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Un roman en cinq jours... et un peu plus

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Juin 2011
Qui n'a pas rêvé d'écrire un roman avec ses élèves ? Pour cette classe de Jette, cela est devenu réalité en collaboration avec un auteur de livres pour enfants Mais ce n'est pas si simple!

Jean Dumont nous conte ici la saga de ce roman....

 

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L'an passé, nous avions rencontré Yves Pinguilly, écrivain français auteur de nombreux romans et autres jongleries de langue "pour la jeunesse". En effet, à l'occasion de la quinzaine du "Livre fou", la bibliothèque de Jette avait rendu possible la visite de cet écrivain dans ma classe. II y avait passé deux heures, nous avait parlé de son métier, de ses livres, des auteurs et des livres qu'il aimait.... Mes élèves avaient été passionnés et ils avaient continué à lui écrire et à lui envoyer nos journaux. J'avais d'ailleurs relaté cette rencontre dans la chronique "En direct de..." que je tenais l'an passé dans cette revue. Cette année, la section jeunesse de notre bibliothèque communale avait tenu à mettre sur pied des activités d'écriture dans les classes. Ainsi Bruno Heinst et Yves Pinguilly allaient-ils l'un et l'autre animer, durant une semaine entière, des ateliers d'écriture dans des classes de la commune. Quand mes élèves, en fin de l'année passée, surent que notre classe avait été sélectionnée et qu'en début de 6ème, ils allaient passer une semaine avec Yves Pinguilly à écrire collectivement un livre, ce fut du délire. Ce fut surtout le départ d'un projet qui mobilisa durant de nombreuses semaines, voire des mois, nos énergies, qui polarisa nos activités. Dès avant les vacances, du courrier s'échangea entre Lui (?) et nous pour déterminer le choix du sujet du livre. Et ce ne fut pas facile. Pas facile de trouver un consensus dans la classe pour un livre que nous allions écrire à 23 et dont nous devions chacun nous sentir porteur ou du moins partie prenante. Pas facile de se tenir à un sujet qui pouvait être traité en une semaine et qui nous entraînerait, comme le voulait Yves Pinguilly, dans le récit d'imagination. Des propositions furent faites de part et d'autre, mais en fin d'année, on n'était toujours pas arrivé à un choix définitif. Au début de cette année, la situation semblait plus difficile encore, parce qu'en deux mois de vacances, mes élèves avaient élaboré des projets encore plus divergents. Alors, Yves Pinguilly nous fit savoir que compte-tenu de tout ce que nous lui avions proposé et des impératifs qui étaient les siens, ce serait un livre de pirates qu'il viendrait écrire avec nous. Ceux et celles qui avaient fait des propositions très éloignées de ce thème ne furent pas très enthousiastes dans un premier temps. Au fil des semaines qui suivirent et sans doute définitivement dès que le travail d'écriture commença, tout le monde se rallia au sujet proposé avec beaucoup de conviction. Je ne fus pas le moins déconcerté par le choix de ce thème. Mais puisque pirates il y avait, il fallait parer au plus vite. II nous restait un bon mois et demi pour rassembler le plus de documents possible sur le sujet, pour nous approprier tant faire se peut ce monde tellement particulier, nous en imprégner, sans toutefois déjà construire une histoire.
Ce que nous savions, c'est que nous voulions écrire un livre sur les pirates, ceux d'autrefois, sur des pirates qui partiraient de quelque part en mer du Nord. Nous avons lu en lecture en groupe un livre de pirates ("Les clients du Bon Chien Jaune" de Pierre Mac Orlan), nous avons rassemblé tout ce que nous possédions dans notre centre de documentation à propos de la piraterie, de la navigation à voile, des forçats, de la traite des noirs, etc.... Chacun explora sa propre bibliothèque. Et l'on fit dans cette masse de documents un premier parcours. Nous sommes allés à la bibliothèque communale et nous sommes revenus avec une trentaine d'ouvrages : des romans, des biographies, des ouvrages documentaires. Nous nous sommes partagés leur dépouillement. Déjà, nous nous y retrouvions dans les gaillards d'avant, voiles d'artimon et autre drisse; nous ne confondions plus brick et trois-mâts barque. Nous avons aussi cherché le plus de documents possible sur les 16e, 17e et 18e siècles, siècles de nos pirates. Nous avons organisé dans la classe une conférence-échange (série de petites conférences brèves faites en une séance et servant de remise en commun après des recherches sur un thème semblable ou sur des thèmes voisins) sur Vasco de Gama, Magellan, Colomb, les Vénitiens,....
Nous avons suivi une visite guidée au Musée d'Art et d'Histoire sur le thème des grandes découvertes.
  
