : le rapprochement qui s'impose

Juin 1996

"L'école ne peut instruire que les gens déjà éduqués" H. Arendt

 
                La vie de l'enfant ne s'arrête pas aux portes de l'école. C'est un des postulats de base de la pédagogie Freinet qui s'est édifiée contre le scolastisme austère de l'école Jules Ferry.
Un enfant ne se coupe pas en tranches, il faut l'appréhender dans sa globalité. Convaincus du bien-fondé de ces affirmations, nombre de pédagogues s'ingénient à les concré­tiser au quotidien en centrant leurs pratiques sur l'enfant.
                Cependant, dans la perspec­tive d'une pédagogie populaire, ce parti-pris ne n'amène-t'il pas à al­ler voir au-delà? Car non seulement la vie de l'enfant ne saurait s'arrêter aux portes de l'école mais la vie extrascolaire s'avère le plus souvent déterminante dans le devenir scolaire et social de chaque enfant.
Combien d'enfants patissent du déca­lage culturel entre l'école et leur famille? Combien se trouvent pris entre ces deux feux? Combien ne "réussissent" pas pour ne pas trahir leur milieu d'origine?
                Il ne manque pas de travaux en sociologie et psychologie de l'éducation pour appuyer aujourd'hui cette thèse. On peut citer entre autres les récentes études de B. La­hire.
 
 
               
Se centrer sur la famille
 
Aussi dans une optique résolument vo­lontariste, et tout en étant conscient des limites de la démarche et des inévitables résistances, nous pensons que l'effort d'attention ne saurait s'arrêter à l'enfant. Ne faut-il pas désormais se centrer sur l'enfant et son environnement socio-affectif? Et dans cet univers, on ne peut ignorer l'influence familiale (parents, fratrie) au moins jusqu'à l'adolescence. Les attitudes et com­portements éducatifs, le rapport au savoir manifestés dans la famille sont déterminants dans la grande ma­jorité des cas.
Faire l'impasse sur ces aspects re­vient à s'arrêter au milieu du gué, quelque soient les trésors d'imagination pédagogique déployés par ailleurs. Car l'école affiche des exigences, un mode de fonctionnement, un système de valeurs qui transcen­dent toutes les pratiques pédago­giques quelqu'elles soient. L'autonomie, la responsabilité, la curiosité intellectuelle, le sens de l'effort, la rigueur, l'aptitude à l'analyse sont des vertus particuliè­rement valorisées à différents degrés dans n'importe quelle classe et au-delà dans l'univers social. Or on sait que ces attitudes sont cultivées pour une large part dans la sphère familiale, héritage dont l'école sert essentiellement de miroir au détri­ment de ceux qui n'en disposent pas ou peu. Quand bien même des pratiques coopératives tendent à développer ce genre d'attitudes, les écarts socio-culturels du départ seront rarement comblés totalement, l'orientation scolaire ajoutant souvent une touche de discrimination supplémentaire.
Dans ce domaine de l'héritage cultu­rel, les pratiques de langage en tant qu'expressions d'un certain rapport au langage restent aussi très discri­minantes au sein de l'école. Et on sait là aussi le poids fondamental des pratiques familiales dès la pe­tite enfance.
Forts de cette analyse, nous avons entrepris sur le groupe scolaire des actions de rapprochement avec les fa­milles les plus distantes de l'école.
On sait la connivence culturelle qui existe traditionnellement entre cer­taines catégories sociales (les classes moyennes, moyennes-supé­rieures en l'occurence) et l'école, a fortiori quand celle-ci pratique une pédagogie active. Il n'est pas ques­tion d'abandonner les collaborations fructueuses avec ces catégories de parents qui interviennent et partici­pent beaucoup à la vie de l'école. La vigilance s'impose toutefois face à l'entrisme intéressé de certains.
Mais dans l'affaire, notre attention se porte plutôt sur les familles qui nous sont globalement les moins ac­cessibles. Et chercher à réduire la distance entre école et familles ne doit pas se faire à sens unique Trop souvent dans les relations avec les parents, les enseignants n'envisagent les éventuels rapprochements que dans un seul sens. Tacitement, c'est aux parents de venir sur le "terrain" de l'école et non l'inverse. Nous conce­vons rarement la relation d'un point de vue empathique, en partant de ce qu'est chaque famille. Pour notre part nous avons opté pour cette poli­tique des petits pas. Nous savons pertinemment qu'en abordant le pro­blème de cette façon nous serons ame­nés régulièrement à "mettre de l'eau dans notre vin".
 
