Mars 2011
Comment les élèves raisonnent en orthographe.
Dès lors que l'on essaie de mettre en place un enseignement individualisé de l'orthographe dans ses classes, l'on est amené à recenser les champs d'erreurs faits par chacun de ses élèves. Il s'agit dans ce cas de catégoriser et de quantifier la nature des erreurs par rapport à la norme orthographique. L'enseignant réalise, lui-même ou avec ses élèves, des grilles qui vont permettre à ceux-ci de se rendre compte que leurs erreurs ne se produisent pas de manière aléatoire, qu'ils maîtrisent certains problèmes mais que des acquisitions restent à consolider ailleurs. Ce type de démarche est nécessaire pour établir un diagnostic individuel qui va lui même permettre un travail individuel à l'aide de différents systèmes autocorrectifs par exemple.
Mais, si ce travail permet de repérer les points à traiter en priorité, il ne dit pas pour autant pourquoi l'élève a fait l'erreur. De vastes débats agitent périodiquement les salles de professeurs : est-ce dû à une méconnaissance de " la règle ", est-ce par " étourderie ", " inattention ", " paresse ", " sottise ", " manque d'intérêt ", ou bien y a-t-il eu de sa part un raisonnement qui a produit une erreur d'orthographe ?
En tout cas, force est de constater que, dans nombre de cas, faute d'hypothèse réelle sur l'origine des erreurs, celles-ci persistent.
Du coup, pratiquant depuis des années l'enseignement individualisé de l'orthographe avec des élèves en difficulté, je me suis dit : " Si je leur demandais pourquoi ils font tel choix orthographique, que me répondraient mes élèves ? "
Pendant un an, j'ai donc posé cette question le plus souvent possible, dans toutes les situations scolaires qui nécessitaient un passage à l'écrit en essayant de noter fidèlement les réponses des élèves. C'est l'ensemble de ce travail que je voudrais présenter dans les lignes qui suivent.
Deux grands cas de figure se présentent :
Il arrive souvent que la réponse de l'élève ne donne pas de justification ce qui rend fortement aléatoire la moindre interprétation. Il va par exemple dire : " Je ne sais pas." ce qui peut vouloir dire qu'on ne lui a jamais présenté la notion qui permette de résoudre le problème, ou qu'il ne l'a pas entendue (pour différentes raisons), au moment où elle a été exposée, ou encore qu'il n'arrive pas à formuler une phrase expliquant ce qu'il a fait. Souvent il est amené dans ce cas à répondre dans l'ordre de l'évidence : " Ben, c'est comme ça ! "
Mais dans bon nombre de cas les élèves produisent des justifications de divers ordres. C'est ce deuxième point qui nous intéresse plus particulièrement.
On n'oubliera pas cependant que, dans une telle situation de questionnement, de surcroît inhabituelle, l'élève est si l'on peut dire " sommé " de répondre et produit peut-être des justifications rétroactives qui ne traduisent pas nécessairement ce qu'il a effectivement fait en situation. Néanmoins, au fil des réponses, se dessinent des lignes de force, des champs de problèmes qui, reviennent régulièrement.
Bien sûr, ces catégorisations, empiriques, hétérogènes, sont fonction des capacités de lecture de l'enseignant. En l'état, elles permettent cependant d'y voir un peu plus clair. Qu'est-ce qui revient régulièrement ?
Des effets de généralisation par analogie :
Ceci est aisément repérable dans le cas de l'orthographe lexicale et il est parfois malaisé s'il s'agit d'un effet scolaire (cf la partie consacrée à ce problème) ou d'un raisonnement spontané.
" J'ai écrit un cauchemard parce je pense à d'autres mots en ard ".
"J'ai écrit la bontée parce que j'ai remarqué que les noms féminins en é prennent un e ".
Une observation des constantes dans les erreurs permet également de les repérer en orthographe grammaticale.
Ainsi, constatant qu'un élève écrit à chaque fois il en début de phrase Ils, même devant un verbe postérieur immédiat au singulier, je lui demande pourquoi il fait cela :
" Quand il est en début de phrase, il prend toujours une majuscule et un s. C'est toujours comme ça ".
Un autre écrit toujours les verbes au singulier après qui :
" J'ai remarqué que c'est toujours comme ça ".
Un autre va dire :
" J'ai toujours mis je + t ".
IL s'agit dans ces deux cas de tentatives de généralisation que l'élève construit à partir d'un raisonnement empirique personnel fondé sur des constantes repérées sur un corpus limité. On a l'impression que ce sont parfois des constatations très anciennes qui ne sont plus réinterrogées, tant elles ont pris la force de l'évidence. Du reste, si le professeur s'avise de dire qu'elles sont fausses, les élèves ne le croient pas et continuent à affirmer la pertinence de leur choix. Seul un travail personnel de vérification sur des exemples contradictoires est susceptible d'ébranler les certitudes de l'élève.