Enfin, pour sentir ce que pouvait être un voilier, pour sentir ses dimensions, nous sommes allés à Ostende visiter le Mercator... et nous en avons profité pour humer les embruns de la mer du Nord en automne. Un navigateur à voile est venu aussi une après-midi nous parler des voiliers d'hier et d'aujourd'hui. Les enfants ont été conviés à suivre chez eux quelques numéros de l'émission THALASSA. À l'école, nous avons visionné la splendide cassette qu'a réalisée FR3 à Rouen cet été à l'occasion du grand rassemblement international des navires à voile sur le thème "des Voiles de la Liberté",....
.. Et puis, la grande semaine commença. Pendant cinq jours, Yves Pinguilly allait être chez nous de 8h.30 à 10 h. Durant ce temps, il fallait écrire un roman.
Le lundi, nous n'avons rien écrit mais nous nous sommes mis d'accord sur la trame du roman, sur le découpage en 8 chapitres, sur les personnages - les principaux et les secondaires - qui allaient intervenir, sur le noeud de l'histoire, sur son début, sur sa fin. Ce jour-là, après le départ d'Yves Pinguilly, nous avons travaillé d'arrache-pied le reste de la journée pour réaliser pour chaque personnage une fiche d'identité, un portrait ; pour chaque lieu un plan, un descriptif ; pour chaque bateau, un nom, une définition, une image précise. Les enfants ont travaillé par équipes de deux pour réaliser ce fonds de documentation qui allait se révéler une mine, même si tous les détails écrits alors ne servirent pas. Les travaux réalisés sur papier-affiche furent épinglés tout autour de la classe (et y resteront durant toute la semaine, servant et re-servant de référent);  chacun visita l'exposition et l'on dut corriger à gauche, à droite, en fonction de ce que d'autres avaient présenté (éviter les noms qui se ressemblaient trop, des caractéristiques trop semblables quant aux caractères ou des invraisemblances comme le pirate unijambiste, borgne et manchot !!).
Et le lendemain, le travail d'écriture proprement dit commença. II se répéta quatre fois de suite à peu près sur le même schéma. On commence par écouter ou réécouter ce qui a été réalisé la veille. On se partage le travail à faire le jour même. Et puis on se divise en deux groupes (de 12 enfants chacun), le premier est animé par Yves Pinguilly, l'autre par la bibliothécaire (qui a été très présente tant dans le travail de préparation de l'activité que durant la semaine même) et par moi-même. Et chaque groupe rédige un chapitre en s'appuyant à la fois sur la définition des personnages et sur l'évolution de l'action prévue. L'animateur se fait collecteur de propositions. Chacun des enfants a son bloc-notes et participe à la construction du chapitre en proposant, renchérissant sur une autre proposition.
L'animateur est aussi le garant du fil du récit, de l'adéquation de la multitude de propositions formulées, il essaie de coordonner, il relance aussi le texte tombé en panne, il doit bien souvent trancher entre les propositions de formulations proposées. Un enfant tient le rôle de secrétaire et prend note du texte officiel (à l'usage, on s'apercevra que la plupart des enfants transcrivent aussi ce texte). En fin de séance, le secrétaire de chacun des deux groupes lit à l'ensemble de la classe ce que son équipe a réalisé ce jour-là. On évalue, on réajuste, on imagine les liaisons nécessaires entre les deux travaux;  entre ce travail et les précédents, des contradictions éventuelles sont levées. Une lecture et une écoute très soutenue, attentive.
Après 10h., après le départ d'Yves Pinguilly, notre travail est de faire procéder à ces réajustements, de terminer ou réécrire ces paragraphes, d'étoffer tel dialogue. En procédant ainsi, au bout de quatre jours d'écriture collective, nous étions arrivés à la fin des huit chapitres prévus. Le gros oeuvre ou le premier jet de notre roman était terminé. Que dire encore de ces séances d'écriture collective ?
- Ce type d'écriture est très différent de ce que nous pratiquons d'habitude. Le texte libre est par essence une production individuelle, même si elle est socialisée par le journal, même s'il est, comme dans certaines de nos classes, remis au point collectivement. Ici, l'ensemble du groupe est présent dès la genèse du texte.
- C'est une activité très contraignante, très fatigante aussi : on écrit ensemble pendant une grosse heure sans pause ni diversion ; c'est une activité aussi très frustrante à cause des inévitables rejets que l'on ne peut prendre le temps de discuter autrement le chapitre ne s'écrirait pas et il n'aurait pas sa cohésion interne.
- La demi-classe qui avait écrit avec Yves Pinguilly un jour, écrivait avec moi le second jour. Ce qui fait que chacun connut les deux animations inévitablement différentes. Dans un premier temps, les enfants dirent qu'avec moi, c'étaient eux qui écrivaient, alors qu'avec Yves Pinguilly, s'ils émettaient les idées, s'ils disaient les formulations, pour finir c'était lui qui se servant des apports de chacun, conduisait le texte, un texte auquel il laissait plus clairement sa marque. Je crois qu'il s'agit plus en fait d'un niveau de maîtrise de la langue et d'une habitude de ce genre d'animation à l'écriture en groupe.
- Pour les enfants, dans leur formulation de ce qui précède, il n'y avait d'ailleurs pas de réserve et cela se voyait le jour où leur demi-classe devait travailler avec moi !! Certains auteurs de formules rejetées n'hésitaient pas à faire appel lors de la remise en commun, à Yves Pinguilly avec son statut d'auteur bien sûr. -Au niveau de l'écriture toujours, je crois que l'on a beaucoup appris durant cette semaine, beaucoup au niveau d'oser laisser aller son écriture hors du carcan de l'écriture banalisée, mais aussi au niveau de la lecture, du livre et de ce qu'il y a derrière : du travail de l'auteur mais aussi de l'ossature même du livre. Je crois que cette année on "a pris" les livres du prix Versele différemment de l'an dernier et cela pas seulement parce que nous avions un an de plus. Quand Yves Pinguilly nous quitta, nous nous trouvions devant un premier jet achevé longitudinalement peut-être mais devant un texte à finir, à compléter, à terminer de toutes façons. II fallut coordonner les temps entre les divers chapitres, glisser là une description manquante, étoffer ici un dialogue, contrôler la logique de chaque personnage, corriger certains hiatus qui nous avaient échappé durant l'écriture. Et puis les différents chapitres furent frappés par les élèves en traitement de texte, frappés, corrigés orthographiquement, recorrigés. Et notre déception fut grande quand nous avons constaté que chacun de nos chapitres sur lesquels nous avions tant travaillé n'occupait guère plus qu'une grosse page dactylographiée. Aussi, il fut décidé de gonfler notre oeuvre en lui adjoignant un glossaire (en fait bien utile étant donné le caractère spécifique du vocabulaire que nous avons été conduits à utiliser), une table des matières, des annexes documentaires, une postface qui racontait notre écriture du livre... toutes choses que nous avons trouvées dans beaucoup de livres de notre bibliothèque. Et puis il fallut trouver un titre pour notre roman et ce ne fut pas simple de trouver un titre qui fut nôtre à tous. Les divers chapitres d'abord uniquement numérotés furent aussi chacun flanqués d'un titre. II fallut réaliser les illustrations, puisque nous voulions au moins une illustration en pleine page pour chaque chapitre....
 
