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Bibliothèque de l'Ecole Moderne n° 3 - Le texte libre

Juillet 1960
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BIBLIOTHEQUE DE L'ECOLE MODERNE

 

 

LE
TEXTE
LIBRE

par

C. Freinet


 

ÉDITIONS DE L'ÉCOLE MODERNE FRANÇAISE

1960, 1967, Coopératoive de l'Enseignement Laïc - Cannes

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AVANT-PROPOS

 

Il est dans toutes découvertes des surprises qui étonnent les inventeurs eux-mêmes: la masse se saisit parfois d'un aspect imprévu de ces découvertes et pousse à fond dans une direction qui risque de n’être pas tout à fait celle prévue par les initiateurs.

Telle est l'aventure du Texte libre, qui aurait tendance à se détacher de l'ensemble harmonieux de nos techniques pour devenir un des aspects les plus populaires de notre pédagogie.

Nous avons garde, certes, de nous opposer à une telle montée d'une pratique dont nous redirons les bienfaits. Nous n'essaierons pas davantage de la codifier prématurément, puisqu'elle va vers la Vie, et que la vie est essentiellement mouvante, dynamique, variable selon les milieux, selon les enfants, selon les éducateurs, et que rien ne lui est plus mortel que la scolastique dont nous ne cessons de dénoncer les méfaits.

Nous dirons ce qu'est vraiment, ce que doit être la technique du Texte libre, si nous voulons qu’elle serve l'éducation moderne de nos enfants ; nous montrerons les dangers a éviter ; nous en rappellerons les fondements et les techniques annexes, les outils qui permettent d'en tirer le maximum de profits pédagogiques.

L'officialisation du Texte libre dans l'École française est la première grande victoire de nos techniques. Elle marque un tournant de la pédagogie vers une plus grande confiance en l'enfant. Elle est le premier pas vers la généralisation de cette modernisation de l'École dont l'urgence crève les yeux, mais qui attend les ouvriers audacieux et décidés qui, à même leur classe, pratiquement, sont en train de faire passer dans la réalité quotidienne les rêves généreux des pédagogues.

 

 

UN PEU D'HISTOIRE

 

Le progrès, à notre époque, marche à une allure qui devrait encourager les plus sceptiques. Les éducateurs — ils seront bientôt la majorité en France — qui se lancent plus ou moins timidement dans la pratique du Texte libre et qui n'auront pas connu dans toute leur rigidité les méthodes aujourd'hui condamnées, auront bientôt tendance à croire que le  Texte libre est si souple, si simple et si naturel, qu'il a été nécessairement connu de tous temps. Comme l'enfant qui, monté sur sa bicyclette, ne saurait imaginer un monde — pas si lointain ! — où la bicyclette était inconnue.

Ajoutez; à cela la présomption de ceux qui ne veulent recevoir de leçons de personne et qui vous diront:

— Euh ! le texte libre !... De mon temps déjà !...

Un rapide historique n'est peut-être pas inutile pour rétablir la réalité des faits.

 

 
Lorsque, en 1934, j'ai commencé dans ma petite école de Bar-sur-Loup (A.-M.) ma technique de l'Imprimerie à l'École, et que j'ai eu l'idée de donner aux textes pensés, rédigés, écrits par les enfants eux-mêmes les honneurs de l'imprimerie et de la diffusion par le journal et par les échanges, je heurtais de front une conception pédagogique générale et universelle, qui est loin d'ailleurs d'avoir disparu.

— Des niaiseries d'enfants... me disaient les camarades de Nice à qui je montrais clandestinement et timidement mes premiers essais... N’avons-nous pas dans nos livres de classe des textes autrement intéressants et d'une incontestable tenue littéraire?... Et crois-tu qu'on t'aurait attendu pour faire cette découverte?

— Des textes d'enfants ! écrivait-on alors dans les revues pédagogiques. Nous savons hélas ! ce que les élèves peuvent sortir de leur pauvre cervelle, si nous ne les y aidons pas. Voyez leurs rédactions, pour lesquelles nous en sommes réduits à leur préparer le plan, les paragraphes, et même les idées à exprimer. Pensez-vous vraiment qu'on puisse, sur une si notable indigence, baser une formule éducative?

Il m'était facile de répondre que cette indigence était en effet toute scolastique et qu'elle était, dans ce domaine, irrémédiable, mais que les choses changeaient totalement dès que l'enfant, dans un milieu vivifie, était en mesure d'exprimer sa vie, ses jeux et ses travaux, ses pensées et ses rêves, et j'en apportais les premières preuves.

Elles n'empêchaient pas une collègue à qui je montrais nos premiers textes imprimés de me plaindre.

— Je vous reconnais bien là... Vous ne ferez jamais rien de pratique !...

— En juillet 1936, nous venions de sortir le numéro 1 de notre collection ENFANTINES: Histoire d’un petit garçon dans la montagne. C'était un petit livret de douze pages sous couverture cartonnée, contenant un délicieux texte d'enfant, illustré par des dessins d'enfants, ce qui était aussi une inconcevable originalité pour une époque où la méthode la plus avancée faisait dessiner des carottes ou peindre des marmites. 

Nous avions donc sorti notre numéro 1 et, comme tous les parents, nous étions émerveillés de notre enfant.

Nous devions nous rendre le lendemain au Congrès de Tours des Instituteurs, et nous tâchions d'imaginer l’accueil qui allait être réservé à cette petite merveille qui venait d'éclore. Faut-il en porter 100? Il n'y en aura pas assez !... Prenons-en 200 !

Hélas ! Pour un peu, nul ne nous demandait ce que nous avions réalisé là... C'était pure lubie d'original... Quel intérêt voulez-vous que les enfants prennent à la lecture de textes si simples, si près de leur propre vie... Donnons-leur du Margueritte, du Victor Hugo ou du George Sand !

Il y avait vraiment de quoi nous décourager.

Qui nous a soutenus en nous renouvelant chaque jour l'assurance que nous étions sur la bonne voie, et une voie fructueuse, qui nous réservait de réconfortantes surprises? Les enfants!...

Nous nous rendions évidemment compte que là, nous étions sur le solide. Les élèves les plus rebelles à l'enseignement traditionnel à base de manuels d'adultes, étaient accrochés définitivement par ces pratiques à leur mesure, par ces expressions de vie qui les replaçaient enfin dans leur milieu ; ils se mettaient à parier, puis à écrire ; les yeux brillaient ; l'intelligence s'éveillait.

Des possibilités infinies s'ouvraient devant nous parce que nous avions retrouvé la vie. Et chaque fois que fut faite la même épreuve des enfants, hors de tout parti-pris scolastique, ce fut le même succès radical.

Lorsque, dès 1935 je communiquai le premier Livre de Vie réalisé dans notre école, à quelques instituteurs passionnés de pédagogie, je reçus des réponses enthousiasmantes ;

— Jamais, à ma grande surprise, mes élèves n'avaient écouté une lecture avec plus de profonde attention!...

— Ils buvaient du lait, m'écrivait un autre camarade.

Et quand, dès 1935 aussi, commença notre échange régulier d'imprimés avec l'école de Trégunc St Philibert (Finistère) où notre vieil ami Daniel venait d'acheter l'imprimerie, quel intérêt soutenu, quel entrain ! Que de pistes nouvelles s'ouvraient à notre pédagogie !

 

Et ainsi, peu à peu, nos textes d'enfants ont fait tache d'huile. Des instituteurs, intrigués, les ont soumis à leurs élèves. Et la révélation de l'intérêt qu'ils y portaient les a illuminés.

Pour en accélérer la diffusion, nous avons publié dès 1936 une Gerbe de textes d'enfants qui, sous des formes diverses s'est continuée pendant vingt ans. Pendant vingt ans, non sans de dramatiques sacrifices d'argent, nous avons donné ainsi des exemples innombrables des richesses que sont capables de nous offrir des enfants qui ont enfin la possibilité de s'intéresser au monde ambiant et de nous dire sous la forme qui convient à leur tempérament — prose ou poésie, chant, dessin, enquêtes, contes, réalisations manuelles — leurs besoins véritables sur lesquels nous pourrons bâtir alors une inébranlable pédagogie.

Les scoliastres avaient essayé de rayer de la vie le babil qui fait le charme de l'enfance et sans lequel rien ne serait des acquisitions ultérieures. Nous rétablissions les voies naturelles dont on ne s'écarte jamais sans danger.

La bataille a été dure. Si les enfants étaient gagnés d'emblée, les éducateurs ont toujours été autrement réticents.

Pour si paradoxal que cela soit, ce que eux, les plus directement intéressés, nous refusaient, de grands écrivains comme Romain Rolland et Henri Barbusse ne nous l'ont pas ménagé. Eux n'avaient point perdu ce contact magique avec la vie ; ils sentaient d'emblée cette envolée à laquelle les professionnels restaient inaccessibles. De temps en temps, quand il recevait une de nos Gerbes particulièrement réussie, le grand Romain Rolland prenait sa plume et nous disait son enthousiasme d'artiste et son étonnement à la lecture d'œuvres dont il sentait toute la profonde résonance.

