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Ne pas se tromper une fois de plus de combat

Mars 2011
Périodiquement, les médias sont le théâtre des variations idéologiques sur l'École, tandis que sur la scène de l'action jamais le rideau ne se lève.
On parle de l'école en général pour n'en point parler pratiquement, on jongle avec des concepts sans se référer aux pratiques pédagogiques réel­lement présentes sur le terrain ; et pourtant c'est à ces pratiques, qui ont peu évolué quoiqu'on en dise, que sont confrontés les enfants.
 
Cette fois, le sujet est d'importance, puisqu'il réfère â l'orthographe, ma­tière fétiche des fameux hussards de la République. Les historiens de la langue dans de récents travaux (1) ont réfuté les arguments des partisans du statu quo, qui nient, depuis quatre siècles, l'inutile difficulté de l'ortho­graphe française dûe à " l'évolution incertaine des mots ". Des voix alar­mistes s'élèvent néanmoins avec véhémence au nom du patrimoine.
Il y a pourtant des réalités incontournables : différentes enquêtes (2) sou­lignent avec insistance combien l'écriture est considérée comme relative­ment rare et frustrante au sein de la population française.
La quasi-totalité des interviewés estiment rencontrer des difficultés dans l'écriture qu`ïls soient cadres, employés ou ouvriers. Chez la majorité, un style peu marqué, voire des formules toutes faites, sont préférés à l'origi­nalité ; l'ambition d'un style personnel ne se rencontre guère que dans les classes favorisées.
Quant aux occasions d'écrire, ce sont des moments qui marquent une rup­ture avec la vie quotidienne qui les privilégient ; les événements excep­tionnels (mariage, décès, les fêtes laïques ou religieuses, les vacances). Dans tous les cas, la crainte de la " faute " quelle qu'elle soit, par laquelle on se dénoncerait comme incapable de maîtriser une compétence qui au­rait dû être acquise à l'école, fait qu'on redoute l'écriture, même quand on s'adresse à des proches.
Face aux résistances des " héritiers ", qui entraînent l'opinion publique dans le phénomène, caractéristique d'opposition des classes d'âge, les adultes pensent que les enfants doivent faire les mêmes efforts qu'eux, les réformistes ont pris le parti, non, d'une réforme profonde, mais d'un " toilettage " " progressif " et " modéré " gommant les principales anomalies de notre orthographe.
Mais alors, dira-t-on si c'est presque pareil pourquoi changer ?
La principale raison est que ce presque représente des centaines d'heures d'enseignement dans une année. Les résultats de quelques enquêtes, hélas parcellaires, menées en 1984, apportent un éclairage pertinent sur la réalité de l'enseignement du français à l'école élémentaire.
- sur 10 classes de cours élémentaire, 19 % des activités de français ont été consacrées à la lecture, 47 % à la grammaire, à la conjugaison et à l'orthographe, 7,5 % à l'expression orale et 5,4 % à l'expression écrite.
- sur 10 classes de cours moyen : 19 % des activités de français ont été consacrées à la lecture, 69 % _à _la grammaire-conjugaison-orthographe, 5,2 % à l'expression écrite.
Comment la maîtrise de l'expression, la capacité de conduire à son terme un raisonnement rigoureux vu la compétence narrative qui supposent pour s'exercer que soient instaurés les pratiques et les dispositifs accordés à ces fins, pourraient-elles s'acquérir dans de telles conditions de rationnement.
Le temps superflu pris à enseigner les nuances d'entre chariot et charrue pourrait être consacré à un maniement authentique et créatif de la langue, bien plus déterminant pour la formation des jeunes générations.
Contrairement aux défenseurs auto-proclamés de la langue française, qui poussés par leur volonté sociale de distinction, se moquent de ce point de vue bassement artisanal, il nous importe que l'accession aux savoirs et à la culture ne se réduise pas, pour un grand nombre d'enfants, aux miettes de Lazare aux banques de riches.
Pour- nous, le grand problème, c'est la culture de la langue maternelle comme moyen d'expression de la pensée.
Le premier souci de l'école doit être de concentrer tout l'effort sur la forme de la pensée et son expression par la langue.
L'originalité de C.FREINET est d'avoir lié le développement de la pensée des enfants au travail d'expression qui la produit, inversant ainsi l'ordre traditionnel des apprentissages scolaires.
Aussi, nous trouvons bien triste les pesanteurs sociologiques, dont se revendiquent certains " hommes de lettres ", et qui s'affirment dans des conceptions bien étroites et dogmatiques de la littérature.
De même, il faut avoir une conception bien réductrice des possibilités de l'esprit humain, de construire ses indices et ses connotations sur n'importe quel matériau, pour évoquer à propos d'une réforme modérée de l'orthographe, vieille pirouette lacanienne, le risque d'une déstructuration de l'inconscient (3).
Les participants du statu-quo croient-ils réellement que les Allemands, les Espagnols et les Russes qui ont procédé à des réformes de leur orthographe, soient moins créatifs ou plus psychotique que nous ?
Les enseignants appartenant au mouvement FREINET qui ont toujours mis l'expression écrite des enfants au centre de leurs préoccupations, sans exaltation, ni optimisme particulier, ne trouvent pas mauvais qu'on mette de l'ordre dans une matière qui demeure un incontournable apprentissage.
ROYCOURT Denis
Instituteur, Militant de l'ICEM (pédagogie FREINET), dernier ouvrage paru : Le Texte Libre. Pourquoi ? Comment ? PEMF.
NOTES
1) Les délires de l'orthographe Nina Catach. Plon
L'orthographe en liberté Presses Universitaires de Grenoble
La dictée-les français et l'orthographe A.CHERVEL, Seuil.
 
2} Une bonne synthèse de quelques unes de ces enquêtes in: Ecrits,écriture, école et société.
J.F.HALTE et A..PETITTEANy Pratiques N°26.
3) cf. Libération 6-9-89 Rebonds de MORGAN SPORTES.