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La méthode naturelle de lecture à la lumière de I. P. Pavlov

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Décembre 1959

Que l'œuvre de Pavlov soit à l'origine de découvertes marquantes dans la recherche fondamentale (problème des rapports entre le langage et la pensée...) et de techniques particulièrement avantageuses dans des domaines aussi capitaux que la médecine (accouchement sans douleur, cure de sommeil...) ou la psychiatrie (rééducation de la parole...), nul ne le conteste aujourd'hui. Ce qu'on sait moins, c'est qu'elle a des incidences directes sur la pédagogie.
L'apprentissage de la lecture est là pour le montrer.
Jusqu'à Decroly, il a paru évident qu'une seule méthode était possible, à savoir la méthode synthétique. Que dit, en effet, la logique ? Pour lire, il faut connaître les lettres puis leurs combinaisons : commençons donc par faire identifier successivement les 26 lettres de l'alphabet dans l'ordre qui s'y prête le mieux ; et, après seulement, apprenons à les assembler en syllabes, puis en mots et enfin en phrases. Cette méthode mérite bien la qualification de « traditionnelle » puisqu'on n'a pas opéré autrement jusqu'au début du siècle.
Elle continuerait son règne si le docteur Decroly n'avait découvert ce qu'on appelle aujourd'hui « le globalisme » de la perception. Quand l'œil déchiffre pour la première fois, il appréhende d'emblée aussi bien l'ensemble (d'une manière encore confuse, évidemment) que les détails : d'où l'idée d'une méthode « globale » qui consiste au contraire à partir du mot et même de la phrase.
Thèse et antithèse : il manquait la synthèse. On crut la trouver dans la méthode mixte : en réalité, la perception enfantine s'avère simultanément « globale » et « pointilliste » (avec propension plus marquée dans un sens ou dans l'autre, selon les individus) ; toute opération mentale chez l'adulte et, à plus forte raison, chez l'enfant, débute par une phase de syncrétisme ; dès lors, il est parfaitement indiqué de commencer par le mot, mais à condition de favoriser presque immédiatement l'analyse ; la bonne méthode ne peut être qu'une méthode «mixte», c'est-à-dire un compromis entre la méthode «analytique » et la méthode « synthétique ».
Analyse et synthèse : il est bien exact que ces deux démarches fondamentales de l'esprit sont à l'œuvre dans l'initiation à la lecture et qu'elles le sont simultanément. Pourrait-il, d'ailleurs, en être autrement, puisque cette collaboration se retrouve dans tous les domaines ? Là-dessus, pas de contestation possible.
Mais en résulte-t-il ipso facto ce compromis que représente la méthode mixte, à la manière purement empirique et finalement très éclectique dont on l'entend d'ordinaire ?
C'est le grand mérite de Freinet d'avoir apporté la lumière sur ce point dans l'étude intitulée : «La méthode globale, cette galeuse ! » (1).
Il y a, effectivement, globalisme et pointillisme tout à la fois : « De tout temps, l'enfant a éprouvé le besoin de soutenir la lecture analytique, syllabe après syllabe et mot à mot, par un mécanisme global sans lequel toute lecture serait impossible » (2). Comment cela ? « L'enfant fixe un mot pour en reconnaître la structure. Mais ce mot n'a évidemment de sens que dans le contexte. Et c'est ce contexte que l'enfant interroge. L'œil part en reconnaissance en avant du mot déchiffré. Il va parfois même jusqu'à la ligne suivante, revient en arrière, repart en avant. Le lecteur est en exploration » (3). D'où cette constatation : « L'analyse ne saurait se suffire sans globalisation, et inversement, Une bonne méthode doit faire fonds sur les deux processus, comme cela se produit dans toute acquisition naturelle vitale. D'autant plus — et on l'a souvent négligé — que le fonctionnement de ces processus n'est pas exactement le même chez tous les individus et ne saurait être préétabli comme règle uniforme et obligatoire » (4),
Mais encore faut-il sauvegarder ce qu'il y a de meilleur dans le syncrétisme initial, c'est-à-dire la nécessité d'enlever chaque acquisition particulière sur le fond de la réalité vivante elle-même. « Le Docteur Decroly avait montré, par ses observations et expériences, que l'enfant est capable d'appréhender le mot et la phrase avant d'en distinguer les éléments constitutifs, mais à condition bien sûr que cette phrase soit insérée intimement dans le contexte de vie des individus » (5), Et Freinet rend compte très exactement de ce qui se passe dans de nombreuses classes quand il ajoute : « L'Ecole a pris dans la méthode globale la mécanique, mais elle a oublié la vie. » (6). Toutes les fois, en effet, que la mécanisation se trouve coupée, prématurément, de la compréhension, on va inévitablement à l'échec : « Sentant justement la faiblesse de cette méthode hybride, l'Ecole a prévu une illustration, qui est là pour apporter un ersatz de vie. Ce n'est, hélas ! qu'un ersatz qui a jeté des fondations mais on a oublié d'y couler le mortier. Il manque à notre texte la chaleur de l'événement qui aurait inséré normalement la phrase dans une expérience individuelle et collective. Les piles ont été raccordées par un cordon mauvais conducteur et rien ne s'éclaire de ce qui justifierait le processus de globalisation ». Ce qu'il faut sauvegarder pour éviter que la lecture devienne un exercice « gratuit » avec toutes les perversions qui en résultent (isoffexie, etc.), ce sont les rapports que l'individu entretient naturellement avec son milieu.