Ainsi, patiemment, mois après mois, nos publications diverses ont porté dans tous les coins de France et à l'étranger le message ardent d'une pédagogie à la mesure de l'enfant. Chaque jour, chaque année des centaines et des milliers d'éducateurs sont venus se joindre au noyau primitif d'illuminés dont les rêves devenaient lentement réalité.

La cause est maintenant gagnée. Les textes d'enfants, la pensée et les œuvres d'enfants ont désormais droit de cité. Les manuels scolaires défendent âprement leurs prérogatives, mais on admet aujourd'hui que les enfants puissent se passionner à écrire leurs textes et à lire les histoires vivantes d'autres enfants. Une révolution s'est accomplie dont les conséquences auront longtemps encore des répercussions importantes sur le nouveau climat de l'École et le comportement des éducateurs.

Qu'on ne s'y trompe pas. La faveur dont jouit actuellement, même dans les sphères officielles, la pratique du texte libre, n'est pas un don du ciel, mais une lente et opiniâtre conquête des éducateurs de notre mouvement, qui ont montré, par leurs réalisations, la splendeur de l'œuvre nouvelle.

On sait maintenant que l'expression libre:

— Passionne les enfants, et non seulement les auteurs mais les lecteurs aussi, surtout s'ils peuvent, à leur tour, devenir auteurs ;

— Les ouvre affectivement et pédagogiquement à la connaissance des éléments fondamentaux de la culture ;

— Se prête donc tout particulièrement à l'expression pédagogique que nous recommandons ;

— Change l'atmosphère de la classe, en changeant notamment les rapports du milieu et en incitant, pratiquement, les éducateurs à considérer en l’enfant, non l'élève tel que la scolastique en avait dressé l’artificiel prototype, mais l'éminente valeur de la fleur qui va éclore et dont nous devons soigner la fructification.

A nous tous de continuer et de promouvoir l'œuvre entreprise. 

   

Le texte libre

base d’une pédagogie

vivante

 

LE TEXTE LIBRE DOIT
ÊTRE VRAIMENT LIBRE

 Il semblera que nous émettions là une évidence superflue.

C'est que la tradition scolastique est si tenace, elle a si définitivement marqué la majorité des maîtres, elle a si peu confiance en l'enfant qu'on veut bien, si les officiels le recommandent, laisser écrire des textes libres... mais vous comprenez, il faut bien orienter les enfants vers les sujets à examiner ou à développer... Nous n'allons pas leur laisser écrire n'importe quoi...

Alors, on fait texte libre, comme on faisait naguère la rédaction imposée. On demande aux enfants d'écrire, à heure fixe, un texte libre. C'est-à-dire qu'au lieu de leur donner le sujet de rédaction, on leur laisse le choix de ce sujet. Cet exercice devrait s'appeler plutôt : Rédaction à sujet libre.

Si, à ce moment-là, l'enfant n'a pas envie d'écrire, il devra écrire tout de même; s'il n'a pas dans la tête un sujet passionnant, il faudra qu'il le trouve. Ou on le lui soufflera.

Et les rédactions ainsi obtenues seront peut-être lues, mais sans plus. Elles seront corrigées et recopiées sur un cahier spécial, ce qui peut avoir déjà quelques vertus scolaires et humaines.

On comprend cependant qu'une telle technique de travail, si elle est en progrès sur la pratique traditionnelle de la rédaction imposée, n'apportera que très exceptionnellement les avantages majeurs que nous reconnaîtrons au texte libre : spontanéité, création, vie, liaison intime et permanente avec le milieu, expression profonde de l'enfant.

Un texte libre doit être vraiment libre. C'est-à-dire qu'on l'écrit lorsqu'on a quelque chose à dire, lorsqu'on éprouve le besoin d'exprimer, par la plume ou le dessin, ce qui bouillonne en nous.

L'enfant écrira son texte spontané sur un coin de la table le soir ; sur ses genoux, en écoutant parler la grand-mère qui ressuscite pour lui les histoires étonnantes du temps passé ; sur le cartable, avant d'entrer en classe et aussi, naturellement, pendant les heures de travail libre que nous réservons dans notre emploi du temps.

Alors, nous aurons la certitude que les textes obtenus sont bien, à l'image de la vie, ceux qui ont le plus agité les enfants, ceux qui les ont intéressés le plus profondément, ceux donc qui auront pour nous la plus éminente vertu pédagogique.

Mais alors diront les collègues qui n'ont pas encore expérimenté, nous nous mettons ainsi à la remorque des enfants ; nous nous rabaissons jusqu'à eux au lieu de les élever jusqu'à nous, car enfin cette richesse prometteuse du texte libre ne saurait être que l'exception.

Nous aurons rarement un choix suffisant de textes, car nos élèves n'aiment pas travailler quand on ne les y oblige pas, et ils sont bien vite à bout de souffle. Ou bien alors, ce seront toujours les mêmes qui feront les textes, ce qui n'est qu'une solution de surface.

  

LE TEXTE LIBRE
DOIT ÊTRE MOTIVÉ

 

Ces objections sont naturelles et justifiées quand on reste dans le cadre de l'École traditionnelle, où l'enfant travaille le moins possible, à un rythme de soldat.

Il faut justement que nous changions totalement et les mobiles et les conditions mêmes de ce travail. L'herbe et les fleurs ne poussaient plus sur un terrain qu'une fausse science avait rendu stérile. Il nous faut retrouver l'humus à partir duquel la vie reprendra son cycle bénéfique.

Nous parviendrons alors à ce résultat qui est commun à toutes les classes travaillant à l'imprimerie. Parce que ce qu'il écrit a désormais un but et une fonction — communiquer avec d'autres camarades et des adultes proches ou éloignés — l'enfant éprouve naturellement le besoin d'écrire, de s'exprimer, comme étant tout jeune, il éprouve le besoin de parler.

Le problème dès lors ne sera plus pour nous : comment organiser notre pédagogie pour que l’enfant soit obligé, bon gré mal gré, de lire et de rédiger, mais comment tirer partie de ce besoin nouveau des enfants de s'exprimer et de travailler, comment entretenir la flamme et la mobiliser pour des fins éducatives.

Si on néglige cette motivation qu'apportent l'imprimerie, le limographe, le journal scolaire, la correspondance interscolaire, le texte libre risque fort de n'être qu'un éclair sans lendemain, avec les désillusions que vous vaudra une nouvelle chute dans la nuit et l'erreur de la scolastique.

Nous disons bien aux éducateurs : essayez donc du texte libre. Mais ne restez pas à la première étape qui ne pourrait que vous décevoir. Amorcez tout de suite correspondance et journal scolaire, qui motiveront l'activité nouvelle.

Ce texte libre deviendra alors un élément actif de votre nouvelle pratique scolaire.

 

LE TEXTE LIBRE NE DOIT PAS
ÊTRE UN A-COTE
DE VOTRE TRAVAIL SCOLAIRE

 IL DOIT EN DEVENIR LE POINT
DE DEPART ET LE CENTRE

 

Il ne suffit pas de lire, une ou deux fois par semaine, les textes libres de la classe, d'en choisir un qui sera mis au net, qu'on lira et qu'on copiera pour passer ensuite à des activités traditionnelles sans rapport avec la flamme un instant allumée. Nous agirions alors aussi inconsidérément que le locataire qui allumerait pendant une heure son bel éclairage électrique — juste le temps d'en apprécier les bienfaits — et qui l'éteindrait aussitôt pour revenir aux vieilles lampes à pétrole, sous le prétexte qu'on en a mieux l'habitude, que ces lampes jadis si précieuses restaient inutilisées, et que la nouveauté nuit à l'intimité de la famille. On aurait jeté un rayon, qui n'est pas sans valeur certes, mais qu'il faudrait tâcher de transformer en clarté permanente susceptible d'illuminer tout notre système éducatif.

Nous allons, pour les divers cours, passer en revue ces trois stades de l'évolution du Texte libre.

   

A l’école maternelle et

dans la classe enfantine

   
 

C'EST naturellement à ce degré que la pratique du Texte libre est le plus facile à introduire dans nos classes, et avec le succès le plus spectaculaire.

 

 

LE TEXTE LIBRE ORAL

 

 

L'enfant nous arrive neuf et confiant, habitué à l'expression libre de la famille et de la rue. Les méthodes scolastiques, même d'éducation nouvelle nécessitaient, dès les premières heures, un dressage anormal qui refoulait certains besoins essentiels et vitaux pour les asservir aux nécessités scolaires et sociales. Avec les premiers exercices, les premiers livres, les premiers devoirs, l'enfant quittait son monde à lui pour entrer prématurément et dangereusement dans le monde des adultes, par la lecture et la copie de textes qui n'avaient que très exceptionnellement une résonance dans sa propre vie.

 

Il en résultait tout de suite un hiatus, une coupure, dont les psychologues et les psychanalystes ont dénoncé, avant les pédagogues, les graves dangers.

