Raccourci vers le contenu principal de la page

Le fichier autocorrectifs : quelques rappels historiques

Dans :  Techniques pédagogiques › outils › Techniques pédagogiques › 
Décembre 1994
Du rejet à l'adaptation
et à l'intégration d'un
concept du travail
individualisé.
 
La méthode Winnetka a d'abord suscité de vives réactions dans le mouvement Freinet où un certain anti-américanisme n'est pas absent.
« La technique de Winnetka est, à notre avis, une des dernières et des plus parfaites réalisations de la pédagogie capitaliste qui vise à augmenter le rendement, à accumuler les connaissances sans se soucier d'une façon précise de l'utilisation humaine qui en sera faite. » (C. Freinet dans L'imprimerie à l'école n°49, février 1932, p.141).
Ces diatribes relèvent plutôt du discours idéologique. Mis à part ce ton polémique, les critiques pédagogiques envers la méthode Winnetka se situent aussi au niveau des procédés d'enseigne-ment et des actes pédagogiques. C. Freinet juge cette nouvelle méthode coupée des centres d'intérêt des enfants, de la vie, ne proposant que des exercices répétitifs et abrutissants :
« Les livrets de Winnekta sont secs, rigides et impitoyables comme un travail à la chaîne. Les chiffres, les nombres, les opérations se succèdent sans aucune ligne qui repose l'oeil. Il n'y manque pas même les tableaux de contrôle. D'application pratique de ces calculs, il n'en est trace... nous désapprouvons totalement ce divorce entre la vie et les techniques de travail... ». (C.Freinet dans L'imprimerie à l'école n°49, février 1932, p.141). Le débat sur le fichier se poursuit, il est mené publique-ment dans les revues du mouvement car « du choc des idées... sortira la décision à prendre quant à la construction du fichier » C.Freinet 1932, ibidem.
Même à l'intérieur du mouvement Freinet différentes positions s'affrontent : C.Freinet parle de ceux qui se soucient davantage de la gradation du matériel et ceux plus soucieux de « la liaison du calcul avec la vie » (C.Freinet dans L'Educateur prolétarien n°3, décembre 1932, p.143)
Les militants Freinet discutent à partir des exemples concrets de calcul ; des questions de méthodologie sont abordées, précisées. Ce foisonnement de la critique pratique et théorique débouche sur les premières moutures de fichiers propres à la Pédagogie Freinet. Entre temps, ce travail concret a fait se rapprocher les positions de C.Washburne et de C.Freinet. Sur le terrain le plus controversé, c'est à dire la question de la motivation des élèves pour le calcul et l'intégration de celui-ci dans des réelles « techniques de vie », persistent néanmoins quelques différences. Malgré cela, les relations entre les deux protagonistes deviennent franches... et commerciales comme le montre le propos élogieux de C.Freinet en 1934 :
« ... il s'agit ensuite d'acquérir le mécanisme des opérations. Pour cette partie, une réalisation précieuse, collective et d'ailleurs unique au monde a été mise au point sous la direction de Washburne à Winnekta. Nous avons obtenu l'autorisation -exclusive pour la France - de la reproduire. et nous l'amenderons en faisant une édition sur fiches qui facilitera le travail libre. » (C.Freinet dans L'Imprimerie à l'école n°10, juillet 1934, p.537).
Les livrets de calcul de C.Washburne sont alors adaptés aux techniques Freinet : les exercices sont mis sur fiches, la fiche d'exercices étant séparée de la fiche de correction, etc. Puis le classement suivant est adopté :
- fiches documentaires : elles partent d’un centre d’intérêt révélé pas la classe et qui a nécessité l’appel à une opération précise ;
-fiches-mères : elles proposent d’une manière systématique les différentes opérations de base de clacul ;
-fiches d’exercices : elles sevrent à l’entraînement des opérations de base ;
-fiches de correction : elles permettent l’autocorrection de l’élève :
-fiches de contrôle : elles sont corrigées par le maître pour suivre la progression de l’élève.
Les fiches d’exercices et documentaires renvoient à des fiches-mères pour aider l’élève en cas de difficulté.
Cette classification permet à l’élève plusieurs entrées :
-par un centre d’intérêt pour arriver à travailler une question de mathématiques ;
-par les fiches d’exercices progressifs pour aborder directement un problème de calcul ;
-de passer directement à l’évaluation si l’élève se sent assez fort, etc.
Cependant la résistance à l'intérieur du mouvement face à la méthode Winnetka reste assez importante. Les tenants de la méthode naturelle prétendent que grâce aux activités vivantes et variées de la classe, les enfants pourraient acquérir, sans aucun entraînement particulier, les bases du calcul. Ils imputent aux défenseurs des travaux de C.Washburne de faire « oeuvre réactionnaire » en les publiant. L'édition des fiches est suspendue et C.Freinet doit monter plusieurs fois au créneau pour défendre C.Washburne et bien préciser la complémentarité entre la méthode naturelle de la pédagogie Freinet et la méthode Winnetka : la véritable initiation à la mathématique se fait selon la première ; cette initiation réalisée, il s'agit d'en acquérir la technique nécessitant sûreté et rapidité, cet entraînement est assuré par la méthode Winnetka.
Après huit ans de travaux, de débat et d'expérimentation, le « fichier Washburne-CEL multi-plication-division) », contenant 350 fiches demandes et 350 fiches réponses avec au total 5 000 opérations, tirés sur carton léger, voit le jour en 1936, publié par la Coopérative de l'Enseignement Laïc (CEL). S'y ajoutent bientôt d'autres fichiers pour les différents niveaux d'orthographe, pour l'histoire-géographie, pour les sciences, etc. Ils sont régulièrement remis à jour et aujourd'hui édités par les P.E.M.F.
 
