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Les modèles de lecture : vieux débats et faux espoirs

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Mai 2011

L'apprentissage de la lecture est l'objet d'âpres controverses. Les médias comparent périodiquement, sans critères explicites objectifs, les différentes méthodes de lecture, et des prises de positions aussi subjectives que tenaces brouillent le débat et entravent la réflexion sur l'apprentissage de la lecture.

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Méthode globale contre méthode syllabique : deux conceptions de la lecture
 
Dans son livre, Comparative Reading (Lecture comparée), Downing rapporte les résultats d'une enquête sur l'enseignement de la lecture dans quatorze pays. Dans chaque pays et dans chaque langue, même en chinois et en japonais, il existe la même alternative entre les deux types de méthode, chacune d'elles ayant ses partisans.
Il n'est pas toujours facile de cerner les enjeux théoriques et pratiques sur lesquels repose chaque méthode, car il existe une vaste gamme de techniques syllabiques et une variété de méthodes globales qui n'en restent, la plupart du temps, qu'à des intentions. La méthode globale, stricto sensu, ne s'est jamais imposée dans la pratique scolaire française, contrairement à une idée répandue.
Les modèles dits de « bas en haut » (bottom up): lire c'est décoder
 
Ce modèle renvoie à la conception classique : lire c'est être capable de transposer, en tenant compte du sens de l'écriture et des marques de ponctuation, une suite de signes graphiques en une suite de sons de la langue. Pour apprendre à lire, on part des niveaux linguistiques les plus simples (la lettre), pour arriver progressivement, via la syllabe, le mot et la phrase, au texte. C'est ce qu'on appelle le B.A.BA.
Dans cette conception, l'accent est mis sur la brique matérielle élémentaire : la lettre, l'activité du sujet se réduisant à une reconstruction mécanique, sans cesse plus performante. On peut donc, dans ce modèle, programmer selon une rigoureuse progression l'ordre d'apparition des syllabes et des lettres.
Cette conception est sans doute contemporaine de l'invention des premiers alphabets. Pendant toute l'Antiquité, l'écriture ne séparait pas les mots, ce qui obligeait le lecteur à articuler oralement les syllabes qu'il lisait, pour identifier phonétiquement les mots.
La séparation des mots dans l'écriture sera introduite progressivement à partir du VIIe siècle, la lecture silencieuse ne se répandra que très lentement.
Malgré leur évolution, de la prononciation dite de Port Royal (meu au lieu de emme) à la synthèse directe de la syllabe, les méthodes mixtes actuelles reposent toujours sur ces modèles.
Au cours des années 70, la didactique de la lecture allait être renouvelée par la vulgarisation et l'application à la pédagogie des résultats de l'analyse linguistique.
De nouvelles méthodes virent le jour. Elles s'appuyaient pour la plupart sur l'étude phonétique de la langue, allant même jusqu'à proposer l'apprentissage d'un alphabet phonétique simplifié (l'alphonic de Martinet) par les enfants.
À partir de ce moment, on abandonna l'association lettre-son pour celle graphèmes-phonèmes, en faisant remarquer qu'à la même graphie (lettre ou groupe de lettres) pouvaient correspondre plusieurs phonèmes et réciproquement.
Mais, malgré l'apparence scientifique de ce changement, on s'aperçut très vite que sur le plan pédagogique les analyses linguistiques n'avaient apporté rien de nouveau.
A ce sujet, H. Romian écrivait en 1976 : "La démarche reste, synthétique et associative du phonème aux syllabes artificielles, des syllabes aux mots, des mots à la phrase puis au texte » Retour à la case départ : l'enthousiasme pour les méthodes inspirées de la linguistique retomba.
Aujourd'hui, cette conception « de bas en haut » se retrouve chez les partisans de la modularité de l'esprit dont le principal théoricien est J. Fodor. Selon ce modèle, l'esprit humain est constitué en grande partie de dispositifs cognitifs hautement spécialisés que Fodor appelle systèmes périphériques, répondant chacun à des principes propres et destinés à traiter de façon automatique un type très limité d'informations provenant du monde extérieur. Fodor recense six systèmes périphériques : c'est-à-dire un système pour chaque « modalité » sensorielle/perceptuelle traditionnelle (l'ouïe, la vue, le toucher, le goût, l'odorat), plus un système pour le langage (plus surprenant !).
Ces systèmes périphériques auraient pour fonction de fournir de l'information sur le monde aux systèmes centraux, ou plus exactement de relier les récepteurs sensoriels aux mécanismes cognitifs centraux en élaborant des représentations mentales pouvant être comprises par ces derniers.
Fodor adopte un modèle computationnel du traitement des données perceptuelles, par les systèmes périphériques, échappant au contrôle de l'activité cognitive du sujet.
« L'opération des systèmes périphériques est insensible aux désirs du sujet » Critiquant ce qu'il appelle «les théories new look de la perception», théorisées par Bruner (voir chapitre suivant), il propose l'argumentation suivante :
- L'opération des systèmes périphériques est obligatoire et non contrôlable par l'activité cognitive générale :

« Lorsqu'on demande aux sujets de se concentrer sur les propriétés acoustico-phonétiques de l'imput, ils ne peuvent pas s'empêcher de reconnaître les mots entendus (...). Ceci implique que la reconnaissance des mots est sous-tendue par des processus automatiques et obligatoires (...). Les systèmes périphériques sont déclenchés automatiquement par les stimuli qui constituent leur domaine d'opération. »