Nous rétablissons l'unité de la vie de l'enfant. Celui-ci ne laissera pas une partie — et la plus intime — de lui-même à la porte de l'École pour y revêtir une défroque qui, même embellie et modernisée, n'en sera pas moins une chape d'écolier.

Nous ferons comme la maman: nous écouterons nos bambins parler librement, en prêtant à chacun d'eux une attention sympathique. Puis — et c'est là que commence le rôle éminent du pédagogue — nous détecterons, dans cette avalanche d'histoires, les pistes qui nous paraissent les plus fertiles pour la tâche que nous allons entreprendre.

Nous rédigeons ainsi un texte de deux ou trois lignes au maximum qui sera l'expression actuelle de notre classe.

Ce seront certes, d'abord, les histoires courantes de petits enfants, mais qui n'en sont pas moins les éléments majeurs de leur vie.

 

En Bretagne, j'ai vu la mer...

Au stade on ramasse des glands...

Le coiffeur a coupé mes cheveux «à la brosse »...

Le petit chat de Mariette tète avec le biberon de la poupée...

 

Ou bien ces textes accompagnent et expliquent des dessins libres :

 

Un écureuil rosé avec une queue à l'envers dans un arbre jaune.

Sylvette s'est coupé les cheveux sans que maman la voie. Maman lui a dit : Tu ressembles à une romanichelle.

 

Pour accéder ensuite à ces textes qui semblent déjà dégagés de tout infantilisme pour atteindre à une subtilité, à une profondeur, à une maturité dont l'école avait bien définitivement effacé la trace.

 

Mon papa est arrivé de son bateau et il est reparti.

La mer est partie en voyage chercher ses bateaux.

Les vagues viennent sur le sable chercher les coquillages pour faire un collier à la mer.

Ce matin, le brouillard a mis tous les arbres de mon jardin dans un panier de soie.

Le soir, je vois souvent le soleil se coucher. On dirait qu'il s'accroche aux branches pour dormir.

 

Ce matin je courais

Et la Lune courait

Je voulais la rattraper

Mais je ne le pouvais pas

Je courais

Je courais

Je ne pouvais pas l'attraper

Je me suis arrêté

Elle aussi

Je suis reparti

On aurait dit qu'elle me tombait dessus

Nous écrivons le texte au tableau, en script de préférence, ou en script lié. Et sur ce texte, nous appuierons tous les travaux qui ont été prévus dans notre brochure : La lecture par l'Imprimerie à l'École.(1)

Si nous avons un limographe, et surtout l'imprimerie, la motivation donnera tout de suite à plein et sans exercices scolastiques, par la vie, le langage, l'écriture, la copie, le dessin, la mimique et le chant, nous accéderons bien vite aux formes supérieures d'expression.

 

 

 

LE TEXTE LIBRE ÉCRIT

 

Par cette technique naturelle de travail, l'enfant éprouve de très bonne heure le besoin d'écrire lui-même, et alors apparaît le premier texte libre ou la première lettre. L'enfant, muni de son stylo-bille, qu'il ne manœuvre encore que fort maladroitement, écrit ce qu'il a envie de dire à son maître ou à ses camarades. Cette écriture est certes d'un genre tout particulier, qu'il faudra nous entraîner à lire.(2)

Mais dès que nous déchiffrons la pensée de l'enfant, le charme opère. Qu'elle soit en phrases enfantines où chaque lettre prend la valeur d'un son complet ou d'une syllabe, en français correct ou en patois, ou en sténographie, l'expression a atteint son but de communication. Des relations nouvelles s'établissent, qui donnent aux individus ce sentiment de plénitude qui est élévation et éducation.

L'enfant lit son texte à ses camarades, en interprétant lui-même les signes inscrits. Ou bien nous le lisons nous-mêmes, en nous faisant aider par l’auteur si nécessaire.

Aucune rigidité scolastique dans ce travail : ne laissez pas l'enfant s'énerver ou bredouiller devant un texte qu'il ne sait plus totalement identifier ; ne le grondez pas ; ne vous moquez jamais de lui. Au contraire, encouragez-le sans cesse, admirez ses trouvailles, interrogez-le pour faire préciser les points obscurs. Laissez-lui toujours cette impression réconfortante qu’il sait écrire, puisque vous comprenez, à travers son texte, ce qu'il a voulu exprimer et que là réside sa définitive conquête.

Procédez ensuite au vote des textes lus. Là aussi, aucune raideur formaliste. A cet âge, le choix par vote est plutôt symbolique. Il faut savoir ménager toutes les susceptibilités, encourager les hésitants et s'arranger pour que chaque élève à son tour, ait les honneurs de l'imprimé.

La mise au point du texte constituera un des meilleurs exercices de construction de phrases, de grammaire, de vocabulaire et de lecture silencieuse — l'enfant s'appliquant tout naturellement à retrouver sous les mots la signification vivante — ce qui est lecture, même s'il n'y a pas exercice formel.

Les enfants copient le texte, le lisent globalement. Vous pouvez sur ce texte amorcer une petite chasse aux mots en écrivant au tableau les mots suscités par le texte ou se rapportant à certaines difficultés (pluriel, noms en al, x, etc...)

Les enfants composent, illustrent, dessinent. Le texte libre du matin a bien été mené à son terme en devenant page de vie, intégrée à l'activité générale de la classe.

Si même vous n'êtes pas équipé pour tirer de ce texte original tout le bénéfice pédagogique qu'il vous offre, vous n'en aurez pas moins introduit dans votre classe, par cette pratique du texte libre un extraordinaire élément de vie et d'intérêt.

Naturellement, cette technique est valable dans les sections enfantines et préparatoires des écoles à classe unique ou dans les classes à plusieurs cours. Il suffira d'organiser le travail des diverses équipes en fonction des possibilités nouvelles, le texte libre n'étant que le point de départ, l'élément central d'une reconsidération totale de notre pédagogie, selon des principes que nous préciserons dans les livres à paraître.

Les expériences menées jusqu'à ce jour à ce degré sont décisives. Le texte libre n'a que des avantages, surtout si, par l'imprimerie, le journal scolaire et les échanges il permet un apprentissage naturel de la lecture et de l'écriture, formule idéale pour la pédagogie d'aujourd'hui et de demain.



[1] Éditions de l'École Moderne, Cannes.

[2] C. Freinet : Méthode naturelle de lecture. Éditions de l'École Moderne, Cannes.

 

Au cours préparatoire,
élémentaire, moyen
et supérieur

 

 

L'enfant sait maintenant rédiger des textes, c'est-à-dire exprimer sa pensée par écrit. Mais il doit en même temps, conformément aux programmes, acquérir un certain nombre de notions et connaissances, aborder la culture de base que doit assurer l'enseignement du second degré.

Le problème se complique du fait que nous avons alors à détrôner un certain nombre de pratiques séculaires — manuels scolaires, rédactions, devoirs, leçons — et que le Texte libre n'y parviendra progressivement que s'il s'avère mieux susceptible d'atteindre les buts normaux de l'École, compte tenu des désirs des parents, du souci des inspecteurs et de la réussite aux examens.

 

 

RÉDACTION LIBRE DES TEXTES

 

Nous avons mis en garde, au début de ce livre, contre la tendance à scolastiser le texte libre, c'est-à-dire à en asservir l'inspiration et la fantaisie au rythme de la classe.

Il ne faut pas oublier en effet certains impératifs du Texte libre qui en conditionnent les caractéristiques essentielles et évitent la dégénérescence dont vous risquez très vite d'être les victimes.

a) Le Texte libre doit être libre, comme nous l'avons indiqué ci-dessus.

Mais si, avec les tout-petits, il est jaillissement presque spontané, expression profonde et fugitive aussi des pensées et des réactions du moment, il n'en est pas forcément de même avec des élèves plus âgés.

L'idée à exprimer doit être absolument libre. Mais l'expression peut et doit déjà être travaillée le plus possible.

L'enfant a écrit son brouillon. S'il ne peut pas faire mieux nous l'accepterons et l'auteur pourra le lire. Il se rendra vite compte à l'expérience, que cette lecture est difficile parce que justement le texte n'est qu'un brouillon, et que ce premier jet parfois difficile à déchiffrer, ne porte pas sur les auditeurs, qui ont moins tendance à le choisir pour l'impression.

Il faut éviter certes, d'interdire d'autorité la lecture d'un brouillon, et donc d'obliger l'enfant à un travail de mise au point pour lequel il n'a pas encore maîtrisé la technique — ce qui peut le décourager d'écrire.

Je préfère, pendant l'heure de travail libre de l'après-midi, ou le matin à l'entrée en classe, examiner en privé, le texte de tel ou tel enfant. Pour cet examen, il nous faudra dépouiller le plus possible le vieux maître : évitons de souligner les fautes, de barrer des passages et de mettre en marge : Illisible.

Nous devons apporter humblement notre part de maître et aider l'auteur à faire mieux.

Le sujet ne peut être qu'ébauché. Nous interrogeons alors l'enfant pour enrichir son idée et sa pensée. Nous l'aidons à mieux exprimer cette pensée en reprenant et en complétant les phrases écrites, en les ordonnant mieux, en les fleurissant si possible.