Commencer par ouvrir la porte
 
Maintenant, en y regardant de plus près, on constate que la distance école-famille peut être de différents types (relationnelle, psychologique, physique, philosophique, culturelle). En réalité, la distance englobe tou­jours plus ou moins ces différentes composantes, atteignant des propor­tions irréductibles pour certaines familles.
               
Il est courant d'entendre les ensei­gnants se plaindre de leur difficulté à rencontrer certains parents. Mais, alors que c'est la condition de base d'un rapprochement, comment demander à ces familles de répondre présentes quand leur entrée à l'intérieur de l'école est exceptionnelle. Et bien souvent c'est pour entendre un concert d'appréciations négatives sur leur enfant.
La possibilité d'entrer quotidienne­ment, presque spontanément, dans les locaux scolaires, d'être en relation directe avec les maîtres semble une condition sine qua non de rapproche­ment. L'appropriation physique de l'espace scolaire, la cordialité et la fréquence des relations entre adultes constituent une base pour al­ler au-delà. Que ces parents aient la possibilité d'entrer dans la classe chaque jour - certains pourront même assister voire participer à certaines activités - histoire de sentir le pouls de la classe, de se familiari­ser avec le contexte, qu'ils aient le loisir de questionner très régulière­ment le maître ou la maîtresse, cela crée une toute autre atmosphère rela­tionnelle. Cela implique aussi une grande disponibilité des maîtres(ses), notamment dans les pe­tites classes mais l'effort en vaut la chandelle quand on mesure par la suite l'intégration de chacun.
Evidemment cela s'accompagne de ren­contres plus formelles, réunions de présentation du travail et de l'organisation de la classe et ren­dez-vous ponctuels avec chaque fa­mille. Ces derniers sont très impor­tants pour affiner notre appréhension de chaque enfant en sondant son envi­ronnement familial. Cela nécessite une écoute qui mériterait à elle seule une formation. C'est l'occasion aussi de fixer et d'ajuster si néces­saire des contrats tripartites (parents - enfant - enseignant) qui se montrent souvent suivis d'effets. Toute la difficulté réside dans la singularité de chaque situation. Pour certains enfants la mobilisation des parents sera inutile voire préjudi­ciable à l'enfant. Le contrat ne se négocie alors qu'avec celui-ci.
Cependant, parvenus à ce stade de la démarche, nous considérons encore n'avoir fait que la moitié du chemin.
Aux réunions collectives, nécessaire pour diffuser certaines informations mais aussi parfois certains conseils pédagogiques et éducatifs, dans le but de mettre école et familles en phase, on regrette souvent de ne pas voir tous les parents. Et évidemment, les moins assidus sont généralement ceux qu'on aimerait voir les plus concernés par ce genre de rencontres.
D'autre part on constate que malgré tout le temps passé avec certains pa­rents, le message ne passe pas, tout simplement parce que nous ne parlons pas le même langage. Les instits n'ont-ils pas une fâcheuse tendance à employer un jargon pédagogique assez hermétique pour de nombreux parents, sans forcément en avoir conscience d'ailleurs?
Enfin le rapprochement entrepris jusque-là reste à caractère normatif, unilatéral, des familles vers l'école même si, lors des rencontres indivi­duelles, l'instit doit parfois venir sur le terrain des parents (Je pense entre autres au travail à la maison, fréquente source d'angoisse paren­tale).
 