Des résistances sémantiques (la représentation que l'on a du réel ne coïncide pas avec la norme orthographique) :
Ceci est particulièrement net sur des problèmes de nombre et de genre dans des situations très variées :
LE GENRE
- résistance aux règles d'accord des adjectifs :
" J'ai écrit un bateau jolie parce que c'est les filles qui sont jolies".
"A mon avis, coquette ne peut pas avoir de masculin parce que c'est les filles qui sont coquettes ".
" J'ai écrit un bateau jolie parce que c'est les filles qui sont jolies".
"A mon avis, coquette ne peut pas avoir de masculin parce que c'est les filles qui sont coquettes ".
LE NOMBRE
- refus de l'invariabilité des adjectifs numéraux cardinaux :
" J'écris quatres soldats parce qu'il y en a plusieurs ". On retrouve le même raisonnement pour vingt, trente, mille...
- Confusions relatives aux adjectifs numéraux ordinaux : " J'écris le deuxièmes parce que j'en voix deux ".
- refus de l'invariabilité de mots ayant un sens pluriel :
" Moi je mets un s dans on est ensembles parce qu'on est plusieurs à y être ". On retrouve le même problème avec beaucoup, plein...
- Refus de l'accord au singulier après des pronoms ou expressions indéfinies :
" J'ai écrit on chantaient par qu'il y avait Éric, Nathalie et moi ".
- Tendance à mettre au pluriel le non-quantifiable ou le non-sécable :
" J'ai écrit toute la tribu étaient autour de moi parce qu'il y avait beaucoup d'indigènes ". On retrouvera la même chose avec tout le mondes (ou tous le monde), la foules...
" J'ai écrit la neiges parce que ça fait beaucoup de flocons ". " J'ai écrit son poils rudes parce que mon. chien n'a pas qu'unseul poil ". " J'ai écrit l'eaux parce que ça fait des milliards de gouttes ". " J'ai écrit du tissus parce que on en fait plusieurs habits ".
- Refus des règles d'accord des adjectifs :
'J'écris les côtes bretonneparce qu'il n'y a qu'une seule Bretagne".
- Résistance aux règles d'accord déterminant -nom :
"J'ai écrit aucune empreintes parce que les empreintes, quand un en voit, il y en a toujours plusieurs".
" J'ai écrit un ans parce que ça fait beaucoup de temps ".
Dans tous ces cas, l'élève fait des choix sur les variations à la finale des mots non pas en fonction de leur nature induisant des variations spécifiques mais en fonction de comparaison avec le réel, avec des images mentales, voire des valeurs ou représentations personnelles.
Des effets de règles scolaires :
- Une mémorisation en inversion complète ou en extension : C'est particulièrement vrai sur les problèmes suivants :
" J'ai écrit voici la maison ou j'habite parce que quand on ne peut pas dire ou bien on ne met pas d'accent ". Le phénomène se retrouve pour bon nombre d'homophones grammaticaux.
" J'ai écrit la tiédeure parce que l'on m'a appris que tous les mots en eur s'écrivaient e-u-r-e ". (alors qu'il y a seulement quatre exceptions dans ce cas).
" J'ai écrit un hiboux parce que les mots en ou prennent toujours un x ". On retrouve bien sûr ceci dans le cas des mot qui ont une finale en eu ou en eau.
Il est à remarquer que l'on voit beaucoup plus rarement l'oubli de la marque au pluriel. On a l'impression que le choix préfère la saturation à l'omission.
- Des effets de règles fausses dans certaines occurrences :
" J'ai écrit ils avaient manger parce que quand deux verbes se suivent le deuxième se met à l'infinitif ".
" J'ai écrit ils avaient manger parce que quand deux verbes se suivent le deuxième se met à l'infinitif ".
" J'ai écrit polit parce que j'ai pensé à politesse et c'est de la même famille ". (Même chose par exemple pour discution parce que l'on pense à discuter).
"J'ai écrit favorit parce le masculin est égal au féminin moins e".
"J'ai écrit favorit parce le masculin est égal au féminin moins e".
Ce type de problème induit souvent un mini-conflit parce que l'élève a alors l'impression d'une remise en cause de l'enseignant qui lui a appris cette règle. Il est important à ce moment de pouvoir parler de "vérités provisoires" en orthographe.
- Des effets d'implicite dans la situation de travail ou d'énonciation scolaire de la règle :
C'est souvent le cas lors des moments de réflexion à partir d'une banque d'exemples constitués par le maître ou les élèves.