 Et maintenant, début décembre, que nous reste-t-il à faire ? Les presses communales sont prêtes à nous imprimer notre livre mais nous devons leur remettre des maquettes prêtes à l'édition. II faut donc réaliser ces maquettes. La part du maître risque d'être lourde bien qu'il paraît que l'on peut "monter" de mon fichier MSX sur des PC Compatibles (on verra, sinon...)
Au mois de mars, la, bibliothèque communale réalisera une exposition qui reprendra les réalisations faites par les classes qui participèrent à cette semaine d'activités d'écriture - en fait trois classes du 3e cycle avec Yves Pinguilly et 4 classes de 1e année avec Bruno Heins. Les livres seront alors diffusés. Nous sommes demandeurs pour un tirage de 150 exemplaires, une cinquantaine devant être distribués dans les classes de la commune et à nos correspondants de la Gerbe. La centaine restante sera vendue au profit de notre coopé pour financer en partie notre voyage aux Pays-Bas.
Mais au-delà de l'écriture/lecture du/ des livre(s) ?
En fait, écrire ce livre fut la grande aventure de cette génération d'élèves, comme l'organisation de notre voyage cycliste aux Pays-Bas fut, il y a deux ans, la grande aventure de "ma génération" précédente. Et pourtant ce voyage aux Pays-Bas, nous le referons.
Mais comme je le présumais dans cette revue même, il y a deux ans, il n'a pas le même impact. D'abord, il est entièrement balisé et les tentatives de variations se sont heurtées soit à des problèmes de prix soit à d'autres problèmes d'intendance. La recherche ne se fait donc plus la plupart du temps vers l'extérieur, l'inconnu, mais vers la mémoire, les écrits, les documents rassemblés précédemment. Aussi ces grands projets qui donnent à nos classes une respiration très spécifique contiennent leur propre piège qui consiste à vouloir refaire - et ce désir vient bien souvent des enfants eux-mêmes -, reproduire un projet précédent qui a marché.
Ce qui est certain, c'est que l'écriture d'un roman de cette dimension sera une expérience unique dans ma carrière. D'abord parce que sans l'aide d'un professionnel cela me semble bien périlleux à entreprendre et ensuite parce que je ne veux pas tomber dans l'inflation des projets par génération qui _ne peut aboutir qu'a une parcellisation de petits projets.
Jean DUMONT
 
 
 
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