Au début, il ne faut pas craindre avec les débutants, avec ceux qui, pour diverses raisons, s'expriment difficilement, d'apporter une large part du maître, parfois même 80%. L'essentiel est que l'enfant ait le sentiment que ce sont ses pensées et ses idées à lui, que ce qui est écrit, c'est lui qui l'a dit. Pratiquez en cela comme la maman qui aide l'enfant à mettre le couvert en soutenant l'une après l'autre chaque assiette — elle aurait certes plus vite mis le couvert elle-même — mais qui dit alors, dans un air de victoire :

— Tu vois, tu as mis le couvert tout seul. Tu es un homme maintenant.

L'auteur ira alors copier précautionneusement sur son cahier, son texte ainsi préparé. Il le lira avec quelque orgueil, et souvent avec succès car, ainsi préparé et mis en valeur il a naturellement plus de chances d'être adopté.

Il se peut que, au début, les camarades disent:

— C'est le maître qui l'a fait...

— Non, il m'a à peine aidé.

Et ne manquez pas d'assurer, vous aussi, que ce texte est bien de l'auteur.

Une autre fois l'enfant s'appliquera mieux. Il aura déjà profité de votre expérience. Il viendra encore vous consulter. Il volera ensuite de ses propres ailes mais il aura pris l'habitude, sans obligation, naturellement, de soigner, au fond et dans sa forme, son texte libre.

b) L'abondance des textes libres est fonction de la motivation que vous saurez lui donner.

Un camarade me disait :

— J'ai bien essayé le texte libre. Mais cela n'a été qu'un feu de paille. Le premier engouement passé, je n'avais plus de textes, ou bien c'étaient seulement deux ou trois spécialistes qui écrivaient.

Je lui demande :

— Mais as-tu un journal? Fais-tu de la correspondance?

Le camarade n'avait rien de tout cela. Il n'avait pris que le texte libre.

Alors ses élèves n'avaient pas plus de raisons d'écrire que lorsqu'on leur imposait une rédaction. C'est comme s'il parlaient et que personne ne les écoute.

Rédige un journal scolaire, même limographié. Les enfants auront alors un public, des auditeurs. Tu auras tous les jours dix, vingt textes dont quelques-uns de qualité. Il y aura quelque chose de changé dans ton enseignement.

c) Autre élément partiel ou total du texte libre : sa scolastisation. Nombreux sont les camarades au sein de notre mouvement qui font du texte libre le centre d'intérêt pour le travail de plusieurs jours : ils choisissent le texte par vote le lundi matin, le mettent au point au tableau et le composent.

Le mardi, ils pratiquent l'exploitation dont nous allons parler, avec textes d'auteurs et exercices correspondants.

Ce n'est que le vendredi qu'il y a un nouveau texte libre. Ou bien il n'y a qu'un texte libre par semaine, les autres jours étant occupés à des travaux scolaires correspondant directement ou non au centre d'intérêt.

Cette pratique a un double inconvénient : le rythme trop lent des textes-centres d'intérêt endort l'appétit de s'exprimer et d'écrire. D'autre part, l'exploitation systématique du centre d'intérêt donne au texte libre l'allure d'un devoir. Les enfants, excédés par les devoirs, reportent leur dégoût sur le texte libre. L'enthousiasme s'éteint.

Nous recommandons la pratique journalière du Texte libre avec chasse aux mots et grammaire. Si la composition quotidienne semble trop longue dans certaines classes, on peut faire alterner tirage à l'imprimerie et tirage au limographe.

Nous aurons alors régulièrement 10, 15, 30 textes libres tous les jours. La méthode donnera son plein rendement.

d) Que faut-il faire des textes non élus ?

Une pratique régulière du texte devrait s'accommoder du choix, de la composition, de l'impression et de l'exploitation du texte libre. Il n'y aura guère moyen d'ailleurs de faire autrement si on pratique le texte libre tous les jours.

C'est parce que de nombreuses écoles se sont habituées à ne faire texte libre qu'une ou deux fois par semaine que les textes libres sont considérés comme rédaction, et qu'il faut alors, pense-t-on, corriger comme on corrige une rédaction, avant de faire recopier le texte sur un cahier spécial de l'école ou de l'élève, et envoyer aux correspondants.

Cette correction et cette copie peuvent avoir certains avantages, mais dans le cadre de l'École traditionnelle. Elles ne sont que faiblement motivées, donc sujettes à caution.

Nous nous contentons d'ordinaire de revoir et de mettre au net une ou deux rédactions particulièrement intéressantes, qui n'ont pas eu assez de voix. On peut les copier sur un cahier de textes libres de la classe et les illustrer. Nous avons même dans notre école réalisé un gros album-classeur à boulons 21 X 37 dans lequel nous collectionnons tous les jours, au fur et à mesure de leur production : texte imprimé, textes non élus copiés et illustrés, fiches, etc...

Si nous disposons d'une machine à écrire, nous pouvons taper ou faire taper les textes non élus à trois exemplaires: l'un pour l'élève, l'autre pour l'album-classeur, le troisième pour les correspondants.

N'oubliez jamais, dans les pratiques que vous adopterez, le principe essentiel de non-scolastisation et de motivation. Si, à quelque moment votre travail prend l'allure d'un devoir, vous faites fausse route. Bien sûr le texte libre ainsi compris peut apparaître, malgré ses tares comme supérieur en rendement à la pratique ordinaire de la rédaction ou des constructions de phrases. Mais si la vie s'effrite, si l'intérêt disparaît vous verrez ressurgir la passivité, la lenteur de compréhension, les ennuis divers du travail de soldat.

Ou du moins que vous sachiez les dangers que vous courez, que vous soyez en mesure de les détecter pour les surmonter.

e) Mais un des dangers du texte libre ainsi conçu n'est-il pas que certains élèves ne fassent presque jamais de textes, alors que d'autres ayant « saisi le coup » sachent flatter les tendances de leurs camarades et produire habilement les textes qui leur conviennent? N'est-il pas utile d'en revenir à une sorte de réglementation des textes libres qui, ressemblent beaucoup, hélas ! à la mécanique des rédactions?

Oui, le danger est patent. C'est comme au degré maternel avec le texte libre oral, qui facilite les parleurs incorrigibles qui ne s'arrêtent jamais et qui imposent presque leurs récits.

 

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Il appartient à l’instituteur d'encourager et d'aider les hésitants, ceux qui ont comme une sorte de vie et de pensée secrète qui refusent de se livrer. Et c'est souvent chez ces enfants concentrés que nous irons chercher les textes profonds, nourris et parfois même philosophiques, qui élèvent la qualité de nos textes libres. Nous avons indiqué ci-dessus comment nous pouvons apporter une utile part du maître, pour la mise au point de ces textes. Le danger existe déjà au niveau de la rédaction traditionnelle. Nombreux sont les élèves qui n'ont pas d’idées et qui, pratiquement ne font rien que quelques devoirs sans portée. Chez nous chacun participe à la vie que nous avons retrouvée. Mais chacun y participe à sa façon, selon sa complexion et ses possibilités. Au maître d’harmoniser tout cela, besogne plus délicate peut-être que de corriger une rédaction mais à laquelle on parvient fort dignement si on a bien compris le principe de vie de la nouvelle technique.

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CHOIX DU TEXTE

 

Les enfants apportent donc les textes qu'ils ont rédigés librement à la maison, au retour d’une visite, ou pendant les heures de travail libre ; avec ou non la part du maître.

Ils les lisent de leur mieux à toute la classe. Si vous disposez d'un magnétophone, vous pouvez les enregistrer, ce qui leur donne déjà une nouvelle majesté et permet aussi de les faire entendre beaucoup plus distinctement.

Vous inscrivez ou un élève inscrit les titres au tableau ; et vous faites voter pour choisir le texte.

A ce degré, le vote devient déjà autrement sérieux. Mais nous formulons cependant la même recommandation que pour les classes enfantines : évitez le formalisme du vote. D'aucuns votent au bulletin secret, d'autres à main levée. Ne compliquez pas : tout ce qui satisfait les enfants est recommandable. L'essentiel est que, sous une forme ou sous une autre, le  texte choisi soit bien celui qui exprime le plus profondément l'intérêt de l'enfant. D'ordinaire, nous recommandons le vote simple à mains levées, à la majorité absolue au premier tour. Si l'un des textes s'impose et s'il obtient plus de la moitié des voix, 18 sur 30 votants par exemple, le choix est fait.

Mais il arrive souvent que le choix est moins catégorique parce que les opinions sont très différentes et que deux ou trois textes semblent se partager les voix :

A. sur 30 votants             ............. 8

B.                 -            ............. 11

C.                 -            ............. 7

D.                -            ............. 3

E.                 -           ............. 1

Nous laissons tomber les textes D et E et nous disons aux enfants : choisissez maintenant entre A, B, C.