- Les systèmes périphériques sont très rapides parce qu'informationnellement cloisonnés. « La reconnaissance des phrases et des images est parmi les processus psychologiques les plus rapides », leur vitesse contraste « avec la relative lenteur des processus centraux typiques comme la résolution de problèmes » Si ces processus périphériques sont si rapides, c'est parce qu'ils sont automatiques. On fait l'économie des recherches et des calculs qui, sans cela, seraient nécessaires pour décider de les appliquer et déterminer comment les appliquer.
Enfin, non sans humour, il conclut :
« Le but de la perception est précisément de permettre de découvrir à quoi ressemble le monde extérieur même lorsqu'il est imprévisible [...]. Cela veut dire que la perception de ce qui est imprévisible est effectuée par des mécanismes perceptuels opérant « de bas vers le haut » [...] les organismes qui prennent leurs désirs pour des réalités ne vivent pas longtemps. »
 
 
Les modèles dits de « haut en bas » (top down) : lire c'est comprendre
 
Decroly, en articulant ses conceptions sur la psychologie et la pédagogie de la lecture en une théorie globalisante de la perception, est un des pionniers de ce modèle.
A l'opposé des modèles « ascendants », on accède directement au sens, sans analyse exhaustive du stimulus mais par la perception de formes globales synthétiques (de gestalts) en s'appuyant sur les connaissances du monde déjà acquises (savoirs linguistiques, pragmatiques, syntaxiques...).
1) En France, l'apport de Richaudeau : la lecture visuelle (habileté perceptive, activité sélective et flexible)
S'appuyant et repensant les travaux de M. Leclairc (sur la réduction possible de moitié de tous les mots en gardant leur partie supérieure - 1843) et ceux d'E. Javal (sur le mouvement horizontal des yeux pendant la lecture - 1879), Richaudeau montre que lire ce n'est pas traduire le message écrit en sons articulés.

 
• Le mouvement de l'œil est saccadé

À l'aide d'outillages élaborés : caméras rapides à téléobjectif, dispositif d'enregistrement électro-oculographiques, Richaudeau chiffre avec précision la durée des saccades de l'oeil :
- un quart, à un tiers de seconde en moyenne, pour chaque temps d'arrêt de fixation ;
- un quarantième de seconde par temps de pivotement, de passage d'une fixation à une autre.
 

• Fixation, empan et vitesse de lecture

D'après Richaudeau, la moyenne de la fixation visuelle est la même chez un lecteur lent et chez un lecteur rapide. « La différence entre le lecteur lent et le lecteur rapide ne résulte pas d'une plus grande mobilité de l'œil du second par rapport au premier ; mais c'est durant chaque fixation que ce dernier- perçoit davantage de lettres: de l'ordre de cinq lettres pour un lecteur lent, dix pour un lecteur moyen ; ou, si l'on transpose en mot, de l'ordre d'un mot pour le lecteur lent, deux mots pour- le lecteur moyen, plusieurs mots pour le lecteur rapide » écrit Richaudeau dans son texte manifeste Le processus de lecture (1).

 
• L'oeil s'adapte très habilement à tous les types de lecture.

Richaudeau déduit des relevés de laboratoires concernant des expériences menées sur des lecteurs très rapides que ceux-ci, inconsciemment, éliminent en lecture les parties les plus redondantes du texte, pratiquant ce que les spécialistes de la communication appellent un écrêtage linguistique.

« La raison en revient à l'extraordinaire habileté de notre œil, ou plutôt de notre mécanisme de lecture, qui, sans même que nous en soyons toujours conscients, adapte automatiquement son fonctionnement au type de texte lu ou au type d'information recherchée, en vue d'une efficacité maximale. »

 

• Entraînements techniques et lecture rapide
De ses observations et avec un certain sens du commerce, Richaudeau construit, dans la tradition des manuels de lecture rapide anglo-saxons, une gestaltpédagogie, consistant en l'aménagement de séquences d'entraînement à la lecture rapide à l'aide d'un matériel tout prêt. II propose un nouveau modèle de lecture : la lecture partielle avec ses variantes : écrémage, repérage, écrémage sélectif.

 
2) La psychologie cognitive américaine : le constructivisme

L'apport des fondateurs de la psychologie cognitive américaine n'est pas en relation directe avec notre sujet, mais la «révolution»théorique qu'ils apportent dans le domaine de la perception va ouvrir le champ de recherches dans lequel viennent se situer les modèles du « haut vers le bas ».
 

• Mémoire à court ternie et mémoire à long ternie : le modèle de C. Miller

En gros, l'idée de Miller est qu'il existe une mémoire à court terme et une mémoire à long terme, se différenciant par leur empan et leur durée de stockage.
La mémoire à court terme serait la « mémoire de travail ». Elle a une importance primordiale dans la réception du langage oral ou écrit. En processus d'écoute ou de lecture, elle conserve le souvenir des premiers mots d'une phrase (ou d'une portion de phrase significative) afin d'en dégager le sens après ses derniers mots, et de le transférer en mémoire à long terme.
Miller montra expérimentalement dans un article célèbre sur « le nombre magique sept » (1957) qu'il existe une limite structurelle à cette capacité. Si on vous demande de répéter une série de syllabes ou de nombres dépourvus de sens, la liste la plus longue que vous parviendrez à reproduire contiendra environ sept items.
Une autre limite de la mémoire à court terme est la durée très courte de son stockage : si on néglige son contenu pendant moins d'une seconde, on le perd.
Plus le lecteur remplit la mémoire à court terme de lettres disparates, de bribes de mots et autres items sans significations, moins il a de chance de les comprendre.
Bruner compléta ces observations et fit remarquer que s'il est vrai que la mémoire à court terme ne peut retenir que le « nombre magique de sept éléments », condenser les informations est le moyen par lequel nous remplissons nos sept cases de « mémoire avec de l'or plutôt qu'avec de la fausse monnaie » (1966).
Si un lecteur cherche des lettres isolées, il va retenir six ou sept lettres individuelles. S'il se centre sur les mots, il peut retenir six ou sept mots à la fois dans sa mémoire à court terme et faire entrer toutes les cinq secondes, dans sa mémoire à long terme, tout un mot plutôt qu'une lettre. Enfin s'il cherche du sens, un lecteur est capable de faire entrer dans ses mémoires des unités d'information plus importantes.
 