Voilà ce que prouve l'expérience. Et cette preuve est, en soi, amplement suffisante. Mais l'affirmation de la nécessité d'un accord entre l'individu et le milieu ne risque-t-elle pas de demeurer elle-même « gratuite » sur le plan théorique ?
C'est ici qu'intervient Pavlov :

1. Mieux que quiconque, Pavlov a déjà eu le mérite immense de prouver à quel point analyse et synthèse sont inséparables en toutes circonstances ; et cela dès les degrés tes plus humbles de l'activité animale,
A dire vrai, Engels avait déjà nettement souligné cette universalité : « Sont communs à nous comme aux animaux, les procédés principaux de la pensée : intuition, déduction et, par suite, l'abstraction, l'analyse des objets inconnus (le fait de casser une noix est un début d'analyse), la synthèse (dans le cas des ruses des animaux) et, liant les deux, l'expérience (obstacles surmontés et situation embarrassantes) » (7).
Pavlov, toutefois, en a administré des preuves décisives et tiré clairement les conséquences : « Les grands hémisphères du chien réalisent constamment, à des degrés les plus divers, aussi bien l'analyse que la synthèse des excitations qu'ils subissent. C'est ce que l'on peut appeler et que l'on doit appeler « pensée concrète élémentaire ». Ainsi, cette pensée conditionne la possibilité pour l'organisme de s'équilibrer exactement, de s'adapter parfaitement aux conditions du milieu environnant. » (8)
2. Mais aussi Pavlov a réussi précisément à prouver ce que d'autres avaient jusque-là obscurément pressenti : l'unité dialectique de l'individu et du milieu.
L'apport génial de Pavlov est de s'être douté qu'à l'occasion du phénomène du réflexe conditionné, se trouvait révélé quelque chose d'infiniment plus important qu'un simple mode de réaction en face d'une excitation donnée, à savoir le processus même d'équilibration du complexe individu-milieu, dans ce qu'il peut avoir de plus typique et de plus déterminant.
3. Et surtout, en introduisant sa célèbre distinction entre premier et second systèmes de signalisation et en indiquant comment s'opère le passage du premier au second, Pavlov est parvenu à préciser qu'en réagissant, non plus simplement et directement aux signaux, mais à ces « signaux de signaux» que sont les mots, l'individu humain n'échappait pas pour autant aux règles valables au premier niveau.
Or, qu'impliquent ces règles ?
Dans le cas de l'activité physiologique, un nouvel excitant peut être substitué à l'excitant normal en vue de provoquer une réaction déterminée. Pour ce qui est du principe, il n'en va pas différemment dans le cas de l'activité mentale.
Ramené à sa structure purement mécanique, l'apprentissage de la lecture ne se propose pas d'autre fin que de créer, à l'occasion de chaque difficulté particulière, une association permanente et indissoluble entre un son donné d'une part et, d'autre part, l'identification visuelle et le tracé graphique correspondants : en entendant le son, ou il faut que l'enfant soit immédiatement capable d'identifier son symbole dans un ensemble et de l'écrire, ou inversement.
Par des moyens opposés, c'est bien finalement vers ce même but que tendent la méthode traditionnelle ou la méthode globale, comme la méthode mixte.
Mais précisément, y a-t-il lieu de le faire, d'une manière purement mécanique et comment faut-il concevoir ce « mécanisme » ? Toute la question est là.
« Les principes de l'expérience tâtonnée, l'économie d'efforts pour un maximum de réussites, qui apparaît comme une des grandes lois du comportement des êtres vivants font que l'individu a tendance à répéter l'acte réussi », constate Freinet (9). Et il précise : « Dans la série presque indéfinie des actes que tente l'individu pour vivre et dominer le milieu, seuls quelques-uns de ces actes sont réussis, c'est-à-dire qu'ils apportent à l'individu une partie au moins de celte puissance dont il a besoin pour vivre... Cet acte réussi va se reproduire. Et cette reproduction de l'acte se poursuit jusqu'à ce qu'elle soit devenue automatique, qu'elle se soit incorporée au comportement de l'individu comme règle ou technique de vie et ne nécessite plus, de ce fait, aucune réflexion, ni aucun tâtonnement, qu'elle ait acquis la sûreté de l'acte instinctif, » (10)
Ce que Freinet décrit magistralement dans ces lignes, c'est l'apparition d'un réflexe conditionnel et la transformation progressive de ce réflexe conditionnel, en réflexe inconditionnel.
