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Quelle démarche documentaire ?

Avril 1995

Daniel Warzager est documentaliste à l'I.U.F.M, centre départemental de Seine-Saint-Denis, antenne du Bour­get.

Nous publions ci-dessous de larges extraits de l'article "De l'instrumentalisation à l'investigation" du dossier "les en­jeux de la documentation" de la revue Argos n° 9 p 43/46 (mémoire déposé à Paris VIII).
Compte-tenu du volume imparti à cette rubrique du Nouvel Educateur, le Co­mité de rédaction a dû réduire cet article et mis en évidence certaines expressions.
 
La finalité essentielle d'une pra­tique de recherche documentaire ré­side dans l'appropriation de connais­sances (reconstruction de savoirs déjà établis) ou dans la découverte de savoirs nouveaux. Dans cette pers­pective, la maîtrise de l'information ne saurait se satisfaire d'une forma­tion exclusivement instrumentale qui se contenterait de sensibiliser élèves et étudiants aux techniques documentaires. Ces techniques privi­légiées depuis toujours par les ar­chivistes, les documentalistes et les bibliothécaires ont généralement pour but et pour préoccupation principales le stockage et le "retrouvage" (repérage de documents). Il convien­dra, dès lors, pour les formateurs, de proposer une approche méthodolo­gique centrée sur la construction des savoirs et, ce faisant, de faciliter la compréhension des outils documen­taires.
Un autre regard est nécessaire pour aborder la démarche documentaire qui nous dégage un moment de l'emprise des instruments et des procédés pour nous permettre de nous consacrer aux prémices de l'élaboration des savoirs : l'heuristique.
 
Le déluge documen­taire
 
Vivant dans une société hyper-média­tisée, ce serait _un truisme de rap­peler que nous croulons, quotidienne­ment, sous le poids des informations et des documents. Nous sommes solli­cités, à chaque instant, par une mul­titude de messages, généralement pré­sentés comme des savoirs absolus et incontestables. Mais l'histoire des sciences ne nous enseigne-t-elle pas qu'un savoir est toujours fragmen­taire, relatif et temporaire ?
 
Information ou sa­voir ?
 
A priori, toute information, tout do­cument n'est pas un savoir en soi. De fait, nous sommes en présence d'une simple indication, d'un indice qui ne peut devenir connaissance que si nous l'apprivoisons...
... Le retraitement est indispensable : nous devons donc ne rien prendre pour argent comptant, mais situer l'évènement dans son contexte et faire surgir le sens.
 
Du temps pour re­construire
 
L'enseignement est, en permanence, confronté au décalage entre la rapi­dité de l'information et la lente élaboration des savoirs... Si cette lente reconstruction des savoirs est incontournable, encore faudrait-il que l'enseignement ne se limite pas à l'utilisation de techniques opéra­toires et instrumentales : celles-ci, faites pour l'urgence du court terme, font l'économie de la conceptualisa­tion. C'est, d'ailleurs, ce raccourci qui creuse le fossé entre les élèves issus des milieux socio-culturels privilégiés et les "autres" : les premiers détiennent les "clés" et peuvent ainsi, aisément, s'approprier le monde, alors que les seconds au­ront toutes les peines à en saisir le sens. Le rôle de l'école, s'il ne veut pas être celui de la simple re­production sociale, est, dès lors, de donner les moyens et les possibilités à tous de conceptualiser. Ne plus faire sans comprendre, le plus can­tonner les élèves les plus en diffi­culté dans des savoir-faire systéma­tiques et opérationnels, abandonner l'idée que seules les tâches sont dé­volues aux futurs tâcherons, c'est permettre à chacun de se situer comme sujet capable de désir et de curio­sité, c'est dynamiser l'acte d'apprendre.
 
Prépondérence des techniques instru­mentales
 
L'école dans son ensemble, de la ma­ternelle à l'université, diffuse des savoirs établis. La pédagogie de la formation privilégie l'accumulation et la juxtaposition de contenus lais­sant peu de place au questionnement préalable. Apprendre à découvrir, ap­prendre à apprendre, apprendre à créer, ne relèvent pas des méthodes pédagogiques traditionnelles.
Regardons de plus près les pratiques documentaires des enseignants. Ceux qui ont le souci d'apporter une aide méthodologique à leurs élèves ou à leurs étudiants s'attachent surtout à leur fournir des compétences tech­niques immédiates, des solutions ex­pertes modélisantes sans phase d'appropriation, des grilles d'analyse clé-en-main, des masques de mise en forme, des normes de produc­tion, des recettes. Si ces préoccupa­tions opérationnelles sont louables, elles ne sont pas pour autant effi­caces.
 
Les limites de l'instrumentalisation
 
Nous nous apercevons, à l'usage, que ce qui fait défaut aux "chercheurs en herbe", face à un objet d'étude, à une situation problème, ce ne sont pas ces "procédés" d'organisation pratique, mais, plutôt, les capacités à mobiliser les idées, à les resituer dans leur contexte, à inventorier des hypothèses, à les structurer, à éla­borer des critères de choix et à ima­giner des solutions.
Combien d'élèves ou d'étudiants, après avoir été initiés aux "sacro - saintes techniques documentaires", se retrouvent encore désarmés pour consulter une base de données, n'ayant ni fouillé leur sujet, ni mis au point leur requête documentaire...
... Que reste-t-il de nos prétentions à promouvoir le travail autonome lié aux pratiques documentaires ? Que penser de la sous-exploitation des fonds documentaires, des BCD, des CDI et des bibliothèques ?...
 