* La structure des connaissances

L'ouvrage de G. Miller, Langage et communication, paru en 1951, en exposant l'intérêt de la théorie de l'information, en psychologie du langage, va ouvrir la voie aux modèles de haut niveau.
Dans ces modèles, dans toute situation de communication, le codage perceptuel d'un stimulus est déterminé pour l'essentiel par les connaissances et les attentes du sujet, conscientes ou inconscientes, ce que de nombreux psychologues appelleront l'information non visuelle.
Cette information non visuelle se trouve dans la mémoire à long terme, où notre système de connaissances est organisé de telle manière qu'il forme un modèle opératoire du monde.
Les psychologues donnent à ce système le nom de structure cognitive.
Appartenir à une culture, c'est, en partie, organiser son vécu à partir de catégories communes. Le langage reflète la manière dont une culture organise l'expérience. C'est ainsi due de nombreux mots des langues naturelles sont autant d'indices communs pour les membres d'une même culture dans leur théorie individuelle du monde.
À partir delà, beaucoup de cognitivistes considèrent la perception comme un processus de prise de décision. Pour cela l'homme utilise ses capacités de prédiction.

3) Les modèles de Smith et Goodman

C'est dans cette perspective cognitiviste que Smith et Goodman ont construit leur modèle de lecture qui repose sur plusieurs composants :
 

• Structure profonde et structure superficielle

Pour eux, la réception de la parole et de la lecture sont deux processus actifs et parallèles. Ainsi Smith (1971) déclare que « la lecture est un aspect du langage qui ne diffère que superficiellement de la compréhension de la parole... ». L'oral et l'écrit sont deux aspects spécifiques de la même langue...

Smith s'oppose à l'approche mettant l'accent sur le code syllabique. « Le sens n'est pas dans la structure superficielle de la langue, qu'elle soit orale ou écrite; dans les deux cas, le sens doit être construit en effectuant exactement le même traitement grammatical et sémantique »

Kenneth Goodman considère purement et simplement les processus actifs de lecture et de réception de la parole comme des formes alternatives du même processus linguistique. Il affirme (1976) : « La lecture c'est le langage », position assez proche de celle de Chomsky, sur les recherches linguistiques duquel ils appuient d'ailleurs leur psychologie cognitive, « Lire, c'est utiliser le langage, en passer par lui... ».

« Le sens ne se trouve pas à la .surface du langage mais plus profondément, dans l'esprit de l'utilisateur du langage (celui qui parle ou qui écrit et celui qui écoute ou qui lit) c'est-à-dire dans la «structure profond ».

« La grammaire est l'ensemble des règles utilisées par tout le monde, pour établir un pont entre la structure de surface et la structure pro­fonde. » Smith, Devenir lecteur.

 

* Priorité au sens

Les enfants apprennent à lire en lisant et en entendant lire, en faisant et en vérifiant des hypothèses sur l'écrit chargé de sens.
Pour Goodman, comme pour Smith, les lecteurs « construisent le sens» sur la base de l'expérience antérieure de la langue".

Goodman attaque « les méthodes d'enseignement de la lecture qui commencent avec des pièces et des morceaux abstraits de la langue, comme des mots ou des lettres, en disant qu'ils simplifient ainsi l'apprentissage ».

 
 Différentes recherches démontrent que :
- des lettres isolées deviennent plus perceptives lorsqu'elles sont insérées dans des mots (Reicher - 1969, Weeler - 1970) ;
- des mots isolés sont reconnus plus facilement lorsqu'ils sont insérés dans des phrases significa­ives (Schubert et Eimas - 1971) ou des histoires familières ( W ittrock, Marks et Doctorow -1975) ;
- la vitesse avec laquelle une phrase est lue dépend de la nature du texte qui l'entoure (Sanford et Garrod - 1981).
 

• Capacité de prédiction et lecture

Ce modèle est basé sur l'idée que la lecture courante consiste à «construire la signification à partir du texte avec le moins de temps et d'effort possibles, en utilisant sélectivement le moins d'indices possibles et les indices les plus productifs pour construire la signification.» Goodman, 1980.
Pour cela, le lecteur s'appuie sur ses capacités de prédiction: «On prédit pour réduire sort, incertitude, et donc la quantité d'information externe dont on a besoin. La théorie du monde, dont on dispose, donne les hypothèses les plus susceptibles de se présenter. » (F. Smith.)
 

• Organisation des textes et compréhension

Tout type de texte, comme chaque forme d'interaction orale, possède une organisation interne spécifique qui le distingue des autres. Ces structures conventionnelles, appelées structures du discours, constituent un point d'appui des prédictions qui sont le préalable à toute compréhension.

Dès 1923, le psychologue Bartlett a montré expérimentalement que la manière de remémorer un récit varie selon le passé et les attentes culturelles du lecteur ou de l'auditeur. Les souvenirs qu'on garde d'un texte dépendent, pour une part, des structures qu'on a dans la tête. « Les structures du discours et les grammaires du récit, font partie de mes structures cognitives »

Et Smith conclut « que les expériences et les travaux récents, menés dans ce domaine, semblent fournir une démonstration convaincante de ce qui jusqu'alors était une intuition : le lecteur ne trouve une signification au texte que si la construction de celui-ci correspond étroitement à la manière dont son esprit est organisé ».

Premières remarques

Les deux didacticiens qui, en France, se sont appuyés sur les thèses de Smith et Goodman et les ont diffusées, J. Foucambert et E. Charmeux, ont déformé leurs thèses, en séparant arbitrairement l'oral de l'écrit et en prônant, contre la méthode naturelle de Freinet, un apprentissage dissocié de la lecture et de l'écriture, au détriment de cette dernière.