Précisément, toute l'œuvre de Pavlov est là pour attester l'universalité de ce processus.
Mais la formation de ce mécanisme n'a précisément rien de mécanique. Et c'est là que nous touchons au nœud du problème.
Plus que jamais aujourd'hui, on voudrait ramener la « philosophie » de Pavlov à son exacte antithèse, à savoir le matérialisme mécaniste, et on ne s'élèvera jamais assez contre cette misérable caricature. Parce que Pavlov a recouru à des expériences rigoureuses par pure probité scientifique, on en a aussitôt déduit qu'il mutilait arbitrairement la Réalité. Parce qu'il a reconnu toute leur importance à certains modes d'association où dominait l'automatisme, on en a immédiatement conclu qu'il en prenait vraiment à son aise avec la souplesse de la vie. Parce qu'il s'est penché avec attention sur quelques phénomènes élémentaires du comportement animal, on en a sur le champ inféré qu'il se révélait par là-même incapable de s'élever jusqu'à ces hauteurs où souffle l'Esprit. Comme Freinet, il est plus facile de le condamner que de le lire (11),
En réalité, nul plus que l'illustre savant n'a eu le sentiment de la complexité des phénomènes vitaux. Aucun chercheur n'a davantage été frappé par l'enchevêtrement des actions réciproques et par l'infinie diversité de leurs effets. II n'est pas de penseur qui n'ait reconnu autant de labilité, dans la singularité des cas, aux causes susceptibles d'agir hic et nunc. Pouvait-il en être autrement alors que la tâche de la physiologie nerveuse consiste, selon lui, à confronter avec précision les transformations du monde extérieur avec les transformations correspondantes de l'organisme et à établir les lois de ces relations ? Sa propre conception de la sensibilité l'y conduisait irrésistiblement : le premier, en effet, il a vigoureusement souligné que l'organisme de tout être vivant existe au sein de la nature environnante seulement en raison de ses réactions appropriées aux multiples excitations externes. Dès lors, pour peu que le milieu soit extrêmement varié et en perpétuel développement, il en résulte inéluctablement que l'Activité Nerveuse Supérieure doit être elle-même extrêmement plastique et changeante, sans quoi les animaux ne pourraient refléter correctement les variations du milieu et, par conséquent, s'y adapter.
On lui a reproché d'avoir eu recours à des moyens artificiels d'expérimentation. Mais c'est là un reproche encore plus fallacieux que superficiel. Sans doute en enfermant ses chiens dans des « chambres de mort » pour les rendre sensibles à certains stimuli bien déterminés, a-t-il simplifié les conditions naturelles d'établissement d'un nouvel équilibre. Mais nul n'en a eu conscience plus que lui. Il s'agissait justement d'étudier la formation des rétroactions engendrées par les stimuli précis. Or s'il est vrai que toute expérimentation suppose préjudiciellement la détermination exhaustive des influences en jeu, comme dans le cas d'un système mécanique inventé par l'homme il était normal de réaliser les conditions en quelque sorte optima de rétroaction parfaitement nette. C'est pour éviter l'influence inhibitrice des moindres fluctuations du milieu que Pavlov dut recourir aux « tours de silence». Comme le reconnaît Guillaume, « s'il faut rapporter la conduite au milieu naturel de l'animal pour en saisir la signification, il n'est pas moins nécessaire, pour comprendre le déterminisme, de le reproduire dans un milieu artificiel » (12).