L'apport de la psychologie cogni­tive
 
... On a longtemps cru que le cerveau accumulait les connaissances de ma­nière successive sur un mode li­néaire. La mémoire devait donc jouer un grand rôle dans les apprentissages qui, tout comme l'ordinateur enregis­trait les données de manière séquen­tielle (enregistrement successif dans un ordre chronologique). Les béhavio­ristes en ont déduit naturellement qu'un apprentissage se réalisait par une suite de stimuli/réponses. Ce mo­dèle de type "dressage" est toujours dominant dans notre système scolaire.
Nous savons maintenant que la mémoire immédiate et la mémoire à court terme (mémoire de travail) ont une structu­ration séquentielle. Par contre, la mémoire à long terme a, elle, un fonctionnement en réseau et une orga­nisation hiérarchisée : liaisons construites suivant une logique sé­mantique, thématique, analogique, mé­taphorique.
 
Du béhaviorisme au constructivisme
 
A partir des travaux de Piaget et surtout de Vygotsky redécouverts par l'américain Bruner, les courants psy­chocognitivistes et constructivistes, dont font partie Franck Smith et Britt-Mari Barth, ont souligné que comprendre signifiait établir une re­lation entre soi et le monde, toute nouvelle expérience étant intégrée selon une grille de lecture qui nous est personnelle.
D'après leurs recherches, il ressort que l'apprentissage est une construc­tion, une re-construction de la re­présentation implicite précedente.
Comprendre, c'est donc faire du sens en établissant des relations avec ce que l'on sait déjà. Cette reconstruc­tion nécessite de tenir compte des connaissances précédentes de chacun (individualisation, diversification), de développer les médiations (celle des savoirs, celle de l' enseignant qui calibrera les obstacles, celle des pairs) afin de multiplier les confrontations qui vont remettre en cause les représentations initiales.
Si nous souhaitons favoriser les ap­prentissages, il nous faut proposer aux apprenants des situations com­plexes et globales, et les amener à en analyser tous les éléments et l'interaction de ces éléments entre eux.
Il en découle donc, sur le plan péda­gogique, la nécessité de leur sou­mettre de véritables problèmes à ré­soudre, à partir desquels le forma­teur fera en sorte que chacun puisse s'interroger sur ses propres straté­gies d'élucidation, activités que Barbel Inhelder a appelées "conflit socio-cognitif".
 
La formation à la démarche heuris­tique
 
Après ce rappel sur les fondements d'un apprentissage à la recherche, il reste à aborder les conditions spéci­fiques de mise en place. La démarche heuristique se préoccupe de diversi­fier le questionnement et de multi­plier les hypothèses, d'ouvrir le champ des possibles. Pratique qui consiste d'abord à prospecter large­ment sur un sujet d'étude pour avoir un point de vue d'ensemble, quitte ensuite à limiter le travail à des aspects particuliers. Différentes si­tuations favorisent la richesse de la prospection : l'émergence des repré­sentations, le travail de groupe, les pratiques de créativité, l'approche pluridisciplinaire.
 
Faire émerger les représentations
 
... Dans notre approche, l'apprentissage résulte du passage d'une représentation initiale (première construction précaire et circonstancielle) à une représenta­tion conceptualisée et stabilisée... Le travail autour des représentations sera d'autant plus fertile qu'il sera réalisé collectivement.
 
C'est à plusieurs qu'on apprend tout seul
 
... Tou apprentissage est déstabili­sant, car il provoque chez l'apprenant un conflit cognitif. Le rôle de l'enseignant est, dès lors, de ne pas le laisser seul dans la ré­solution de ce conflit...
 
Le brainstorming
 
Le but recherché est une "incitation" à la créativité qui est co-substan­cielle de la démarche de recherche. Dans cette perspective, nous privilé­gierons la technique du brainstor­ming... Sa mise en oeuvre requiert quatre phases production d'idées sur un projet précis (la quantité favo­rise la qualité), libre association pour transformer, transformer et com­biner les idées initiales dont l'aboutissement est la constitution d'un stock de mots et d'images, des choix négociés et enfin la mise au point et l'organisation des idées sé­lectionnées.
Ce n'est pas par hasard que cela res­semble au travail d'émergence des re­présentations évoqué plus haut. Le brainstroming a une efficacité remar­quable si certaines conditions sont remplies : un climat spontané ; une alternance entre les activités en pe­tits groupes hétérogènes (5/6 per­sonnes) et une restitution collective ; de brèves situations de compétiti­vité entre les groupes ; une anima­tion directive se limitant à une cla­rification...
 
En guise de conclusion et d'invitation à la recherche
 
Le détail des procédures de mise en oeuvre comporte quatre approches : lexicale, structurelle, conceptuelle et enfin celle du questionnement mul­tiple (1). Ces procédures, pour peu qu'on veuille s'en saisir, cet "apprendre à apprendre", ouvrent des perspectives de modification du rap­port aux savoirs. L'approche heuris­tique apportera peut-être une contri­bution au renouvellement des pra­tiques pédagogiques ouvrant le champ de la praxix.
Accepter l'épanouissement du "je", en reconnaissant les cheminements parti­culiers. Donner "du jeu" au socle des certitudes, en garantissant la jubi­lation du "libre jeu" des interroga­tions hypothétiques. Faire ainsi de toute question à traiter une énigme à résoudre, c'est poser "l'apprendre" en terme de défi personnel.
Daniel Warzager
 
(1) Pour tous renseignements complé­mentaires sur le déroulement des pro­cédures et pour obtenir les fiches-guides de l'enseignant, écrire à l'auteur : IUFM du Bourget, 4 rue Ro­ger Salengro 93350 Le Bourget.