« Il est légitime de dire que le passage à l'écrit, s'accompagne de l'accès à un système linguistique différent, à une véritable langue étrangère » écrit Charmeux (La lecture à l'école) qui bâtit sa didactique sur « une perception cloisonnée, autonome, de l'oral et de l'écrit ».

« Il faut admettre également qu'il n'est pas sans danger de faire dépendre l'acquisition de la langue écrite de la compétence à l'oral. » J. Foucambert (Apprentissage et enseignement de la lecture).

Les différentes recherches expérimentales sur la perception m'ont semblé être une mosaïque de perspectives plus ou moins compatibles, et non un domaine homogène.
Les résultats des expériences sont sensibles aux choix du paradigme expérimental et aux points de comparaison que l'on adopte, c'est pourquoi les mêmes expériences sont interprétées différemment.
Ainsi l'extrême rapidité de la reconnaissance du langage oral ou écrit est interprétée par les tenants des processus de « hauts niveaux » comme une des preuves du non-décodage des éléments de « bas niveau » (chaque élément de base, lettres-syllabes voire mot, ne peut avoir été « matériellement » perçu). « Ce qui caractérise le bon lecteur, c'est qu'il ne déchiffre pas, il ne voit même pas les mots les uns à la suite des autres... » Richaudeau.
A l'opposé, pour Fodor, si la reconnaissance des phrases et des images est si rapide, c'est que les opérations de codage perceptuel sont automatiques et échappent pour une grande partie à ce que l'on sait, c'est-à-dire aux processus cognitifs centraux qui n'interviennent qu'ultérieurement.

« Étant donné un contexte approprié, presque tout ce que je sais peut être interprété comme ayant un rapport avec les panthères, et je ne souhaite pas avoir à tenir compte de tout ce que je sais pendant que j'identifie perceptuellement une panthère. En bref, le but du cloisonnement informationnel n'est pas seulement de réduire la taille de la mémoire que le système périphérique doit consulter pour trouver de l'information perceptuellement pertinente, mais d'accélérer l'iden­ification en réduisant le nombre de relations de confirmation qu'il doit évaluer »

Fodor ne s'intéresse ni à la lecture, ni à son apprentissage, mais à la structure des mécanismes causaux qui sous-tendent les capacités de l'esprit. En fait, si tout le monde admet que la perception doit interagir quelque part avec les connaissances d'arrière-plan et les préférences de l'organisme, la différence est dans le choix du lieu où chacun situe « l'interface » entre les processus perceptuels et les processus cognitifs. Aussi de cette place hypothétique, n'en déduisons pas trop vite une didactique de la lecture aux choix « techniques » exclusifs.
De plus en plus de chercheurs abandonnent d'ailleurs ces modèles « unidirectionnels » de l'acte de lire.
D'autre part, les données connues n'ont pas confirmé l'hypothèse selon laquelle les lecteurs habiles ne traitent pas complètement les informations graphémiques (lettres) pendant la reconnaissance des mots. Au contraire, les recherches d'Adams (1979) sur la reconnaissance des mots isolés indiquent que les lecteurs habiles traitent les mots en détail jusqu'au niveau de leurs lettres individuelles.
Bien qu'évidemment les lecteurs habiles ne comptent pas normalement sur les correspondances grapho-phonétiques pour reconnaître les mots, lorsque cela devient utile, ils le font avec précision et sans efforts (Spoehr, 1980).
Et si, comme Smith l'a soutenu, les lecteurs ont effectivement une réelle connaissance de la redondance orthographique, ils l'utilisent moins pour éviter de traiter les lettres individuellement que pour faciliter leur reconnaissance (Adams-1979; Rumelhart et Mc Clelland - 1980), pour confirmer des informations perceptives incertaines sur l'ordre des lettres (Adams, Estes - 1975), et probablement pour repérer les limites des syllabes (Adams, 1981 ).
Plus divergentes encore, les analyses du mouvement des yeux indiquent que lorsque les lecteurs habiles ont reçu la consigne de lire un texte cohérent pour sa signification, ils fixent pratiquement chaque mot du contenu, qu'il puisse être prédit ou non à partir du contexte (Just et Carpenter - 1980 ; Mc Konkie et Zola - 1981).
En résumé, le problème fondamental des modèles du bas vers le haut, aussi bien que des modèles du haut vers le bas, est leur partialité. Apprendre à lire ne se limite ni à l'un ni à l'autre de ces modèles.
Aussi un modèle interactif de la lecture insistant sur l'interaction entre processus «descendant» et processus «ascendant» est-il proposé pour résoudre les insuffisances des modèles précédents.
 
Modèles interactifs

Il existe des versions moyennement interactives comme le modèle logogen proposé par Morton (1969), le modèle de cascade de Mc Clelland (1979), le modèle de capacité de lecture de Perfetti et Roth (1981) et des modèles fortement interactifs (Rumelhart - 1977 ; Celland - 1981) qui, non seulement décrivent l'identification des mots comme dépendant à la fois des données graphiques et des données contextuelles, mais encore permettent des influences directes entre les processus contextuels et les processus graphiques.
Les modèles moyennement interactifs sont suffisants pour rendre compte des influences passablement compliquées du contexte sur l'identification.
Dans ce cadre interactif, la question est de savoir comment les données du contexte et les données graphiques se combinent réellement dans l'identification d'un mot ou d'une phrase.
Une étude expérimentale de cette question est effectuée par Perfetti et Roth. Ils observent d'abord l'influence du contexte en faisant varier la prédication (2) du mot cible.

Ils présentent à des enfants (âge moyen neuf ans) trois textes de deux phrases où le mot cible est, dans le premier texte, hautement prédictible (2) :

Le lion est l'animal le plus dangereux que nous avons vu au zoo. Le gardien nous a avertis de ne pas passer nos mains à travers les barreaux de sa cage.

 
Imprédictible (2) dans le second texte :

Nous découvrons qu'avoir un animal domestique n'est pas facile. Notre nouvel animal a besoin d'un tas de choses, mais tout d'abord, nous lui donnons une cage.