 

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Toute l'erreur vient de ce qu'on a voulu voir dans le réflexe conditionné son résultat stéréotypé et s'intéresser aux phases de sa formation en quelque sorte pour elle-même au lieu d'accepter de retrouver, dans le processus d'adaptation naturelle et générale au milieu, les raisons mêmes de cette formation, « L'organisme sans milieu extérieur entretenant son existence est impossible : c'est pourquoi la définition scientifique de l'organisme doit comprendre le milieu qui agit sur lui », écrivait Setchenov (13). Ce qui frappe surtout dans le fonctionnement d'un réflexe, c'est son automatisme absolu. Aussi a-t-on peine à croire qu'il fut un temps où ce réflexe ne jouait pas avec la même rigueur et qu'il ait pu se former à partir des conditions mouvantes du milieu. Pour peu que les circonstances s'y prêtent comme c'est le cas dans un laboratoire spécialement équipé, un réflexe conditionnel peut être acquis durablement : d'innombrables expériences le prouvent Mais il pourrait l'être tout aussi bien dans les circonstances ordinaires de la vie. En matière de réflexologie surtout et en raison même des précautions déployées, une légende tenace tend à faire croire que ce qui est vrai au laboratoire ne l'est plus dans la vie tout court. Et, pourtant les expériences in vitro ne seraient d'aucun intérêt si elles n'avaient pas leur équivalent dans les conditions où se trouve placé normalement l'animal. Elles facilitent peut-être un certain comportement en réduisant une situation donnée à ses éléments les plus typiques. Mais elles ne vont pas jusqu'à en dénaturer le statut car elles ont précisément pour but d'en faire l'analyse dans des conditions qui sont seulement un peu plus commodes. Chez l'animal en liberté, les faits présentent beaucoup moins de netteté en raison même des interférences multiples tenant à des facteurs secondaires. Aussi l'excitant qui stimule le chien de laboratoire n'aurait peut- être pas strictement le même effet dans le cadre de vie du chien de chasse ou de berger. Mais si ce dernier ne réagit pas au sifflet de son maître exactement comme l'autre à la sonnerie électrique, dans les deux cas les lois elles-mêmes ne se trouvent pas fondamentalement modifiées. Encore et toujours c'est au sein du complexe individu-milieu que les phénomènes prennent toute leur signification. Et c'est ainsi qu'ils convient de les interpréter.
Ce qui fait illusion à cet égard, c'est le contraste entre la rigidité du réflexe et les conditions mouvantes de sa formation. On a peine à imaginer qu'un automatisme aussi rigoureux puisse être créé là où la vie ne présente que changements multiples et incessants. De la simplicité de son fonctionnement on est tenté généralement de conclure à la simplicité de ses causes et on en reste le plus souvent à une conception elle-même simpliste de leurs rapports. Mais l'appréciation se modifie quand psychologiquement on ne détache plus l'être vivant de son milieu naturel et quand on constate à quels phénomènes étonnamment fluides sont liées tant de conduites, phénomènes mouvants d'élaboration, d'extinction, de retard et de différenciation de la réaction conditionnée en fonction des modifications apportées à la valeur signalatrice pour l'organisme de l'excitant conditionnel. C'est alors qu'on en vient à l'idée que l'automaticité du réflexe doit son origine et dialectiquement répond à tout un ensemble de circonstances qui ont joué d'abord librement. Loin de se profiler comme la conséquence immédiate et directe d'un développement étroitement linéaire, elle représente la forme pétrifiée et en quelque sorte résiduelle d'une situation complexe qui y trouve son mode d'achèvement. Sous son aspect spécialisé et durci, le réflexe ne constitue jamais que le point d'aboutissement d'une série d'ajustements progressifs qui s'enlèvent eux-mêmes sur un fond fort riche et divers. Une telle rigidité représente un pôle lui-même inséparable de cet autre pôle qu'est la spontanéité.
Aussi est-il ridicule, déjà chez l'animal, de vouloir ramener et réduire le conditionnement des réflexes à un associationnisme qui ne tiendrait aucun compte des conditions réelles et mobiles de la vie. Qu'on sépare arbitrairement l'activité animale de ses conditions normales d'exercice dans le milieu correspondant, et il sera tout aussi malaisé de comprendre comment dans sa conduite la spontanéité se concilie avec l'automatisme et comment un comportement peut s'adapter souplement aux circonstances ambiantes alors qu'il paraît uniquement guidé par des mécanismes plus ou moins emboîtés les uns dans les autres. Si la légende de l'animal-machine a pu persister si longtemps c'est parce qu'on s'en est tenu à certaines conduites stéréotypées sans se préoccuper de savoir où elles puisaient leur motivation. Il en sera ainsi toutes les fois qu'on voudra réajuster comportement et milieu après les avoir dissociés arbitrairement, au lieu de les appréhender d'abord dialectiquement.
Qu'il en soit également ainsi au niveau proprement humain, cela ne saurait faire de doute (14). En réalité, durant le jeune âge, toute acquisition nouvelle est inséparable des circonstances qui la motivent. L'apprentissage de la lecture en fournit un exemple frappant.
