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Lecture et production d'écrits

Mai 2011
Réponse de Marc Bru au texte de Denis Roycourt
 
 
 

 

Nous avons voulu savoir si les activités de production d'écrit au CP pouvaient faciliter l'accès d'un plus grand nombre d'élèves à la maîtrise de la lecture. Si oui, comment ?

 

Avant tout, il fallait montrer que la production d'écrit était possible dès le début de l'année pour de jeunes enfants ne sachant pas lire. Les observations de Freinet mais aussi de Montessori (ainsi que celles - plus « scientifiques » et plus récentes de J. Simon) laissaient penser qu'un enfant de six ans pouvait s'intéresser à la production écrite. II fallait se donner quelques moyens « objectifs » pour s'en assurer. Voici comment nous avons procédé.
Nous avons défini pour les activités en rapport avec l’apprentissage de la langue écrite et réalisées en classe, un taux d'activité réelle qui, en gros, est le rapport du temps effectivement con­sacré par l'enfant à l'activité au temps disponible pour l'activité. Nous savions à partir d'autres études que ce taux était nettement en dessous de l'unité, ce qui signifie que les enfants ne sont actifs par rapport à la tâche qu'une partie du temps imparti (par l'enseignant) à l'activité.
 

 

Taux d'activité réelle = Temps d'activité en rapport avec la tâche

 

Temps total imparti à la tâche
 

 

Nous avons constitué des échantillons de sujets (enfants) et procédé à une observation par échantillons temporels (une observation toutes les quinze secondes). Toutes les quinze secondes, le comportement de l'enfant était observé et ce comportement était classé soit dans la colonne activité en relation avec la langue écrite soit dans la colonne activité sans rapport avec la langue écrite. Tu imagines qu'il devient alors possible, grâce à cette quantification, de parvenir au calcul du taux d'activité réelle et de voir comment les choses évoluent (il suffit pour cela d'observer à plusieurs moments de l'armée).

 

Ceci dit en passant, il serait intéressant de voir avec cette méthodologie d'observation si dans les classes Freinet, on est plus souvent actif en relation avec la langue écrite que dans les autres classes. Mais ce n'est pas ce que nous voulions vérifier...
Nous voulions seulement montrer que la production d'écrit était l'occasion pour le jeune enfant d'avoir un taux d'activité réelle au moins égal à celui que l'on observe lors des activités de lecture proprement dite. Les résultats résumés sur le graphique montrent que jusqu'au mois de janvier environ, les enfants ont des taux d'activité réelle significativement (au sens statistique) supérieurs lors des activités de production d'écrit.
 
 

 

Évolution annuelle des taux moyens d'activité réelle pour la production d'écrit et pour la lecture

 

 
 
II était donc permis d'affirmer que la production d'écrit est non seulement possible mais aussi beaucoup plus mobilisatrice (en début d'année) que les exercices ou activités de lecture. Freinet avait donc bien vu à partir de la seule observation de sa fille...
Restait à savoir si les activités de production d'écrit étaient en relation avec la maîtrise de la lecture. Le traitement des résultats montre qu'il y a une corrélation positive nette entre taux d'activité durant la production d'écrit et réussite aux épreuves de lecture. Version moins technique : les enfants qui lisent le mieux sont ceux qui, durant l'année, ont eu les plus forts taux d'activité réelle lors des activités de production d'écrit.
Ces corrélations sont même plus nettes qu'entre taux d'activité réelle lors de la lecture et réussite aux épreuves de lecture. L'hypothèse selon laquelle la production d'écrit est un des moteurs de l'appropriation de la langue écrite et de l'accès à la maîtrise de la lecture (apprendre à lire en écrivant) peut donc être maintenue. II n'est ainsi pas inutile d'accorder une place à l'expression et à la communication écrite ; l'imprimerie à l'école se trouve bien justifiée.
Il fallait enfin trouver une explication : comment la production d'écrit peut elle faciliter l'accès à la maîtrise de la lecture ?
Voici ce que nous permettent de dire nos observations :
- dans la démarche traditionnelle (bottom up) on invite l'enfant à apprendre les relations grapho-phonétiques et la combinatoire à partir d'exercices de mise en relation du visuel et de l'auditif, exercices que l'on dit de lecture. La confusion entre lecture et déchiffrage est largement induite de cette manière ;
- dans les démarches issues des conceptions de Smith, on privilégie des exercices de construction de signification, vérification d'hypothèses anticipatrices par prélèvement d'indices. La connaissance de la combinatoire est secondaire et même totalement délaissée.
Comme tu le dis, ces deux façons de voir sont insuffisantes. La seconde est séduisante mais ignorant l'apprentissage de la combinatoire, elle laisse les élèves dans la difficulté chaque fois que, pour lire, ils doivent avoir recours à la connaissance des relations graphèmes-phonèmes (sont avantagés les enfants qui ont appris ces relations en dehors de l'école, ce qui renforce les inégalités sociales).
Le problème est alors de savoir comment permettre aux enfants de connaître la combinatoire sans les engager dans la confusion lecture = déchiffrage.
Les données d'observation signalées plus haut apportent une solution.
Il suffit d'amener les enfants à connaître la combinatoire en dehors des activités de lecture. La production d'écrit (imprimerie ou autre) est une activité qui incite l'enfant à repérer les invariants de la construction écrite (invariants = en particulier, réseau de relations entre écrit et oral).
On comprend alors mieux pourquoi la production d'écrit est profitable aux apprentis-lecteurs: elle leur permet de construire ce réseau, donc de pouvoir recourir aux indices grapho-phonétiques lorsque c'est nécessaire, mais elle n'induit pas la confusion constatée dans les démarches traditionnelles. En fait, l'explication serait plus complexe car il y a interstructuration des conduites ; surtout après janvier, ce que l'enfant apprend de la langue écrite à travers les activités de lecture lui est utile lorsqu'il produit de l'écrit.
Freinet avait certainement raison d'accorder dans un contexte social d'échanges et de communication autant d'importance à l'écriture qu'à la lecture. On a aujourd'hui des hypothèses explicatives qui justifient ses propositions. Il faut pourtant noter que les explications que l'on peut concevoir aujourd'hui avaient, pour des raisons de contexte historique, échappé quelque peu à Freinet qui voyait l'intérêt de la production écrite et de l'imprimerie à travers la joie du travail manuel que ces activités procuraient à l'enfant. Freinet ne retenait que l'aspect motivant sans trop chercher à expliquer en termes de processus d'appropriation de la langue écrite l'importance de la production d'écrit dans l'apprentissage de la lecture (ce commentaire mériterait d'être discuté, mais il n'y a certainement pas de mal à penser que Freinet n'avait pas tout dit...).
 

 

Marc Bru 23 novembre 1989

 

Université de Toulouse-le-Mirail

 

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