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J'aime deux choses

Mars 2000

Chronique

J'aime deux choses
 
Le carnet, couvert d'un tissu satiné rose, est orné d'un couple d'angelots se tenant enlacés, sur fond de coeurs entrecroisés. Un ruban pailleté scintillant ferme les deux pages de couverture par un large noeud. On ne peut rêver plus sirupeux, plus mièvre, plus kitsch.
Et pourtant, le carnet ouvert livre de l’encore plus sirupeux, plus mièvre, plus kitsch : les "poésies".
Toutes, ou peu s'en faut, sont calquées sur le modèle :
J’aime deux choses
Toi et la rose
La rose pour un jour
Et toi pour toujours.
 
Je pensais pouvoir y échapper cette année. On était en juin. D’ordinaire, c'est en mai qu'ils fleurissent, avec le printemps. C'est à cette époque que les gamines de l'école élémentaire ressortent leur "carnet de poésie" dans lesquels tous les copains - copines de la classe, tous les adultes de l'entourage immédiat sont invités à réaffirmer, dans un genre poétique, leurs sentiments éternels.
Juliette m'avait pourtant prévenue : "Ça y est, je n'y ai pas coupé. Ils sont là ! J’en ai cinq sur mon bureau. Et toi ?
- Non, ouf ! rien cette année."
A la campagne, les enfants ont toujours un peu de retard sur ceux de la ville. Avec de la chance (avec "beaucoup" de chance) on m'oubliera.
Eh bien non. Les carnets nouveaux sont arrivés. En voici deux, en voici trois qui n'attendent que la bienveillance de ma plume.
Comment réagir ? Je ne peux dire aux demoiselles qui se mettent entières dans ces petits carnets, que cette littérature-là n'a de poésie que le nom qu'elles lui donnent. Qu'on nage ici en pleine eau... de rose et que la poésie, c'est autre chose. Mais est-ce juste au fond ? Car ce quelque chose qui a à voir avec la "vraie" poésie se retrouve pourtant bien là, l'essence de la poésie, le désir de dire l'indicible, le désir, à travers ces pauvres mots dont on pense que la magie se cache derrière des bouts rimés, de dire l'intraduisible, de signifier ce dont ils ont besoin, tous ces mômes, et qu'ils aimeraient voir exprimer ici... Jérôme dix ans : « La poésie, moi j'aime, parce que c'est pour dire ce qu’on n'arrive pas à dire avec nos mots simples.
- Quoi par exemple ?
- L’amour ».