En principe, vous pouvez adopter le texte qui aura le plus de voix, par exemple B, dans la répartition suivante :

A. sur 30 votants             ............. 8

B.                         ............. 12

C.                        ............. 10

Mais vous pouvez aussi : tenant compte du fait que B et C sont presque à égalité, dire aux enfants de choisir entre ces deux textes. On parviendra à un choix qui est plus représentatif que le simple vote à la majorité relative.

(Le maître peut selon les cas, émettre un vote aussi).

Dans certaines écoles, la rédaction et le choix des textes se font par équipes. Les élèves de la classe sont groupés par affinités en un certain nombre d'équipes de 6 à 8 enfants. Chaque équipe prend, selon la mode scoute, un nom spécial, d'arbre ou d'animal, avec même un emblème et un totem. Chaque équipe doit, à tour de rôle, présenter son texte qu'elle mettra au point composera et imprimera.

Il y a à cette organisation du travail par équipes, des avantages certains, surtout dans la période de transition où elle peut donner utilement l'impression d'ordre et de discipline. Nous pensons cependant qu'il y aurait danger à en généraliser l'usage, du moins au degré primaire. Nous préférons quant à nous, conserver l'unité classe, à laquelle nous insufflons par nos techniques une nouvelle vie, et organiser notre activité sur notre base complexe et fonctionnelle, qui groupe éventuellement les enfants selon la tâche à accomplir: tantôt individuellement, tantôt par équipes de deux ou trois, ou par équipes plus importantes, qui durent ce que durent les travaux.

Nous demandons à nos camarades d'agir, là aussi, avec la plus grande souplesse, sans se laisser dominer par une organisation, quelle qu'elle soit. L'organisation doit être au service de la vie et du travail, et non le travail et la vie gênés et dominés par l'organisation.

Il est des maîtres plus soucieux de l'utilisation pédagogique des textes que de la vie qu'ils apportent dans la classe, et qui font choisir le texte la veille au soir pour le lendemain.

Ainsi maîtres et élèves ont le temps le soir de chercher des documents et des textes, de préparer le travail d'exploitation du lendemain, ce qui garantit effectivement une plus grande méthode.

Cette pratique peut, éventuellement, mais avec précaution être pratiquée avec des grands élèves pour qui les centres d'intérêt sont moins influencés par les éléments immédiats de la vie. Mais au CE et CM nous risquons ainsi de travailler le matin sur un texte qui n'est plus d'actualité et qui donc ne permettra pas un aussi bon rendement pédagogique.

 

 

 

MISE AU POINT DU TEXTE

 

Nous avons entre les mains le texte brut qui, sous sa forme la plupart du temps imparfaite, n'en exprime pas moins au maximum, les pensées dominantes de notre classe.

Qu'allons-nous faire de ce texte?

Les mêmes qui, au début de notre expérience, ironisaient sur la valeur psychologique et la portée pédagogique du Texte libre, et prônaient l'éternelle fidélité à la pensée adulte imposée comme modèle et comme guide, auraient tendance à critiquer aujourd'hui notre timidité et à dire : le texte libre, la pensée et même la syntaxe de l'enfant doivent être intégralement respectés, sinon il y a déformation, abus d'autorité. Copiez donc au tableau le texte choisi sans rien y changer. Tout juste corrigerez-vous les fautes d'orthographe, et encore !...

Telle n'a jamais été notre conception du Texte libre. Nous pensons certes que le respect de la pensée de l'enfant est, en l'occurrence, une chose essentielle, mais nous savons aussi qu'il ne saurait y avoir éducation sans une influence, directe ou indirecte, des enfants par les éducateurs. L'enfant n'apprend à parler sa langue maternelle que parce qu'il a autour de lui des gens qui parlent, et qui vivent cette langue. Et il l'apprend d'autant plus parfaitement que les modèles sont parfaits.

Il en est de même pour l'expression écrite. L'enfant n'apprendra pas à écrire correctement s'il n'a pas en permanence sous les yeux la perfection des textes écrits ou imprimés.

Nous nous garderons donc d'offrir en exemples dans nos journaux scolaires des textes qui auraient comme seule originalité d'être évidemment écrits par des enfants, mais qui n'en constitueraient pas moins, sous une forme éminemment suggestive, de déplorables exemples.

Alors, ce texte qui a été choisi librement, nous allons tous ensemble le mettre au point pour en faire une page qui garde de la pensée enfantine tout ce qu'elle a d'unique, d'original et de profondément humain, et qui soit cependant présentée sous une forme, avec une plénitude d'expression qui aident les enfants à monter, par tâtonnement expérimental, dans la connaissance et le maniement de la langue.

Il s'agit certes de réaliser une conjonction délicate de la technique adulte et de la libre expression enfantine ; autrement dit, il faut faire du texte libre choisi une belle page française, sans rien lui faire perdre de sa fraîcheur et de sa subtile expression.

Disons tout de suite que le projet serait irréalisable à l'École traditionnelle, parce que l'adulte regarderait obligatoirement ce texte avec des verres embués de scolastique et que, au nom de la connaissance et de l'autorité, il saccagerait comme à plaisir tout ce qui fait la saveur du texte libre. Et l'enfant, qui ne reconnaîtrait plus son œuvre sous le vernis dont on l'aurait affublée, se refuserait à recommencer l'expérience.

Seulement, par nos techniques, nous avons enseigné aux éducateurs à voir, à sentir, à appréhender les textes d'enfants avec une mentalité nouvelle, éminemment humble et compréhensive; c'est à même l'enfant, sous sa jalouse surveillance, sous sa responsabilité, que nous allons polir un texte que nous nous appliquerons à ne point déformer. Dans cette besogne de polissage, nous avons une garantie : l'habitude que nous avons donnée aux enfants de s'exprimer, de défendre leur point de vue, même face au maître, et de pouvoir s'écrier s'ils nous voient torturer leur écrit : « Ah non ! ce n'est pas cela que j'ai voulu dire... Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées... je préfère que vous laissiez comme j'ai mis. »

Et naturellement vous respecterez cette volonté suprême de l'enfant. A choisir entre la torture du texte pour une forme académique et la délicieuse naïveté d'une tournure grammaticalement et syntaxiquement osée, nous opterons pour celle-ci, quitte à mettre entre guillemets, avec même explication et renvois, ce qui n'est pas intégralement recommandable.

Nous ne nous contentons donc pas de corriger les fautes d'orthographe et de français. Nous vivons ensemble le texte. Nous pétrissons la construction française, et cela non pas en vertu d'une règle scolastique que l'enfant ne comprendrait pas toujours, mais par une motivation naturellement humaine dont on comprendra toute la valeur. Par l'échange interscolaire, les textes sont écrits et publiés non pour nous, habitants du village, qui sommes familiarisés avec la vie qu'expriment nos textes et qui reconnaissons toujours ce qui sort de notre mi-lieu, mais pour nos correspondants éloignés qui risquent de ne pas comprendre. Et il nous arrive en effet de recevoir de nos correspondants une lettre dans laquelle ils nous demandent des précisions sur un récit qu'ils avaient mal interprété.

Alors nous sentons la nécessité d'un polissage qui éclaircisse et précise : « Telle phrase est au début, mais crois-tu qu'on ne comprendrait pas mieux si on plaçait telle autre d'abord?

Ce verbe exprime-t-il bien ta pensée? Ne risque- t-il pas d'être l'objet d'un malentendu? Que pourrait-on ajouter? Et ce nom? Crois-tu qu'ils comprendront vraiment, ou ne faudrait-il pas préciser par un adjectif? Lequel?... Toute cette partie est inutile. Apporte-t-elle  quelque chose de nouveau au texte? Tu y tiens parce qu'en effet il y a là une idée qui n'est qu'à toi et qui,  dans ton esprit du moins, est liée au texte... non ! "

Nous nous garderons jalousement de faire violence à la paternité évidente d'un texte que nous nous contentons de porter si possible à une plus grande perfection.

Mais attention ! Pas de scolastique ! Ne montrons pas notre autorité en nous attaquant, de parti-pris, à  tous les écrits indifféremment. Et qu'on ne croie pas  que cette mise au point en commun fasse partie d'un credo nouveau de nos techniques. Nous nous trouverons souvent en présence de textes qui se suffiront par eux- mêmes, qui valent surtout par la résonance qu'ils suscitent et qu'on ne saurait retoucher. Comme ces vases qu'on a réussis une fois et dont nous risquons d'anéantir brusquement le charme si nous y portons la main. Il faut savoir respecter la pensée enfantine lorsque nous la sentons totale et définie. Nous nous contenterons alors de placer la ponctuation, de changer un mot impropre, et nous aurons un poème ou un texte délicat dont nous apprécierons toute l'éminente valeur.

C'est parce que nous savons que ce travail de mise au point du texte libre ne saurait être fait par l'éducateur en dehors du contrôle actif des acteurs, que nous rappelons le danger scolastique qu'il y aurait à dire après lecture : « J'emporte vos travaux et demain nous travaillerons sur le meilleur texte. »

C'est à même les enfants que nous devons opérer et cela suppose cette attitude nouvelle de l'éducateur qui sait supporter — mieux : rechercher — la critique des enfants ; qui s'est dégagé de toute cette autorité formelle d'hier pour se mettre en toute loyauté, mais aussi avec sa véritable autorité, au service des enfants.