 
Et enfin, anormal dans le dernier texte :

II y avait des choses que Jean avait à faire avant de pouvoir sortir jouer avec ses amis. Il avait à faire la vaisselle, finir ses devoirs et nettoyer la cage.

 
Les conclusions de l'expérience sont les suivantes :
- Par rapport aux contextes imprédictifs, les contextes prédictifs conduisent à des temps de perception du mot cible plus court, à la fois pour les lecteurs habiles et les lecteurs moins habiles, mais la diminution est plus importante chez les lecteurs les moins habiles.
- Les contextes anormaux ont donné lieu à des temps de latence plus longs seulement chez les lecteurs moins habiles, à l'âge de neuf ans. Pour les sujets plus jeunes d'un an, tous les lecteurs, habiles ou pas, ont été affectés négativement par le contexte. Cette influence de l'âge est en accord avec les recherches de Stanovich et West (1979) qui montrent que les enfants, mais non les adultes, sont négativement affectés par des contextes anormaux.
Perfetti propose la généralisation suivante : au fur et à mesure qu'un individu grandit et devient un lecteur de plus en plus habile, sa dépendance par rapport au contexte se réduit. Ses processus de base, indépendants du contexte, deviennent de plus en plus importants dans la détermination de l'identification des mots dans un contexte.
Dans une seconde expérience, Perfetti et Golman présentent le même corpus de mots-cibles, d'abord dans une histoire, puis isolément, à des sujets provenant de la même population que celle de la première expérience.
Dans les conditions de présentation isolée, les différences d'habileté furent à leur maximum. En effet, les lecteurs habiles furent à peu près aussi rapides pour identifier les mots isolés qu'ils l'avaient été pour identifier un mot imprédictible dans un contexte.
En revanche, les temps d'identification des lecteurs moins habiles sont plus rapides pour des mots présentés dans un contexte non prédictible, comparés à des mots présentés isolément.
En France, des chercheurs tels que G. Chauveau (CRESAS), A. Khomsi (Université de Tours) ou L. Sprenger Charolles se réfèrent à ces modèles interactifs, dont Adams et Starr ( 1982) ont fourni un profil dans la théorie du schéma :

«L'essentiel des approches schémas-théoriques de la lecture est l'hypothèse constructiviste que la perception consiste à représenter, ou à organiser l'information en fonction des connaissances précédemment acquises par le lecteur. Cette hypothèse est considérée comme applicable de la même façon à tous les niveaux d'analyse, depuis celui des traits sensoriels élémentaires Jusqu'à relui des interactions sociales complexes »

Selon ce modèle, la référence aux théories de l'information conduit les psychologues (Perfetti - 1985, Starnovitch - 198 I ) à insister sur l'existence d'un processus central, sur le plan cognitif, qui aurait une capacité limitée. C'est ce processus central qui générait les données d'ordre inférieur (lettres, mots) et les données d'ordre supérieur (connaissance du lecteur). C'est lui qui est chargé de fixer les buts interprétatifs du système.
L'hypothèse du processus central et de sa capacité limitée de traitement conduit à privilégier l'automatisation des procédures d'association grapho-phonétiques afin de "limiter- l'attention active mobilisée pour traiter le flux ascendant d'information » Adams et Starr.
Ce degré d'automatisation auquel parvient un lecteur compétent est également, en France, au centre des recherches de Mme Levy-Schoen (Laboratoire de psychologie expérimentale et comparée, Université René- Descartes).

« Il est arrivé à tout le monde, au cours d'une lecture, de laisser vaquer son esprit alors que ses yeux poursuivent leur parcours tout au long d'un texte, et de n'en prendre conscience qu’après plusieurs ligues, paragraphes ou mêmes pages. Qu'est-ce alors que cette lecture « vide de signification »? Est-ce encore de la lecture ? Quels sont les mécanismes assez forts pour guider les yeux de .façon coordonnée tout au long d'un texte alors que l'activité mentale, que ces régulations étaient censées servir, se sont libérées pour s'occuper ailleurs ?

Pour avoir étudié, dans des recherches expérimentales, les mouvements des yeux au cours de la lecture,.j'en suis venue à penser que ces mécanismes d'ajustement du regard au texte (ajustements fort complexes) sont la part la plus impersonnelle et la plus mécanisée de l'activité de lecture, celle qui justement contient le moins de participation de la pensée... Les parts automatisées des processus de lecture permettent, par une gestion économique, de libérer l'esprit pour des tâches plus élevées que de savoir, par exemple, quel mot il faut regarder. C'est à savoir quelle idée on recherche ou quel cheminement la pensée adopte qu'est alors consacrée l'énergie principale »

Les lecteurs débutants sont alors décrits comme « ayant tendance à appliquer leurs connaissances pertinentes du haut vers le bas». « Dans la mesure où les compétences d'ordre inférieur manquent, le rôle des processus du haut vers le bas change, ajoutent Adams et Starr. Plutôt que de compléter /es processus du bas, ils les remplacent. »

C'est la devinette psychologique que Chauveau reformule à sa manière. Les jeunes lecteurs maladroits, dit-il, ont tendance à osciller entre deux stratégies erronées :
• le déchiffrement borné : l'enfant se polarise sur une syllabe ou un mot, sur l'association de lettres ;
• le devinement sans contrôle : l'apprenti-lecteur ne prélève pas, ou peu, les repères graphiques. Il produit du « n'importe quoi ».
« On comprend bien que les difficultés, au niveau de la reconnaissance des lettres et des mots, soient particulièrement fréquentes chez les jeunes lecteurs. Les reconnaissances et les processus exigés à ce niveau sont propres au support imprimé et sont spécifiquement étrangers au lecteur débutant. »

 