Agir autrement
 
A partir de là nous avons envisagé un autre type d'actions dans l'optique d'un rapprochement en sens inverse.
Devant l'absence persistante de cer­taines familles dans les réunions collectives, nous avons avancé quelques hypothèses. Dans ce genre de rencontres ce sont aussi un peu tou­jours les mêmes qui prennent la pa­role (qui s'en sentent le droit?), cette catégorie de parents évoquée plus haut, en phase avec l'école et son univers culturel. Pour les autres, ce sont autant d'occasions de mesurer leur incompétence, leur illé­gitimité à causer de, tout du moins avec les mêmes armes. D'où la tenta­tion de fuir, de ne pas participer et de déléguer aux "experts". "Le maître, c'est son domaine, il est payé pour ça. Moi, je n'y connais rien." Et d'attendre les résultats, quitte à réagir ensuite, et parfois agressivement s'ils ne sont pas à hauteur des espérances. En outre, un certain nombre de parents ont beau­coup de difficultés à se libérer en soirée, en raison de leurs charges familiales.
Depuis trois ans, nous avons donc mis sur pied un autre type de réunions visant spécifiquement ces familles (une trentaine sur l'école). Aussi souvent qu'il peut se le permettre, le directeur organise des rencontres avec celles-ci en après-midi sur son temps de décharge. Les invitations font toujours référence à l'objectif de réussite scolaire auquel ces pa­rents s'avèrent être très attachés contre bien des idées reçues. Le pro­blème est plutôt qu'ils se montrent souvent démunis quant aux moyens et stratégies à mettre en oeuvre pour y parvenir.
Ces rencontres prennent donc la forme de tables rondes au cours desquelles chacun soumet ses questionnements d'ordre éducatif. Le groupe tente d'y apporter ses réponses, le directeur jouant avant tout le rôle d'animateur, avec l'attitude de ré­serve qui s'impose. Le but est peut-être plus de susciter de nouvelles questions que d'apporter des réponses indiscutables. L'essentiel est bien souvent de se mettre à distance de sa propre éducation et de l'influence de celle-ci. Il arrive aussi qu'on y dé­batte à partir du visionnement de cassettes vidéo abordant des pro­blèmes éducatifs.
Une quinzaine de parents a participé à un moment ou un autre à ces ren­contres, et parmi les plus assidues, des mamans maghrébines (certaines traduisant pour les autres).
Les sujets les plus souvent abordés concernent le travail à la maison, la lecture, les relations avec les en­fants, la discipline, la télévision, les occupations des enfants. Ils ont suscité la réalisation d'affichettes, souvent humoristiques, évoquant des situations courantes de la vie fami­liale en relation avec l'école et ac­compagnées d'un dialogue ou d'un slo­gan. Elles figurent dans le hall de l'école au vu de toutes les familles.
 
Une première ini­tiative des Pa­rents
 
Suite aux premières réunions des pa­rents maghrébins ont décidé de prendre les choses en main en solli­citant une jeune femme diplômée de leur communauté pour qu'elle encadre le travail du soir auquel ils accor­dent une place primordiale. C'est un des terrains sur lesquels nous sommes amenés en tant qu'enseignant à faire quelques concessions, au moins dans un premier temps, si on veut pousser la collaboration plus loin. Tous les soirs, dans des locaux de l'école, elle prend donc en charge un atelier d'aide aux leçons avec la participa­tion quasi systématique de 3 ou 4 mamans. Même si celles-ci sont pour la plupart analphabètes, leur pré­sence a valeur de caution morale, d'autorisation implicite pour leurs enfants à se mobiliser scolairement. Bernard Charlot a montré dans une de ses études récentes l'influence de tels comportements parentaux dans le devenir scolaire de leus enfants. La façon dont ces ateliers sont menés a pu parfois heurter nos conceptions pédagogiques. Il reste qu'au-delà d'une implication plus importante de certains parents dans la vie de l'école, on a noté aussi des effets sensibles sur l'attitude scolaire des enfants concernés. En outre, la per­sonne qui encadre ces ateliers du soir participe régulièrement aux ate­liers que nous organisons dans nos classes. Elle a pu découvrir ainsi d'autres manières de faire avec les enfants et évoluer dans son approche des ateliers du soir.
La collaboration est, il faut bien l'avouer, beaucoup plus délicate avec de nombreuses familles françaises concernées par cette démarche. A la différence des familles maghrébines, celles-ci sont souvent très isolées et rencontrent des difficultés so­ciales et économiques qui les main­tiennent à l'écart de préoccupations culturelles relatives à l'école. C'est de leur part que la délégation est la plus forte sans que cela si­gnifie pour autant total désintérêt pour le devenir scolaire de leurs en­fants.
 