Il y faut certes une nouvelle conception du rôle de l'éducateur, une autre technique de travail, que les publications en cours prépareront.

v 

 

Nous avons à peine besoin de dire quels avantages supérieurs nous vaut cette mise au point en commun du texte choisi: elle constitue le plus fructueux des exercices de composition, de grammaire et de syntaxe. Là, nous malaxons vraiment tous ensemble la langue française; nous la décortiquons pour la remonter ensuite; nous vivons la rédaction et, sans aucune définition, sans explication théorique, nous réalisons le plus efficace des exercices de français.

Et surtout, par cette technique nous assurons les bases définitives de notre enseignement sur la vie de l'enfant dans son milieu, sur son affectivité, sur tout ce qu'il porte en lui de créateur et de dynamique, d'intelligent et d'humain. Nous supprimons le hiatus entre la culture empirique familiale et sociale et la culture scolaire froide, impersonnelle, faussement scientifique; nous rétablissons chez les enfants — et chez les éducateurs aussi — une unité de vie qui est bien peut-être en définitive l'essentiel de l'apport de nos techniques au devenir des enfants que nous avons à préparer à leur fonction d'hommes.

 

v       

 

Cette idée d'expression libre en général, et de texte libre en particulier est aujourd'hui entrée dans les mœurs. Nous n'encourons plus de ce fait les critiques qu'on nous a faites il y a vingt ou trente ans, quand on nous accusait de cultiver une sorte de mensonge en présentant comme œuvres d'enfants des réussites où le maître avait une trop grande part.

On se rend compte aujourd'hui qu'un tel mensonge ne saurait garder longtemps la complicité des enfants eux-mêmes. Si les enfants sont fiers de leur œuvre c'est qu'ils ont conscience d'en être vraiment les auteurs, le maître ou les camarades n'étant intervenus en 1’occurence que pour lécher le nouveau-né, pour lui permettre de conquérir sa place dans une compétition où la littérature d'enfants n'avait, avant nous, aucune place.

Il suffit de feuilleter d'ailleurs les milliers de journaux scolaires qui paraissent mensuellement pour comprendre qu'une voie est désormais tracée, celle du texte libre tel que nous en avons défini la technique.

Les enfants ne se laisseront plus ravir leur conquête. Une page pédagogique est tournée. L'École ne sera plus demain ce qu'elle était hier. Le texte libre aura été dans cette évolution une étape décisive.

 

QUELQUES EXEMPLES DE MISES AU POINT DES TEXTES

 

Ce travail de mise au point varie évidemment selon l'âge des élèves, la composition de la classe, le degré de modernisation atteint au point de vue technique II y a aussi, nous l'avons dit, des élèves qui sont capables de présenter des textes à peu près parfaits, auxquels il n'y aura rien à retoucher, et d'autres qui ne vous apporteront que des ébauches dont les éléments nous seront cependant précieux. La question est donc très diverse. C'est pourquoi nous ne pouvons mieux faire en l’occurrence que de donner ici quelques exemples de mises au point, que nous ne présentons point comme modèles maïs seulement comme éléments de notre commune recherche.

 

v        

 

Voici d'abord comment le camarade Ferlet (Isère) rend compte de sa façon de procéder :

 

ENSEIGNEZ-VOUS LA COMPOSITION FRANÇAISE?

Telle est la question que nous posent des camarades auxquels nous exposons la technique du texte libre. Nous en discernons les sous-entendus: certains en posant cette question voudraient nous amener à reconnaître que cet enseignement se fait, dans nos classes, d’une manière purement fonctionnelle, c'est-à-dire par simple invitation faite aux enfants d'écrire des textes libres, le plus possible de textes libres ; après cet aveu, nos critiques crieraient à la facilité, à l'absence de méthode. C'est absolument inexact. Nos élèves écrivent des textes quand ils ont le désir d'en écrire, quand ils sont inspirés, quand un événement, un fait les a frappés, quand ils éprouvent le besoin spontané de clamer quelque chose qu'ils ont « sur le cœur » ; le texte produit représente quelque chose de synthétique, de global: le fait, l’événement, l'idée, le sentiment, sont exprimés grâce à une connaissance des techniques d'expression, connaissance qui n'est pas à priori parfaite, nous le savons certes, qui ne se développe pas automatiquement parce que l’enfant écrit beaucoup.

Beaucoup de poètes cisèlent longuement leurs vers, beaucoup d'écrivains remettent cent fois leur ouvrage sur le métier; mais seulement pour réviser, enrichir, nuancer une expression qui a été spontanée ; ils analysent alors leurs écrits pour parvenir à une technique d’expression parfaite. C'est ce que nous faisons souvent, et de façon méthodique, avec nos élèves.

Nous avons déjà vu que nous analysons le texte libre, certains jours, dans le but d'acquérir un vocabulaire de plus en plus riche, dans le but de constituer dans la mémoire, des groupements de mots dans lesquels l'enfant choisit en cas de besoin.

D'autres jours, nous analysons un texte, d'autre manière, dans un autre but. Sans violer le fond qui est sacré puisqu'il est l'expression directe de la pensée intime de l'enfant, nous montrons à celui-ci, expérimentalement, par un procédé actif, les moyens d'exprimer sa pensée d'une façon plus évocatrice, plus exacte, plus imagée, plus précise, à l'aide de phrases, de propositions, répondant aux exigences de la syntaxe, et de mots ou expressions aptes à faire comprendre les nuances de la pensée.

Suivant notre habitude, nous allons illustrer le procédé par un « exemple vécu ».

Ce matin, Jacques, 10 ans 1/2, a apporté le texte suivant, qui a été choisi :

 

LA LIBERATION

Lundi 21 août. Les jeunes gens du village sont mobilisés pour aller chercher des armes au col de l'Arzelier. Vers dix heures du matin, j'étais chez moi quand, soudain, j'entendis des applaudissements et la « Marseillaise » éclata. Je sortis et je vis deux camions de maquisards qui entraient en triomphe dans le village. Le bruit courait que les Américains étaient à Monestier-de-Clermont, en panne d'essence. Tout le monde avait pavoisé et le drapeau tricolore flottait à chaque maison.

Vers une heure de l'après-midi, un camion de patriotes revenait de Pont-de-Claix en criant: « Enlevez les drapeaux, les Allemands nous suivent! » En un clin d'œil, le village était désert. On attendit jusqu'au soir sans voir arriver les Allemands. Au crépuscule, on entendit de formidables détonations, on vit des lueurs d’incendie sur Pont-de-Claix, et on se coucha très tourmenté,

Le lendemain matin, un beau soleil illuminait la campagne, mais personne n'avait le cœur en fête. Je ne déjeunai pas ce matin-là, je n'avais point d’appétit. Tout à coup, mon père entra dans la cuisine et nous dit : « On entend un bruit de tonnerre du côté de Vif ce sont peut-être des chars d'assaut alliés. » Je sortis en hâte. Un spectacle splendide s'offrait à mes yeux : les Américains défilaient dans leurs chars d'assaut en convois ininterrompus, suivis des maquisards juchés sur des camions.

C’est grâce à ces hommes que nous sommes libérés de l’envahisseur et d'un gouvernement absolu ayant supprimé toutes les libertés. Ils ont risqué leur vie pour reconquérir nos libertés. vivent les Alliés! Vive les patriotes !

 

v       

 

Nous allons analyser ce texte en nous plaçant aux points de vue suivants :

1°. La justesse de l'expression, le choix des mots les compléments des propositions: point de vue examiné rapidement, car cet exercice est proche des exercices de vocabulaire qui font l'objet de l'activité un autre jour.

a)        «J'entendis des applaudissements », proposition banale qui a besoin d'être complétée, enrichie ; on est arrivé à ceci : « J’entendis crépiter  des applaudissements nourris. »

 b) « La Marseillaise éclata » : renseignement insuffisant, car la Marseillaise peut être jouée ou chantée, et de manières différentes. Il faut également dire par qui elle fut jouée ou chantée ; on interroge Jacques, l'auteur du texte et on complète de la façon suivante : « La Marseillaise éclata, chantée à pleine voix par une centaine de personnes massées au centre du village, le long de la route nationale.»

c) Un élève remarque une répétition ; « vers dix heures »... « vers une heure » ; on met : « sur les dix heures ».