Tout le travail initial du maître ne revient jamais qu'à créer une association étroite et désormais indéfectible entre une graphie et un son. Or il n'existe après tout que 26 lettres dans l'alphabet ; et les combinaisons particulières du genre ph, ch„. peuvent être elles-mêmes aisément répertoriées. Dès lors il est tentant d'attaquer de front ces difficultés et, quitte à s'en prendre d'abord aux plus aisément identifiables, de « rabâcher » chacune à satiété jusqu'à sa reconnaissance infaillible et instantanée. C'est précisément ainsi qu'on opérait autrefois... en méconnaissant simplement qu'un perroquet lui aussi peut proférer certains sons mais qu'il reste incapable de leur attribuer un sens. Après avoir consacré tant d'efforts ingrats à distinguer le « d » du « t » et à combiner les diphtongues « oi » ou « ien », il reste l'essentiel à faire qui est de reconnaître le sens auquel ils prétendent dans un mot et plus encore dans une phrase. Tandis que si j'avais saisi les occasions naturelles de m'intéresser d'abord à tel ensemble qui reflétait les préoccupations collectives du moment rien ne m'aurait empêché de déceler plus particulièrement telle acquisition nouvelle et, à ce moment-là seulement, d'apporter à son montage toute l'opiniâtreté nécessaire.
Assurément les trois méthodes «réussissent», qu'il s'agisse de la méthode analytique, de la méthode synthétique ou de la méthode dite mixte. Elles « réussissent » toutes trois en ce sens que toutes les combinaisons de lettres finissent par être connues et que, sauf cas d'arriération mentale, on parvient bien à faire correspondre un sens à ces assemblages plus ou moins disparates. Mais croit-on qu'en l'occurrence la méthode du dressage ait été la meilleure ? S'il est vrai que des associations peuvent toujours être créées artificiellement comme c'est le cas lors du recours au syllabaire, il ne l'est pas moins que ces associations gagnent à être révélées à des occasions naturelles qui s'y prêtent spontanément et dans l'ordre même impliqué par les circonstances. Comme le veut la méthode mixte, on a cru lever la difficulté en présentant la lettre non plus nue mais insérée dans un mot, voire un contexte — où il était aisé de la mettre en évidence à l'aide d'artifices multiples. A la pure et simple identification de suites de lettres sur le manuel, on a substitué le « tableau de lecture » composé par le maître et porté au tableau noir le plus synoptiquement possible.
Sans doute un progrès a été réalisé dans la mesure où la lettre a retrouvé sa valeur fonctionnelle du fait qu'elle a contribué à rendre le sens immédiatement apparent. Mais l'artifice ne demeurait-il pas en ce sens que, malgré les précautions prises par le maître pour introduire la difficulté nouvelle à l'aide d'un dessin associé au texte par exemple, l'intérêt ne se trouve pas spontanément éveillé comme il l'aurait été s'il s'était agi d'un obstacle apparu spontanément ? A l'avant-garde comme toujours, les maîtresses d'école maternelle l'ont bien montré qui étudient le son « ou » quand un enfant se trouve avoir apporté « un beau bouquet de fleurs ». Le texte n'est pas inspiré par la difficulté qu'il faut à tout prix aborder ce jour-là. C'est bien plutôt l'occasion qui commande l'acquisition. L'ensemble de la situation est restitué par la phrase entière qui résume en une formule frappante «l'histoire» née spontanément. Et c'est sur ce fond général que s'enlève la difficulté nouvelle, appelée par les nécessités de la transcription et répondant par là même à une évidence. Voilà le contexte vital où une lacune est naturellement ressentie comme telle. Et si l'on allègue qu'à l'école maternelle une telle méthode est aisée puisqu'on n'est pas tenu d'apprendre à lire et qu'on trouvera toujours suffisantes les acquisitions faites en ce domaine alors qu'il n'en va plus de même au Cours Préparatoire, on en revient une fois de plus au fait que de la nécessité de savoir lire à la fin de l'année ne découle nullement, pour la suite des lettres à apprendre, un ordre imposé. Du fait même de leurs combinaisons envisagées fonctionnellement, le problème déborde largement celui de leur simple identification. C'est bien d'associer à la graphie « ou » un certain son qu'il s'agit. Mais il n'est pas indifférent que cette association se crée à l'occasion du bouquet qu'un élève vient réellement d'apporter. En fait cela change tout. De toute manière il faudra bien ensuite une mécanisation tenace. Mais pourquoi vouloir qu'elle précède ?