C'est souvent le cas lors des moments de réflexion à partir d'une banque d'exemples constitués par le maître ou les élèves.
Voici à propos du problème de l'accord des adjectifs de couleur, une phrase tirée d'un manuel et soumise à la réflexion des élèves en vue de la production d'une règle.
Il y avait sur la table des étoffes bleues, vertes, marron, orange, bleu-vert, bleu clair.
Pour l'auteur de la phrase et l'enseignant, l'exemple a l'avantage de recenser la quasi-totalité (sauf quelques exceptions comme fauve, rose, pourpre...) des problèmes nécessaires à la maîtrise de ce point.
Mais voici deux exemples de règles produites par des élèves :
- tout d'abord, une observation partielle :
" Les noms de fruits qui désignent des couleurs ne s'accordent pas ". L'observation est juste. Mais rien n'oblige l'élève de penser que les autres noms désignant des couleurs (argent, pervenche, rouille...) ne s'accordent pas. Le corpus ne permet pas l'extension de la conclusion.
Encore plus net, une règle tout à fait correcte portant sur la totalité du corpus
À ce moment, l'élève me dit : " Quand c'est comme ça, je m'imagine être la lettre (ici e). Je regarde devant moi et donc le début du mot est derrière moi et la fin du mot devant moi. Or vous me dites que la consonne double est derrière. Donc elle est dans mon dos, avant la lettre e."
Perplexe, je décide de vérifier cette conception auprès d'autres élèves et je m'aperçois que dans cette classe de quatrième il n'y a pas accord du tout sur le sens de ces couples de mots. Quand, dans une phrase comme " Nathalie précède Éric dans le couloir ", il s'agit de savoir qui est devant qui, une vive discussion s'engage et l'on se sépare sans avoir conclu. Le lendemain, un élève en désaccord avec moi m'apporte le dessin suivant pour me prouver que j'ai tort.
Voir document en fin d'article.
Il est frappant de constater que dans les deux cas les élèves utilisent des métaphores qui indiquent une direction. On a l'impression qu'ils ont en mémoire le flux de gauche à droite qui existe lorsqu'on lit ou l'on écrit. Problème complexe qui dépasse, on s'en doute, largement le cadre de l'orthographe et qui doit susciter des difficultés dans bien des domaines d'apprentissage.
Des effets de télescopages dans certaines situations :
Ces effets sont nettement visibles dans des situations de proximité induisant une contamination :
" J'ai écrit je les mangent parce que c'est les qui mangent ".
" J'ai écrit il _faillit les entendrent parce qu'ils sont plusieurs à entendre ".
" J'ai écrit les jours à venirs parce que ce sont les jours qui vont venir".
L'élève sait que le verbe s'accorde avec son sujet mais il sait aussi que les est dans la plupart des cas suivi, et souvent immédiatement, par un mot au pluriel.
" J'ai écrit les jours à venirs parce que ce sont les jours qui vont venir".
L'élève sait que le verbe s'accorde avec son sujet mais il sait aussi que les est dans la plupart des cas suivi, et souvent immédiatement, par un mot au pluriel.
À ce propos, une très bonne élève en orthographe, après l'étude du tableau exhaustif des terminaisons verbales figurant dans le dictionnaire de conjugaison Bescherelle et faisant apparaître que je ne peut être suivi de ent , me fait la remarque suivante :
"Je suis d'accord, c'est vrai tout le temps, sauf dans le cas où il y a le pronom COD les entre le verbe et je ".
Le discours de l'enseignant, appuyé par la légitimité du Bescherelle, n'avait pas suffi à la faire changer d'avis !
À l'inverse, les situations d'éloignement provoqueront des télescopages chez des élèves habitués à trouver les solutions dans une proximité immédiate. C'est vrai de tous ces accords complexes qui parsèment les dictées de Brevet des Collèges : sujets éloignés, inversés participes passés apposés, adjectifs qualificatifs éloignés du nom auquel ils se rapportent, pronoms relatifs masquant l'accord...
Les élèves ici développent les raisonnements attendus mais ils ont une maîtrise relative et progressive de la nature des mots ainsi que de leurs critères spécifiques d'invariabilité ou de variation à la finale. Du coup, dans des situations complexes qui mettent à l'épreuve leur degré de savoir orthographique, des zones de confusions et d'incertitudes apparaissent. On a l'impression alors d'une spécialisation progressive des erreurs.