2°. Les remarques sur la construction, la structure des phrases du texte : elles sont faites par les enfants eux-mêmes qui relèvent beaucoup de phrases simples à deux propositions coordonnées (exemple), à deux propositions juxtaposées, à deux propositions, l'une subordonnée à l'autre. Ensuite, j'attire l'attention sur des phrases plus complexes qu'on analyse, dont on reconnaît la structure logique et exacte ou, au contraire, les défauts qu'il faut corriger.

a) On analyse la seconde phrase du texte qui se trouve avoir été enrichie un moment avant, au cours de l'exercice précédent.

b) Puis la phrase : « Au crépuscule on entendit de formidables détonations..., on se coucha tourmenté »; à son sujet, on se demande si elle ne pourrait être tournée autrement afin d'amener de la variété ; deux élèves proposent de transformer la dernière proposition en exclamative : « aussi se coucha-t-on très tourmenté! »

Une autre proposition de même forme est présentée au lieu de : « Un spectacle splendide s'offrait à mes yeux » on met: « Quel spectacle splendide s'offrait à mes yeux! »

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Un autre enfin propose une phrase interrogative pour marquer la surprise : « Je sortis, et que vis-je ? Deux camions...»

c) J'indique que ces petites modifications dont il ne faut pas abuser, évitent la monotonie, et fais remarquer que l'auteur du texte a recherché une certaine variété dans le style direct ; on trouve facilement dans quelles phrases.

d) Cela a attiré l'attention sur la phrase : « Vers une heure de l'après-midi, un camion de patriotes revenant... les Allemands nous suivent ». Un élève remarque : « Le camion ne peut crier»; en effet, aussi a-t-on cherché à modifier la phrase ; des enfants ont suggéré (on avait fait une remarque à ce sujet quelques jours auparavant) une inversion : « Vers une heure de l'après-midi, de Pont-de-Claix revenait un camion de patriotes et ceux-ci criaient... »

3°. L'exactitude dans la relation de cet événement. — Je fais remarquer que c'est un événement historique et que, par suite, le narrateur est tenu de décrire exactement les faits observés; les élèves me disent : « II faut être objectif», à la suite du souvenir d'une remarque précédente. — Objectif, oui, et en même temps, il ne faut pas oublier les explications nécessaires à la compréhension du texte et que réclamerait un lecteur étranger.

a)        «Le bruit courait que les Américains... » Sur quoi se fondait ce bruit? Il est nécessaire de l'indiquer; une dizaine d'enfants en ont d'ailleurs conservé le souvenir ; ils l'expriment oralement et, à la fin de la leçon, par écrit ; on a retenu ceci, qui a été ajouté au texte :

« En effet, le matin, à sept heures environ, un résistant de Vif était venu chercher du pain au village pour ravitailler une quinzaine de soldats français parachutés au cours de la nuit, et il avait rapporté que ces parachutistes affirmaient précéder de peu l'arrivée des Américains, »

b) « Enlevez les drapeaux, les Allemands nous suivent. » Qu'est-ce qui permettait aux maquisards cette affirmation? Après appel aux souvenirs, on rédige le « complément » suivant : « Ces soldats sans uniforme venaient de livrer combat pour s'emparer de Pont-de-Claix et s'ouvrir la route de Grenoble ; ils avaient failli réussir, mais l'ennemi ayant reçu des renforts de Vizille, les maquisards se repliaient et se croyaient poursuivis. »

c) Ne conviendrait-il pas de donner une idée de l'enthousiasme des habitants du village au passage des soldats victorieux? Rédaction d'élève adoptée et ajoutée à la suite du passage : «... suivis des maquisards juchés sur des camions »: « chars, camions, voitures, jeeps se frayaient difficilement un passage entre une double haie de spectateurs qui applaudissaient, criaient, acclamaient les soldats, leur jetant des fleurs au passage. Et midi passa sans que nul ne songe à aller manger! Et l'après-midi s'écoula sans que personne ne songe à reprendre son travail interrompu le matin : la batteuse restait arrêtée! On ne pensait qu'à la libération! »

d) La conclusion de l'auteur arrive trop brutalement, il faudrait une transition : « Tous ces hommes ne méritaient-ils pas ces acclamations? Ne venaient-ils pas de nous libérer... »

C'est le texte ainsi complété après analyse et par recherche collective qui est porté au Journal de Vie, ce jour-là, avec, au-dessous du nom de l'auteur, la loyale mention : « Enrichi collectivement en classe ». L'exercice ainsi conduit est des plus profitables : il est de nos élèves qui, après avoir rédigé un texte d'une seule « envolée » rapide, le reprennent, en font eux-mêmes l'analyse pour corrections, modifications, suppressions, adjonctions, compléments. Ceux-là n'ont-ils pas contracté une excellente habitude et ne s'avèrent-ils pas de consciencieux artisans de l'expression écrite, soucieux de « bel ouvrage » ?

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Synthèse spontanée, analyse raisonnée pour reconstituer une synthèse réfléchie et enrichie, tel est le critère du procédé !

Voici un travail semblable réalisé par Bonnette (Nièvre) : « Georges S., 12 ans, élève capable du meilleur comme du pire, voit sa rédaction élue :

Pendant les vacances, j'avais fait un petit étang. Un petit garçon était venu s'amuser. Il s'est couché puis il s'est endormi et il est tombé dans l'étang. Il est sorti tout ruisselant. Sa mère est venue et me disait que c'était moi qui l'avais fait tomber. Je lui expliquais comment c'était arrivé.

Georges a copié son œuvre au tableau, en a vite corrigé les fautes d'orthographe.

Et maintenant il faut s'expliquer : « Est-ce un étang en miniature limité par des mottes de gazon ? » On finit par comprendre que Georges a creusé... on cherche le mot : Et puis il y avait une fuite dans une conduite d'eau qui traverse la cour...

Un petit groupe est chargé de construire un petit paragraphe pour préciser la première phrase.

Maintenant, la chute. Georges répond à nos questions, ce qui permet à un second groupe d'aller rédiger le second paragraphe. Enfin l'avant-dernière phrase est trop lourde et la rédaction se termine trop brutalement. Georges et Maxime vont arranger cela.

Les petits de CE sont chargés de nous proposer des titres.

Pendant que les quatre groupes sont au travail, je peux m'occuper du CP.

Puis je reviens à la rédaction. On choisit le titre : « Au bord de l'eau », admettons. Les trois paragraphes rapidement mis au point forment la rédaction définitive :

 

Pendant les vacances de Pâques, j'ai fait un petit bassin. J'avais remarqué une fuite dans la conduite d'eau qui traverse la cour. Au bout de plusieurs jours de travail, j'avais creusé un trou rectangulaire de 45 cm de profondeur, 1,50 m de large et 2 m de long.

Le petit frère de Bernadette vint jouer dans la cour. Il s'amusait à lancer des pierres dans mon bassin, à faire flotter des plumes. Puis, comme il faisait chaud, il s'est couché sur le bord et s'est endormi. En se retournant, il a roulé dans l'eau. Alors il s'est réveillé, il est sorti tout ruisselant et pleurant.

Sa mère est arrivée fort en colère. Elle m'accusait de l'avoir poussé. Je lui expliquai comment cela s'était passé. Mais elle ne voulait pas m'écouter et elle a emmené son petit garçon.

 

Ainsi, grâce à un exercice très profitable, nous avons fait, d'un texte pauvre et médiocre, un texte plus riche qui nous permettait d'en tirer un complexe d'intérêts assez nombreux.

Je ne me montre pas très difficile quant au style, mes élèves étant encore peu entraînés (répétition de il).

 

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Boissel (Ardèche), nous donne également le texte d'un élève, Maurice R., 9 ans, d'un niveau qui atteint à peine le CE :

 

LA VOGUE

Moi, Gilbert, Hélène, Denise, Janette, nous sommes allés à la vogue. Quand nous sommes arrivés, il n'y avait personne : il y avait des hommes qui jouaient aux boules. Puis des hommes sont allés chez les musiciens qui dansaient dans une salle. On leur a dit de venir, alors ils sont venus. Des jeunes filles et des jeunes garçons sont venus danser, mais même les vieilles femmes et des vieux hommes sont venus danser. Moi et Gilbert, nous avons acheté des cadeaux. Nous avons acheté des confetti; nous avons fait manger à Denise, à Janette et à Hélène. Moi je suis allé jouer aux boules avec des garçons de Meyras. Je faisais de jolis points. Ils me disaient : « II ne sait pas jouer ». Nous sommes partis contents de notre voyage.

 

Et voici la mise au point que notre jeune camarade a fait exécuter par ses élèves ; je le laisse expliquer.

« Maurice, au tableau, écrit les phrases à mesure qu'elles sont mises au net. Incapable d'écrire correctement, il est secondé par une grande qui lui épelle les mots qu'il ne sait pas écrire. C'est une grande qui fait elle-même pas mal de fautes, mais elle est surveillée par le reste de la classe et par moi, et la peur de s'entendre interpeller par ses camarades la rend attentive.

La mise au point a duré 10 minutes ou 1/4 d'heure de plus que d'habitude (d'ordinaire environ 1/2 heure). Mais ce n'a pas été du temps perdu à cause de la leçon d'orthographe (même Maurice voulait que son aide intervienne le moins possible). Je lis une phrase après l'autre, quelquefois deux, quand elles peuvent se condenser. La difficulté est de faire chercher tout le monde !

J'y arrive plus ou moins bien en interpellant sur une phrase en particulier ceux qui ne voudraient pas se fatiguer.

1 ère phrase : le « moi » mal placé a été rectifié par les quatre CM et un CE « en chœur ».