 

Quels rapports avec le réflexe conditionné ? Ils sont frappants. Dans les deux cas, il s'agit d'une association à créer. Au lieu que la sonnerie électrique par exemple vienne en substitution de la présentation du plat dans le cas du réflexe salivaire, la reconnaissance de la lettre vient en substitution du son dans le cas de sa prononciation opportune. Au signal qui appelait normalement un certain type de réponse est substitué un autre signal qui acquiert la même valeur excitatrice. A l'avenir la réaction surviendra automatiquement dès l'instant que le nouveau signal sera apparu. Dans les deux cas donc, il s'agit bien d'un véritable mécanisme à instituer. Ce n'est pas dès la première rencontre que cet automatisme est acquis. Il en faut un certain nombre. Et leur sommation obéit à des lois. Ce sont, précisément les lois que l'école pavlovienne s'est efforcée de dégager avec le succès que l'on sait. Il s'agit tout simplement de celles qui régissent l'activité nerveuse supérieure. Pas plus que l'animal, l'homme n'y échappe. Dans les deux cas nous retrouvons « l'alternance continuelle ou, pour mieux dire, l'équilibre » des trois processus fondamentaux que sont l'excitation, l'inhibition et la désinhibition. Une phase de concentration peut succéder tout aussi bien à la phase d'irradiation. L'induction réciproque peut pareillement se révéler simultanée ou successive. En cas de trouble on note les mêmes phases paradoxale et ultra-paradoxale. L'association elle-même a beau être de types différents dans l'une et l'autre substitution ; elle a beau relever du second système de signalisation dans un cas alors que dans l'autre elle relève du premier : elle se trouve gouvernée par les mêmes règles.
A première vue, c'est le mécanisme lui-même qui semble devoir requérir toute l'attention. Il s'instaure à coups de répétitions. On répète la lettre comme on répète la sonnerie : plus ces répétitions sont fréquentes, plus l'association se grave profondément. Et pourtant le nombre n'est pas à lui seul déterminant. La relation entre l'excitation et la réaction n'est pas si simple. Il ne suffit pas d'excitations un peu plus fortes, et un peu plus fréquentes pour obtenir mathématiques des réactions elles-mêmes plus intenses. En réalité l'excitation positive ne va pas sans ce corollaire qu'est l'excitation négative. Il peut y avoir inhibition supramaximale. Les phénomènes de retard et de différen¬ciation ont un rôle capital, bien que parfois déconcertant et même illogique. C'est à ces lois apparemment mystérieuses que d'instinct le maître se soumet plus ou moins confusément lorsqu'il varie les procédés au cours d'une même séance, lorsqu'il ménage des temps de maturation d'une séance à l'autre, etc. Tout maître expérimenté sait pertinemment qu'une acquisition qui a suscité de nombreuses répétitions n'est pas définitivement consolidée par là-même et qu'un procédé qui a réussi dans un cas peut fort bien s'avérer inopérant dans des circonstances en principes identiques. Du moins cette répétition bien comprise reste encore l'âme de l'enseignement. Si souples qu'en puissent être les formes, il ne viendrait à l'idée de personne d'en nier la nécessité. « Dans l'enseignement du premier degré, il y a une part inévitable de mécanisme qu'il faut avoir le courage de reconnaître, et à laquelle il faut, non pas se résigner, mais consacrer volontairement du temps, des efforts et de l'intelligence », précisent les instructions officielles de 1938.
Mais si la cause est bien entendue en ce qui concerne l'importance capitale de cette phase de mécanisation, s'ensuit-il obligatoirement que du point de vue chronologique elle doive passer la première? Faut-il s'en prendre directement à elle ? Est-ce nécessairement la négliger que de vouloir préalablement satisfaire à d'autres exigences ? Et n'est-ce pas au contraire la mieux servir que de l'engager de la manière la plus rentable pour elle ? Je puis faire apprendre la lettre « u» en la présentant ex abrupto et en la livrant à tous les exercices de haute voltige possible devant les yeux effarés de mon élève. Mais je puis tout aussi bien en faire apparaître l'utilité lors de la transcription collective du mot « lune » par exemple, si Alain a remarqué qu'hier la lune semblait le suivre à travers les arbres. Et ce sentiment de sa nécessité incite bien davantage à des efforts qui n'en seront ni moins patients ni moins féconds. Car même si l'attention ne se cristallise pas immédiatement sur « u » comme je l'aurais souhaité, du moins cette lettre tiendra un rôle dans des ensembles qui ont l'avantage de refléter les préoccupations du moment ; et quand la maturité requise sera atteinte en vue d'une discrimination spontanée, nul doute que les évocations antérieures faciliteront largement l'analyse. Le chien de laboratoire n'a certes aucun « besoin » de la sonnerie électrique en lieu et place du plat de viande. Mais déjà le chien de berger peut avoir besoin du sifflet de son maître. Et en tout cas la gazelle a besoin d'identifier le bruit fait par la bête de proie pour se mettre hors d'atteinte. C'est en songeant au dernier cas que Pavlov a expérimenté le premier. L'attitude conditionnelle est dictée par le discernement d'un élément dans un ensemble aussi riche et mouvant que peut l'être la vie elle-même. Et c'est en fonction de son utilité proprement vitale qu'elle en vient à se stéréotyper parfois définitivement. Chez le jeune enfant il est bien rare que l'acquisition nouvelle réponde à un « besoin » aussi « dramatique ». Mais le processus d'assimilation, dans son principe du moins, reste le même.