Son apprentissage chez l'enfant

Si l'étude des processus suivis par un lecteur compétent dans sa lecture peut fournir des repères aux enseignants, l'application directe à la pédagogie des résultats des recherches en cours peut conduire, si l'on n'y prend garde, à une conception réductrice et dogmatique de l'enseignement et de la diversité des démarches d'apprentissage.
Premièrement parce que la plupart des modèles de lecture sont établis à partir des compétences du lecteur « accompli » :
« La psycholinguistique expérimentale est donc susceptible d'apporter des indications sur les processus de traitement de l'information mis en jeu par un lecteur compétent [...]. Ce faisant, elle apporte sa contribution à l'élaboration d'un modèle de fonctionnement du lecteur. Mais cela ne signifie pas qu'une meilleure connaissance de la manière dont fonctionne le lecteur compétent fournira des recommandations pour le choix entre méthodes d'apprentissage. C'est qu'un modèle de fonctionnement de lecteur adulte ne peut pas être considéré ipso facto comme un modèle de l'acquisition de la lecture.» M. Noizet.
Deuxièmement, l'enfant qui apprend à lire, doit, en fait, s'approprier la langue écrite. « Pour comprendre comment l'enfant interprète l'écrit, il faut étudier dans le détail aussi bien ses activités de lecteur que ses activités de scripteur-, Ici comme dans le cas de l'acquisition de la langue maternelle, il est très difficile d'avoir une discussion fructueuse si on ne voit que la compréhension en négligeant la production, ou inversement. " E. Ferreiro.
 

Élargir la perspective

Un des domaines de recherche les plus utiles pour comprendre l'apprentissage de la lecture a consisté, ces dix dernières années, à explorer les représentations des enfants à propos de la langue écrite. L'efficacité de l'enseignant dépend pour une part de la connaissance qu'il a des représentations et hypothèses de ses élèves.

En essayant de comprendre comment l'enfant organise l'écrit en tant qu'objet de sa connaissance, on a pu constater que très tôt (au moins à partir de trois-quatre ans) les enfants ont des idées précises sur cet objet.
 
1) Interstructuration du sujet (l'enfant) et de l'objet (la langue écrite)
Les travaux de Piaget ont pu montrer que, dans toute adaptation, le sujet assimile les situations et les objets nouveaux à des schèmes qu'il a déjà maîtrisés.
Ferreiro met l'accent sur les deux faces complémentaires de la compétence graphique. Dans une perspective piagétienne, elle dégage notamment une séquence développementale de l'écrit au cours de laquelle les enfants passent progressivement d'un écrit aléatoire à un écrit motivé auquel l'enfant attribue un sens.
Les systèmes graphiques sont d'ailleurs trop complexes, trop polyvalents pour s'accommoder des stratégies univoques d'acquisitions. Mais en appliquant le concept piagétien de «conflit cognitif» les travaux d'E. Ferreiro rendent compte de ce phénomène. E. Sulzby (1986) préfère parler de structures développementales pouvant varier avec les individus.
On comprend alors comment la production d'écrits peut être l'occasion pour l'enfant de s'approprier la langue écrite. À condition qu'on lui en donne les moyens (lettres mobiles, imprimerie, machine à écrire, traitement de texte adapté...) et qu'une régulation sociale existe (adultes, pairs), il s'engagera très rapidement dans ce processus et parviendra à diversifier et à améliorer sa connaissance du fonctionnement de l'écrit.
 
2) La théorie de la clarté cognitive
J. Fijalkow prône une théorie intégrative qui prenne en considération les deux aspects de l'apprentissage de la lecture :
- la compréhension de ses buts,
- la compréhension de ses caractéristiques techniques.
 

« Ce qui est nécessaire, c'est une théorie de l'enseignement de la lecture qui donne un poids égal à la signification et au code, qui se refuse à sur-accentuer un aspect ou l'autre car ceci peut fausser la compréhension qu'a l'enfant de la tâche dans son ensemble, laquelle, en vérité intègre l'un et l'autre aspect. »

La théorie de la clarté cognitive de l'apprentissage de la lecture s'insère comme une partie de la théorie plus générale de l'apprentissage de savoir-faire (cl'. J. Downing - 1984) en trois phases :
1. L'apprenant s'intéresse au savoir-faire en question, il voit les profits qu'il peut en tirer, réfléchit aux façon de se l'approprier, observer et questionner ceux qui le possèdent...
 
2. La phase de maîtrise: par la pratique répétée , par essais et erreurs, par tâtonnement, l'apprenant accède au savoir-faire de base.
 « Le langage est un, sans rupture entre parler el lire-écrire. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de différence, ce serait absurde, mais il n'y a pas de rupture, il y a continuité »
Il y a d'innombrables variantes de parler et parmi ces variantes, certaines sont proches de l'écrit. Ce sont ces variantes de son parler, qui peuvent être écrites, que l'enfant doit maîtriser pour apprendre à lire et à écrire.
 
3. La phase d'automatisation : les actes et les procédures deviennent de plus en plus « automatiques » ; l'individu réalise la tâche « sans effort et sans y penser ».
 