Les fichiers :
béhaviorisme contre
constructivisme ?
 
Les principales critiques pédagogiques faites à la méthode Winnetka, mais aussi aux fichiers autocorrectifs de la pédagogie Freinet se situent au niveau du modèle d'appren-tissage soupçonné sous-jacent à ces techniques pédagogiques. C'est le béhaviorisme et son conditionnement répondant-opérant, c'est à dire l'impré-gnation par des procédés d'imitation et d'automatisation, qui est visé. Ce compor-tementalisme (c'est la critique la plus fréquente) fait de l'élève un apprenant passif : ses acquis antérieurs ne sont pas mis à profit pour l'acquisition des faits nouveaux présentés ; l'élève subit les empreintes qui lui viennent de l'extérieur. Il n'y aurait donc pas de « construction des connaissances ».
Au vu du seul fichier, cette critique aurait toute sa validité. Son utilisation en classe montre que la pratique est plus complexe. Même si chaque série de fiches est construite sur ce modèle d'automatismes et que l'élève, dans son processus individuel d'apprentissage, l'utilise de cette manière au moment de la phase de fixation, ce travail est ponctuel, déterminé par l'individu qui l'effectue selon ses besoins, son rythme et d'une manière autocorrective. Il s'agit d'un procédé d'apprentissage très individualisé qui est seulement la suite d'une phase (individuelle ou collective) plus cognitive où l'élève a pu découvrir la régularit. Ainsi, il peut mettre ses acquis antérieurs au profit des faits nouveaux présentés ; il peut construire progressivement son savoir et son savoir-faire.
Cette manière d'apprendre est loin des procédés d'enseignement béhavioristes et de ses inconvénients où l'assimilation même des faits nouveaux s'effectue par des techniques de conditionnement ; et où en phase de fixation l'ensemble du groupe-classe suit le rythme imposé par des exercices.
Rien n'empêcherait donc un enseignant de « détourner » l'outil et d'utiliser le fichier de cette manière. Cela montre qu'une technique Freinet peut cautionner tout procédé d'enseignement : c'est l'ensemble des techniques, leur articulation entre elles, leur insertion dans un réseau de communication, la mise en place d'un cadre pédagogique approprié qui conditionnent leur bon fonctionnement. Le problème se situe donc moins au niveau de l'outil lui-même. La question est plutôt de savoir comment l'enseignant intègre cet outil dans l'ensemble de ses actes pédagogiques, et comment il le met en place dans sa classe. L'insertion de cet outil, dans une classe coopérative, basée sur les techniques de vie, l'enquête, l'expression libre, l'imprimerie, le journal, dans une classe où le travail, le rythme et les objectifs d'apprentissage sont indivi-dualisés... est un garant contre l'aspect abrutissant d'exercices collectifs et répétitifs.
 
 
Gérald Schlemminger
Extrait de la Revue TRACER n°3
(Tracer-Département de langues - Bât. 336 - Université de Paris-Sud XI - 91 405 ORSAY)