Mais il ne suffit pas toujours de se causer
 
Arrivés à ce point, on en reste tou­jours au niveau du discours avec toutes les difficultés d'interprétation et autres malenten­dus que cela peut entraîner mais aussi toutes les incertitudes quant aux effets éducatifs au sein de la famille.
La réflexion, la discussion peuvent constituer une étape, le passage à l'acte éducatif n'en est pas forcé­ment le corollaire. En l'occurence, il nous semblait que le "faire" et le "voir faire" seraient autrement plus efficients. Mais en même temps, il nous fallait éviter les écueils de la normalisation à tout crin. D'où l'idée de théâtraliser des situations ordinaires dans la famille et dans les rapports spécifiques parents-en­seignants. La réalisation d'un film donnant à voir différentes réponses, des plus caricaturales aux plus "pertinentes", constitue la finalité de ce projet. Ce film devrait servir de base concrète de débat lors de fu­tures rencontres parents-enseignants en petits ou grands groupes. L'objectif est donc plus de susciter des questions, de provoquer des re­mises en cause que d'apporter des ré­ponses toutes faites.
La formule du théâtre-forum inspirée des techniques d'Augusto Boal nous apparut tout de suite la plus appro­priée.
Restait à trouver les financements que l'IA via la ZEP de notre circons­cription nous a attribués dans le cadre du Plan pour un service public de proximité.
Six parents de l'école se sont lancés dans la mise en scène d'un théâtre-forum sous la houlette d'une anima­trice professionnelle. Ils ont parti­cipé activement à la construction du scénario qui laisse ainsi une place importante aux préoccupations des pa­rents, à côté de la commande spéci­fique de l'équipe pédagogique.
Pour qui ne connaît pas le principe du théâtre-forum, il repose sur l'interactivité acteurs-public. Toutes les scènes sont présentées sans interruption dans un premier temps. Puis certaines, sujettes à controverse, sont rejouées une deuxième fois, le public étant appelé à remplacer les acteurs à tout moment pour exprimer son désaccord et pré­senter ce qu'il ferait dans la situa­tion en cours.
Huit rencontres sont prévues sur le quartier et dans des écoles de la circonscription. Trois ont déjà eu lieu en mai-juin 95. On peut affirmer d'ores et déjà que le caractère vi­vant et convivial de ces rencontres, le fait qu'elles laissent libre cours à l'humour, l'émotion et l'improvisation suscitent un intérêt croissant dans le quartier. En deça de l'objectif final, on peut dire que chaque rencontre constitue une fin en elle-même. Seul bémol, la difficulté coutumière à attirer la catégorie de parents la plus distante de l'école, destinataire pourtant privilégiée de l'action. Cependant, il nous restera toujours le produit final, exploi­table dans d'autres cadres, et pour­quoi pas individuellement. Une cas­sette vidéo peut être visionnée chez soi.
 
Un travail en par­tenariat
 
En outre, toutes ces actions se fai­sant en collaboration et en concerta­tion avec les travailleurs sociaux du quartier, les morceaux choisis du théâtre-forum ne manqueront pas d'être valorisés dans le cadre de centres sociaux. Il nous semble que la coopération avec ce genre de structures est incontournable si on veut aborder le problème de la rela­tion école-famille. Notre partenariat avec le centre social du quartier s'est particulièrement développé ces dernières années. Cette évolution part du sentiment partagé qu'on ne pouvait indéfiniment "couper en tranches" la question éducative.
Pour donner une illustration de ce partenariat, depuis 1992 l'association de parents de l'école emploie, sous l'égide de la FOL, deux objecteurs de conscience pour animer la BCD de l'école et encadrer des ateliers. Hors temps scolaire, ceux-ci interviennent comme animateurs au centre social, assurant ainsi un lien entre école et structure de quartier au regard d'un certain nombre de fa­milles. Entre autres interventions, ils se rendent régulièrement, le mer­credi, avec une "charette à livres" au bas des tours du quartier pour des animations-lecture.
De la sorte des décloisonnements ins­titutionnels s'opèrent sur la base d'un objectif commun, la réussite de l'enfant. Celui-ci quand il apprend ne saurait se réduire au statut d'élève auquel l'école a encore trop tendance à le cantonner.            
L'impact de toutes ces actions est-il évaluable, en terme de progression scolaire des enfants? Nous admettrons que nous sommes réduits ici à des spéculations empreintes de subjecti­vité. Mais l'essentiel n'est-il pas ailleurs? Au-delà d'un investissement plus important de certains parents... et de leurs enfants dans la sphère scolaire, le but n'est-il pas de (re)lancer des dynamiques éducatives là où règnent apathie et sentiments d'impuissance ?
 
Un projet pour al­ler plus loin...
 
La mise en place du système des Arbres de la Connaissance dans et au­tour de notre école devrait sans au­cun doute donner une dimension supé­rieure à ces tentatives de rapproche­ment, en conciliant des espaces de savoirs qui s'ignorent encore trop.
Edifier une "société pédagogique" est aujourd'hui un horizon assez exal­tant. Cela impliquera certainement de faire sauter bien des verrous au sein du monde éducatif. Le statut forcé­ment évolutif de nouvel éducateur mé­rite bien d'être reconsidéré dans cette perspective.
Souscrivant pleinement à ce projet, il nous faut désormais trouver les moyens de sa réalisation.                   
 
                                                                                                                             Pierrick Descottes    Octobre 1995