Chauveau en propose une quatrième : la phase d'extension où l'enfant transfère ou adapte son savoir-faire à des situations de plus en plus diversifiées et compliquées.
Mais on s'aperçoit que, dans ce simple domaine des représentations, les enfants d'une même classe d'âge sont loin d'être tous au même point. « Il faut tuer ces personnages mythiques que sont « l'enfant de six ans » ou "l'enfant de sept ans » et remplacer ces créations abstraites par la réalité des enfants de six ans et des enfants de sept ans. Il faut prendre conscience que les aptitudes de ces enfants se situent dans un éventail de quatre ans, allant de deux ans après les standards actuellement adoptés » Dr Guy Vermeil.
Deux orientations pédagogiques semblent alors tenir compte de ces éléments :
- Lire étant une activité de langage, c'est très tôt qu'il faut prendre en compte le début de cet apprentissage chez l'enfant. L'apprendre à parler de registres de plus en plus diversifiés est déjà une marche dans l'apprendre à lire-penser.
- La mise en contact précoce, chaleureuse et guidée par un lecteur compétent avec l'écrit : « Il est indispensable que l'enfant connaisse, bien avant l'âge de l'apprentissage de la lecture, les conditions de lecture vraie. Dès l'âge de deux ans (et même avant), pourvu qu'on le mette à sa portée, l'enfant conçoit le livre essentiellement comme objet de communication avec l'adulte, communication remarquablement enrichie par l'histoire lue, regardée et racontée... » G. Patte.
3) Lire = activité langagière : les recherches de L. Lentin
Pour que l'enfant puisse passer de son parler-penser à son penser-lire-écrire, il faut que cet enfant ait appris à penser à et à parler, à verbaliser son activité mentale à travers la maîtrise d'un grand nombre de variantes énonciatives.
 

« Pour devenir un lecteur véritable, il faut dès le départ que l'apprenant devienne un énonciateur d'écrits »

C'est très tôt, lors de lecture répétée de livres illustrés par des adultes ou un peu plus tard lors de «dictée à l'adulte», que l'enfant accède à cette maîtrise.
 

« Il faut partir du langage de chaque enfant. Ce qui est important, c'est le départ. Ce n'est pas un problème quantitatif. Le début doit être lent, Jamais en porte-à-faux avec le réel de l'enfant et son .fonctionnement langagier. »

Dans l'approche de L. Lentin, en cela assez proche de C. Freinet, l'enfant ne peut apprendre à lire sans en même temps apprendre à écrire.
 

Éclairage sociologique

L'apprentissage de la lecture n'est pas un apprentissage de laboratoire. L'apprentissage de la lecture n'est pas un simple problème d'ordre technique qui ne relèverait que de compétences cognitives telles que la perception ou la mémoire.
L'apprentissage de la lecture est un apprentissage social.
Les thèses sociologiques de Bourdieu, nous ont appris que dans une formation sociale où l'école est un moment obligé de socialisation, c'est surtout sur la continuité ou, à l'inverse, sur la rupture entre la culture valorisée par l'école et celle que connaissent les enfants dans leur famille qu'il faut s'interroger.
L'entrée à l'école n'entraînerait aucune rupture pour les enfants de classes favorisées dont la culture est généralement proche de celle diffusée et valorisée par l'école. Les «héritiers» poursuivent simplement un processus d'enculturation déjà engagé dans leur milieu familial, alors que, pour d'autres enfants, l'intériorisation de la culture scolaire s'accompagne d'une véritable « violence symbolique », caractérisée par la négation des pratiques culturelles spécifiques de l'univers dont ils participent.
 

Une enquête, dirigée par Jean-Claude Passeron, portant sur les groupes sociaux les plus éloignés de la culture savante, confirme que ces groupes se réfèrent à des valeurs de leur culture quotidienne par rapport auxquelles la lecture a peu ou pas de valeur. «L'obstacle est positif, c'est la réalité culturelle, et sa force ne se décrit pas seulement en termes de privation ou d'incapacité. Le, fait est là: une fois les moyens donnés, un groupe culturel n'adopte une pratique que si cette pratique a un sens ou peut prendre un sens dans sa culture.»

Après vingt ans d'analyses sociologiques sur les inégalités sociales devant l'école, la «dénonciation» globale de l'institution scolaire, dans la reproduction ou l'accroissement de ces inégalités, est aujourd'hui affinée par des recherches de terrain s'attachant à repérer les effets négatifs des pratiques réelles, susceptibles d'expliquer la fabrication de l'échec scolaire.
Une recherche du CRESAS (Recherche pédagogique - 1974 - n° 68 «Participation à la classe et milieu d'origine des élèves») montre que le nombre des interactions que les enfants de milieux défavorisés ont avec l'enseignant est inférieur à celui des enfants de milieux plus favorisés.
D'autres recherches examinant comment intervient l'enseignant pour permettre à un enfant d'identifier un mot sur lequel il bute en lecture orale montrent que la nature de l'aide varie suivant le statut scolaire de l'élève (bon élève/mauvais élève).
Une recherche dirigée par André Inizan sur les contacts visuels des enfants apprentis-lecteurs avec de l'écrit, pendant le déroulement d'une classe traditionnelle, aboutit à une conclusion fort significative : « C'est toujours l'élève « .for t», d'avance psychologiquement bien équipé, qui est le plus longuement et le plus .fréquemment en contact visuel avec l'écrit, et c'est l'élève « faible » qui l'est le moins. Pour chaque type d'élèves, cette durée varie du simple au triple : entre 12 et 34 mn pour l'élève « fort », entre 15 et 16 mn pour- l'élève « faible » (in Les rythmes scolaires de l'enfant, Éd. Stock.)
Enfin une recherche de Bianka Zazzo (1978) montre qu'indépendamment même des inégalités qu'on peut observer dans les niveaux de développement cognitif, l'adaptation au cours préparatoire semble plus difficile pour les enfants issus des milieux populaires (surtout les garçons) que pour ceux issus des milieux favorisés (surtout les filles) et que cette disparité selon l'origine sociale tend à s'accentuer tout au long de l'année scolaire alors que celle entre garçon et fille tend à s'atténuer.
On peut craindre sur les bases de ces recherches que les enfants de milieux défavorisés soient non seulement les mal-aimés mais aussi les mal-aidés du CP.
Si le but des auteurs de ces analyses n'est pas de recommander une méthode pédagogique, ni même de constituer un recueil de préceptes qu'il suffirait d'appliquer, leurs résultats sont incontournables pour déjà refuser certaines méthodes d'apprentissage (programmation rigide, niveau de langue peu usuel, stratégie didactique uniforme et stéréotypée) et pour éclairer les démarches sclérosantes ou inégalitaires auxquelles doit échapper une approche pédagogique « suffisamment bonne ».
En conséquence, ce qui importe avant tout, pour assurer la pertinence de l'action pédagogique, c'est la possibilité de mise en oeuvre d'une variété suffisamment large de situations et de propositions d'activités afin que l'enseignant réponde de façon mieux adaptée aux besoins d'apprentissage variés des apprenants.
L'ensemble d'activités, de propositions et d'outils, qui constitue la « méthode naturelle » de lecture-écriture de C. Freinet nous semble le modèle pédagogique le plus pertinent de ce point de vue.