Qui dit apprentissage de la lecture dit simultanément et aussi bien :
1° Acquisition d'un certain nombre de mécanismes du fait de l'identification des lettres ;
2° Intervention de l'intelligence pour la compréhension du texte déchiffré.
Et comme la pédagogie traditionnelle se flatte d'être « logique », il lui paraît nécessaire d'accorder d'abord tous les soins au montage des automatismes, sur la perfection duquel on ne saurait se montrer d'ailleurs trop exigeant. Aussi n'éprouve-t-elle aucun scrupule à dissocier ces deux opérations, tenant cette dissociation elle-même pour parfaitement légitime et jugeant qu'il lui appartient de décider en toute liberté de leurs rapports réciproques. D'où ce paradoxe que dans la méthode mixte il est bien fait appel au sens... dans la seule mesure où le sens facilite le mécanisme et se subordonne à lui !
Mais est-il indiqué de monter ces automatismes indépendamment des circonstances qui les motivent ? Toute la question est là.
L'acquisition du réflexe conditionné implique elle aussi une part de mécanisme. Elle l'implique même si bien qu'on a voulu n'y déceler rien d'autre. Et pourtant elle n'en constitue jamais que l'aspect peut-être le plus frappant mais aussi le plus superficiel. En réalité tout réflexe conditionné sur le point de s'organiser par le jeu libre de la vie quotidienne est étroitement solidaire de l'ensemble du contexte où il s'insère et auquel il doit son apparition. Désormais infaillible dans son déroulement, il n'en a pas moins été contingent dans sa genèse et précaire dans sa formation. Non seulement il plie son développement aux modalités particulières du hic et nunc mais il emprunte sa signification tout entière au rôle précis qui lui est assigné.
C'est qu'entre l'individu et son milieu il existe une unité dialectique telle qu'à tous les étages de la vie le comportement devient inintelligible dès l'instant qu'on le coupe des conditions où il est appelé à s'exercer. Dès le bas de l'échelle ce qui paraît le plus mécanique cesse de l'être une fois replacé dans l'ensemble de la situation singulière et néanmoins spécifique qui en définit l'inspiration. C'est en fonction du tout que se déterminent les automatismes les plus humbles et leur rigidité apparente, à la fois fait premier et résultat, plonge ses racines et puise son suc dans la situation globale. Loin de reproduire passivement et du même coup stérilement la réaction caractéristique du stimulus inconditionné, le stimulus conditionné admet dans son principe même un certain jeu de variations qui impliquent précisément une conduite de préparation en prévision de l'événement attendu. Tout le jeu des réflexes paraît se ramener à un jeu d'associations automatisâtes et simplistes dès l'instant qu'on pratique une coupe dans l'évolution et que l'étude statique du phénomène cesse de se détacher sur le fond d'une étude dynamique.
Dès 1927, Pavlov précise que, si le sujet n'a encore jamais fait office de patient, c'est dans son ensemble que le milieu expérimental acquiert pour lui des propriétés de conditionnement. Le réflexe initial apparaît véritablement comme un réflexe conditionné par le milieu. Ce n'est que plus tard, lorsqu'une liaison précise s'est établie entre le réflexe spécial et le stimulus déterminé, que les autres éléments du milieu perdent graduellement leur signification conditionnée. Qu'inversement un chien acquière artificiellement pendant maintes années des réflexes dont la nécessité n'apparaît pas dictée par les besoins ambiants, et il en viendra progressivement à des réactions émoussées qui montrent bien l'obligation d'un fondement pratique aux liaisons établies hic et nunc. Toujours en pratique c'est dans le cadre de l'action et par le truchement du milieu que l'individu organise ses conduites. Or c'est dans la mesure exacte où le réflexe conditionné part d'une situation totale pour se spécifier en une réaction nettement adaptée qu'il perd de sa rigidité et de son apparente indifférence. Comme l'écrit Mourad (15), « dans ces conditions, grâce à la constatation des véritables caractères du réflexe conditionné tels qu'ils se dégagent d'un examen attentif des faits, l'apprentissage par le conditionnement perd de son caractère automatique et passif pour se rapprocher d'un apprentissage actif qui implique un dynamisme psychique. Il constitue une forme inférieure d'apprentissage qui permet d'analyser l'acquisition d'une nouvelle conduite dans des conditions expérimentales de simplicité relative et de dégager les linéaments d'un apprentissage supérieur. »
De cet «apprentissage supérieur», l'apprentissage de la lecture est une forme particulièrement importante.