On n'aura pas la prétention d'affirmer que les catégories esquissées ci-dessus épuisent le sujet. Il existe notamment, chez les élèves en grande difficulté, des types d'erreurs montrant que les différences entre le code oral et écrit sont encore très mal maîtrisées. Ceci est courant dans certaines erreurs de segmentation à l'intérieur du groupe verbal (tu les s'avue, on nora pas, nous tavons sauvé, il s'enalla...) ou au sein d'expressions figées (ausecours, cayest, toutacoup, insidire...) Sur ces problèmes, les élèves ont du mal à s'exprimer, disant en général " qu'ils ont entendu comme ça ", ce qui donne à penser qu'ils assimilent partiellement groupes de souffle à l'oral et mots à l'écrit.
Enfin, dans une discussion de classe où il s'agissait de savoir si " tuyau " s'écrivait avec un "y" ou "i" un élève me dit : "Moi je sais M'sieur ! Tuyau s'écrit avec un y et je vais vous dire pourquoi. Le matin quand on est dans la salle de bains, on se lave d'abord les yeux avec de l'eau. Yeux s'écrit avec un y. Or l'eau pour se laver les yeux passe par un tuyau. Donc tuyau s'écrit avec un y. "
L'enseignant, à la fois perplexe et admiratif, doit modestement admettre que les raisonnements des élèves empruntent parfois des voies qui résistent à sa volonté classificatoire.
Quelles conclusions tirer de tout ceci ?
Les multiples exemples que j'ai essayé de rapporter permettent de mieux comprendre en quoi le travail individualisé centré sur l'écart par rapport à la norme orthographique est parfois insuffisant. Une erreur observable sur un problème d'accord par exemple peut être due à des types de raisonnements différents. Dès lors un travail individuel de révision sur les accords ne va pas nécessairement produire les effets escomptés. Il est vraisemblable que ceci touche également à ce " serpent de mer " qu'est le problème du transfert.
Ils donnent de plus à penser que, dans bon nombre de cas, on peut faire l'hypothèse que les élèves qui font des erreurs en orthographe produisent une série de raisonnements qui leur sont personnels, raisonnements qui empruntent des voies souvent éloignées de celles que conseille un enseignant maîtrisant parfaitement les concepts nécessaires aux bonnes prises de décisions orthographiques. En ce sens les erreurs des élèves ne sont pas à comprendre majoritairement comme un manque d'attention, une paresse intellectuelle.... mais comme la marque de choix où les irrégularités du système orthographique, les représentations des élèves, leurs capacités à maîtriser les concepts, leur compréhension de ce qu'est le code écrit, amènent chaque élève à se construire un système personnel, hétérogène, souvent provisoire, afin d'essayer de faire face aux situations orthographiques. On peut bien sûr se douter que cette constatation faite ici sur le champ de l'orthographe se vérifie dans l'ensemble des apprentissages.
Est-ce que ceci a eu des incidences dans ma conduite du travail avec les élèves ? À vrai dire la réponse n'est pas unique. Certains des champs évoqués ci-dessus me posent pour l'instant plus de problèmes qu'ils n'en résolvent.
En tout cas cela ne s'est pas traduit pour l'instant par la création d'exercices spécifiques. Ceci est du reste logique puisqu'il s'agit de mieux comprendre les raisonnements véritables effectués par les élèves : cette prise de conscience irrigue la totalité du travail en orthographe. Elle amène tout d'abord à être beaucoup plus vigilant dans la construction des activités d'orthographe ; à mesurer beaucoup plus clairement la distance qu'il y a entre un enseignant maîtrisant une notion, ses critères essentiels, son champ d'utilisation, et un élève qui tâtonne dans un maquis avec les seuls outils dont il puisse se servir et qui ne sont pas toujours performants. Dans le cadre de cette réflexion, la lecture de L'Apprentissage de l'Abstraction de Britt-Mari Barth (Éditions Retz 1987) est un plaisir.
Mais surtout, ce travail me conforte dans la certitude qu'en matière d'enseignement individualisé de l'orthographe, il, faut non seulement individualiser par rapport à l'objet, la norme, mais aussi par rapport au sujet, en instaurant le plus souvent possible des pratiques de dialogue et d'observation qui amènent l'élève à s'expliquer, autant que faire se peut, sur les raisons de ses choix. L'enseignant provoque ainsi un conflit qui remet en cause des vérités installées très profondément et sur lesquelles glissent les activités habituelles d'orthographe. Ceci suppose de la part de l'enseignant la mise en place d'un type de communication où les élèves puissent faire état de leurs raisonnements sans être jugés (faute de quoi ils ne disent rien) mais aussi l'acquisition progressive d'une capacité à décrypter les raisonnements dont font état leurs élèves. Vaste perspective !
Jean-François Inisan
Collège Dupleix. Lille.
Septembre 1991.
Auteur :