 

Vers un enseignement rationnel de la langue

 

1) Le renversement de Freinet

Dès les années 20, Freinet dénonce, d'une même critique pédagogico-politique, l'apprentissage de la lecture par des tableaux abécédaires où « les enfants lisent, en baillant et en regardant du coin de l'oeil les trop rares gravures, des mots qu'ils n'emploieront peut-être jamais, puis des phrases-rébus déconcertantes » et « le refoulement brutal de tous les modes originaux de pensée ». II s'efforce de donner sens et finalité aux activités d'écriture et de lecture à l'école par l'apport de techniques et d'outils (journal scolaire, correspondance, Bibliothèque de travail, plans de travail) qui vont modifier le processus de production du travail scolaire et transformer radicalement le modèle d'apprentissage de la langue écrite.
Le savoir-lire, le savoir-écrire ne sont plus considérés comme des absorptions passives d'un patrimoine culturel, mais comme des pratiques qui se construisent dans un milieu socialisant.
La démarche de Freinet est simple : prendre comme fondement du travail scolaire le vécu des enfants (leur vécu social et leur vécu imaginaire). Le travail de communication et de socialisation de ces pensées (vie, rêve, histoire, opinion, observation...) doit permettre une maîtrise authentique des savoirs instrumentaux (lire, écrire...) mais aussi de la fonction critique.
Avec Freinet se dessine un autre rapport aux apprentissages élémentaires qui ne rejettent pas aux portes de l'école les savoirs et savoir-faire acquis dans le milieu d'origine, mais qui au contraire en fait une motivation et une nourriture critique.
 
2) La « méthode naturelle »
Issue des conceptions de Freinet, la « méthode naturelle » ne repose pas sur l'utilisation d'un manuel de lecture, ni sur une hiérarchisation préétablie des difficultés à résoudre. Ce sont les textes produits par les enfants eux-mêmes, ainsi que les activités de la classe, les écrits, qui questionnent les enfants (affiches, lettres...) ou de véritables livres de bibliothèques qui servent de support à l'apprentissage. Un capital de textes, et non pas de phrases ou de mots isolés, souvent affiché dans la classe, sert de référence et de point de repère au groupe. L'analyse de la langue s'effectue à partir des remarques formulées par les enfants eux-mêmes.
 

« La méthode naturelle, en lecture comme en écriture, est d'abord expression et communication, par truchement de signes écrits, même si la mécanique n'en est qu'imparfaitement ajustée. L'essentiel est alors de comprendre ou de deviner, à travers les signes, la pensée ou les indications qu'ils expriment et chacun s'y applique selon sa complexion, dans un tâtonnement expérimental qui utilise, suivant les individus, le globalisme ou la décomposition ou les deux à la fois »

Mais considérer les articulations globales d'une méthode reste parfois encore trop simpliste pour en évaluer la pertinence théorique. Cronbach a souligné que l'objet de toute l'attention d'un chercheur ne doit pas être la méthode considérée elle-même, mais l'interaction entre situations didactiques et caractéristiques de l'apprenant.
Aussi Marc Bru (Université de Toulouse-le-Mirail) propose le concept de variété didactique, seul apte à prendre en compte la diversité des conduites d'apprentissage des élèves:
 

«Le but principal de l'enseignement est d'aider l'apprenant à restructurer et à complexifier ses invariants opératoires donc à l'amener à remettre en cause ses habitudes de pensée et de traitement du réel... Ce qui importe pour assurer la pertinence de l'action didactique, c'est la possibilité de mise en œuvre d'une variété suffisamment large de situations et de propositions d'activités afin que l'enseignant réponde de façon mieux adaptée aux besoins d'apprentissages variés des apprenants.»

Marc Bru montre qu'un des intérêts majeurs de l'approche mise au point par Freinet est la variété des situations (techniques, relationnelles, matérielles...) offerte aux élèves.
 

« Pour rapide qu'il soit, le constat paraît assez démonstratif: qu'il s'agisse d'activités formatrices (de techniques), de motivation de l'action, de relations des enfants à la langue écrite ou d'organisation du contexte matériel, relationnel ou temporel à l'intérieur- duquel les enfants vont s'engager dans des apprentissages, la pédagogie Freinet offre de multiples possibilités de variation donc d'adaptation aux profils cognitifs de chaque élève ou groupe d'élèves.

 

À notre avis, l'intérêt des propositions de Freinet ne tient pas exclusivement à leur contenu ; c'est peut-être d'ailleurs pour cela que leur auteur ne tenait pas à ce qu'on les désigne en terme de méthode. Ce qui fait surtout l'originalité de la pédagogie Freinet, c'est la diversité envisageable à partir- d'un ensemble de propositions simples et concrètes. »

Reste à observer comment une telle richesse potentielle est utilisée sur le terrain.
 

Denis Roycourt 

8 novembre 1989

(1) Les travaux de Lévy-Schoen et d'autres spécialistes divergent de cette manière de voir.
Lire entre autres :  "Les mouvements des yeux au cours de la lecture ». Lévy-Schoen - Année psychologique, 1978.
(2) Prédictif, prédictible, prédication, imprédictible : termes empruntés à l'article « On apprend mieux à lire sur des textes prédictibles ». Bridge et Winograde, chercheurs en psychologie du développement.