Dès le bas de l'échelle et pour peu que les conditions naturelles de la vie soient restituées, le montage de l'automatisme le plus simple, si aveugle et spécialisé qu'il puisse devenir, ne saurait être dissocié des circonstances qui le motivent. Or, comme nous aurons l'occasion de le montrer ultérieurement, les mêmes lois générales jouent également au niveau de l'homme si l'on veut bien les observer objectivement et surtout n'en pas fausser l'exercice. Pas plus que l'animal, l'enfant ne saurait échapper aux impératifs du milieu. Comme lui, il vit essentiellement « en situation » et dans toutes ses conduites se trouve « dramatiquement » lié à tout ce qui l'entoure. C'est dans cette perspective d'ensemble qu'il faut replacer notamment l'apprentissage de la lecture.
Il n'y a pas d'un côté les lettres à acquérir, de l'autre l'enfant qui les acquiert. Il y a initialement ce complexe vital où le jeune être est tout entier immergé et qui appelle l'identification des lettres dans la seule mesure où leur emploi opportun est requis pour permettre à certaines significations d'être saisies et interprétées. Un déchiffrage de plus en plus sûr et rapide des mêmes lettres en vient bien, chemin faisant, à se produire et c'est ainsi que peu à peu l'enfant se rend maître de l'alphabet. Mais dans la situation primitivement donnée et appréhendée, l'automatisation de cette reconnaissance est un pôle dont l'autre est la signification elle-même. L'un est livré par l'autre et en fonction de l'autre. Il n'y a pas à apprendre les lettres puis à chercher le sens de leurs combinaisons comme on le ferait d'un rébus. C'est à travers leur signification quotidiennement éprouvée que le discernement des lettres s'opère de plus en plus distinctement, A aucun moment et surtout pas au début de l'apprentissage il ne faut les départir de leur rôle fonctionnel.
Dans cet esprit le recours au « tableau de lecture » quotidiennement renouvelé au tableau noir comme cela se pratique dans tant de Cours Préparatoires vaut déjà beaucoup mieux évidemment que le recours immédiat et unilatéral au manuel. Mais Freinet a raison de le dénoncer comme un « ersatz » s'il n'a pas été préalablement motivé. Pour la plupart des activités, la motivation est fournie par le texte libre à partir du Cours Elémentaire, Au niveau du Cours Préparatoire elle est apportée pour la lecture par ces « histoires » que les enfants ont envie de raconter en début de classe et dont ils ne sont jamais avares pour peu qu'on s'adresse à l'enfant et non point à l'écolier. Pour raconter cette histoire aux correspondants il est « naturel » qu'on en porte la trace au tableau noir ; et la nécessité fonctionnelle de recourir aux lettres de l'imprimerie appelle et justifie dialectiquement leur identification.
Comme l'a dit un humoriste, on n'a pas encore inventé de méthode pour empêcher d'apprendre à lire. Et il est bien certain qu'en raison même de la complexité des possibilités d'appréhension et de la diversité des cheminements perceptifs, tout enfant normalement doué finit par trouver son bien dans n'importe quelle méthode de lecture, si rétrograde soit-elle : c'est précisément ce qui permet à tant de sceptiques en la matière de triompher bruyamment. Mais il n'en demeure pas moins qu'un apprentissage raté pèse fâcheusement sur le reste de la scolarité, voire sur la vie entière, et qu'il suffit de séparer cet apprentissage de son complexe vital pour méconnaître la nécessité non seulement de ne jamais couper la mécanisation de la compréhension mais plus généralement de ne jamais rompre le commerce que le jeune être entretient naturellement avec son milieu : Pavlov et Freinet sont là pour nous en administrer conjointement les preuves.

(1) En supplément de
(2) Id. ibid. p. 6.
(3) Id, ibid.
(4) Id. ibid, p. e.
(5) Id, ibid. p. 3,l'Educateur, n° 9 du 30 juin 1959.
(6) Id. ibid, p. 3.
(7) F, ENGELS : Dialectique de la Nature, p. 176.
(8) PAVLOV : Rapport au Congrès International de Physiologie de Rome, 1932.
(9) FREINET : Méthode naturelle de dessin, p. 7. Ed. de l'Ecole Moderne Française, Cannes.
(10) FREINET, ibid, P, 5.
(11) I. P. PAVLOV ; Typologie et pathologie de l'activité nerveuse supérieure, Paris, P.U.F. 1955. Lire également À titre d'introduction : 1. SETCHENOV : Œuvres philosophiques et psychologique! choisies.
(12) GUILLAUME: Psychologie animale, p . 40, Colin; 1947,
(13) SETCHENOV, ibid, p. 501.
(14) Nous en administrerons de nombreuses preuves ultérieurement
(15) MOURAD : L'éveil de l'intelligence, p. 129-130, Paria, P.U.F,

 

 

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