2 e phrase : l'anomalie : « il n'y avait personne » et « il y avait des hommes qui... a été relevée par une CE (la meilleure). La forme « il n'y avait que » trouvée aussitôt par une CM (la meilleure). Après, je suis intervenu : « des hommes qui », pas très joli ; comment s'appellent ceux qui jouent aux boules? — Et la phrase est prête.

3e phrase : « chez les musiciens » ne va pas. Maurice lui-même dit : chercher — « qui dansaient » : 1 CE et 1 CM : ce n'est pas vrai ; et on corrige — « on leur a dit » : il y a peu de temps que nous travaillons ainsi, mais ils savent que je fais la guerre au « on » ; aussi tout le monde : « II y a on » ; oui, mais que mettre ? J'amorce en relisant le début :  « ...chercher les musiciens, et... », 1 CM (niveau à peine moyen en français) achève par la forme définitive. — « Alors ils sont venus » : 1 CM ; ce n'est pas la peine.

4e phrase : « sont venus danser » répété; le second est supprimé par tous en chœur.

5e phrase : 1 CM : « Encore « moi » ; il se met toujours le premier ».

6e phrase : « nous avons acheté » vient d'être dit ; 1 CM propose, avec la phrase précédente : « nous avons acheté des gâteaux et des confetti que nous avons fait manger... » — Personne ne dit rien ; je fais remarquer ; cela veut dire que vous avez aussi fait manger les gâteaux. Les trois « victimes » des confetti, présentes, se récrient : « Oh ! non ! » Alors tout le monde sèche. Je souffle, quand une phrase ne va pas, on la tourne un peu ; essayons de commencer par la fin : « nous avons fait manger...» et 1 CM achève.

7e phrase : J'allais la faire écrire sans changement quand 1 CM (la meilleure) dit ; « ou bien : « Avec les garçons..., je suis... » ; on commence toujours par « je » ; ça changerait un peu ». Ce n'est pas tout à fait le cas pour le texte mais il est vrai que les sujets sont en général au commencement des phrases (Comme quoi, un élève peut faire mieux que le maître).

8e phrase : 2 CE font remarquer : il fait de jolis points et les autres lui disent qu'il ne sait pas jouer! Essai d'explication embrouillée de Maurice d'après laquelle il me semble que les garçons de Meyras se sont un peu moqués de Maurice, plus jeune, et que celui-ci a voulu se rattraper dans son texte en parlant de jolis points. 1 CM (le bon copain de Maurice) :  «Peut-être qu'ils auraient bien voulu en faire autant ! » Sur cette explication plus optimiste, je n'insiste pas (un mot de morale en passant sur la jalousie de ceux de Meyras). — Les guillemets ont été proposés par un CM et le « tu » au lieu de « il » par un CE après une question de moi. (Comment ont-ils dit?)

9e et dernière phrase: 1 CM: «Ce n'est pas un voyage ; il faut mettre « journée ».

De cette analyse poussée et approfondie du texte primitif, il est sorti la rédaction suivante:

 

LA « VOGUE » DE MEYRAS

Gilbert, Hélène, Denise, Jeannette, Yvette et moi, nous sommes allés à la vogue. Quand nous sommes arrivés, il n'y avait que quelques joueurs de boules. Puis des hommes sont allés chercher les musiciens qui jouaient dans une salle et leur ont dit de venir dehors. De jeunes filles et de jeunes garçons sont venus danser et même de vieilles femmes et de vieux hommes.

Gilbert et moi, nous avons acheté des gâteaux. Nous avons fait manger des confetti à Hélène, Jeannette et Denise. Avec des garçons de Meyras, je suis allé jouer aux boules. Je faisais de jolis points. Ils me disaient : « Tu ne sais pas jouer! »

Et nous sommes partis contents de notre journée.

 

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Si nous insistons aussi longuement sur cette méthode, conclut Ferlet, c'est, outre les raisons que nous avons déjà indiquées précédemment, parce qu'il est indispensable de l'utiliser si l'on veut que nos élèves apprennent à rédiger convenablement et à relater exactement et correctement ce qu'ils observent, ce qu'ils sentent, ce qu'ils pensent ou ce qu'ils imaginent.

C'est aussi pour montrer une fois de plus que le texte libre peut et doit être la base d'un enseignement complet et méthodique du français : après le vocabulaire, la grammaire et l'orthographe, l'enseignement de la rédaction. Celui-ci fait l'objet d'instructions pertinentes dans les I.0. de 1938 et le procédé que nous préconisons n'est qu'une adaptation de ces instructions à notre technique du texte libre.

Que nos jeunes camarades relisent ces instructions et ils y trouveront les arguments qui leur permettront de justifier l'emploi du procédé que nous venons de leur montrer en action, et en particulier, celui-ci : « C'est en cherchant à se préciser que l'idée se divise, s'analyse et trouve par là même son expression » ; ils y trouveront cette idée éminemment juste qu'en la matière il faut aller « nécessairement du tout à la partie, c'est- à-dire de la rédaction au paragraphe et à la phrase, de la phrase à la proposition et au mot ». N'est-ce pas ce que nous faisons? D'une synthèse spontanée qu'est le texte libre, après une analyse profonde et soignée, nous reconstituons une synthèse plus riche.

 

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Voici comment Guy Dorlet, instituteur à Arrabloy (Loiret), pratique cette mise au point du texte libre :

 

LE REVEIL DU MATIN

Je dormais tranquillement quand quelque chose me surprit ; c'était maman qui m'appelai pour aller à l'école, Alors, je m'essuie les yeux. Maman me dit : « Allons, petit paresseux, lève-toi ». Je me levai et je m'habillai. Alors, je fais ma toilette à l'eau fraîche et pars pour l'école.

 

(Ce matin-là, tous les textes étaient « déficients »).

Je laisse l'enfant écrire ce texte au tableau pendant que je m'occupe de mon CP.

Le texte copié, les mains se lèvent pour signaler les fautes d'orthographe qui sont corrigées rapidement. Ceci fait j'esquisse une moue : « Ce n'est pas fameux, et Roland aurait pu nous donner bien d'autres détails ! »

 

Une main se lève : « M'sieu, il a oublié les guillemets ». Nous les mettons. Je demande : « Tout le monde

est content de la première phrase?»

Quelqu'un: — «Surprit», cela ne va pas.

Moi: — Que faudrait-il mettre?

Un autre enchaîne. — me réveilla en sursaut.

Je corrige et nous continuons.

J'interroge: «Roland, pourquoi t'essuies-tu les yeux? »

— J'avais encore envie de dormir ; je sommeillais.

— Cherchons un synonyme de sommeiller.

Je suis forcé de leur indiquer le verbe somnoler, que tous copient sur leur ardoise.

— Que pensais-tu, Roland, en t'essuyant les yeux?

Roland, avec un sourire. — Je serais bien resté au lit.

— Alors, dis-le nous correctement, fais une phrase pour compléter le devoir.

— Comme on est bien au lit !

Une autre voix. — Déjà ce matin!

Une autre. — Qu'il est dur de se lever de si bonne heure !

(Nous en profitons pour rectifier une faute que plusieurs commettaient à cette expression : de si bonne heure).

Nous poursuivons; «Que fais-tu quand ta maman te fait lever? »

— Je me lève vite.

— Pourquoi?

— Parce que j'avais peur d'être en retard.

Nous ajoutons ; Je me levai vite parce que j'avais peur d'arriver en retard et je m'habillai.

Raymond, soudain. — II a oublié de manger !

(Rires !)

Je reprends : Tu n'as pas mangé ce matin-là?

Rougissant, Roland reprend. — Si, au lit...

Raymond. — II faut nous raconter cela !

Et Roland de raconter qu'il a mangé du cacao avec une tartine de pain grillé.

Nous écrivons cet épisode, et j'allais mettre le point final, quand Marie-Jeanne :

— Il n'est pas parti comme cela.

_ ?

— Il a embrassé sûrement sa maman.

C'est fini pour la mise au net.

 

Je dormais tranquillement quand quelque chose me réveilla en sursaut; c'était maman qui m'appelait pour aller à l’ école. Je somnolais encore: «Déjà le matin! Qu'il est dur de se lever de si bonne heure! Comme on est bien au lit! ». Alors je m'essuyai les yeux. Maman m'apporta mon bol de cacao avec une tartine de pain rôti. Je mangeai assez vite Quand j'eus fini, maman vint chercher mon bol vide. Je n'avais plus envie de dormir. Maman me dit : « Allons, petit paresseux, lève-toi». Je me levai vite parce que j'avais peur d'être en retard et je m'habillai. Alors je fis ma toilette à l'eau fraîche (comme c'est froid!) et je partis à l'école après avoir dit au revoir à maman.

D'après Roland Derouet (10 ans).

 

Je m'excuse d'avoir raccourci un peu et d'avoir supprimé des détails. Évidemment, je suis loin de la perfection, mais j'ai une classe qui vit, qui vibre quand un sujet l'intéresse. Je dois endiguer les flots de paroles. Tout le monde veut parler ensemble. Quand je considère que l'année dernière, ces mêmes enfants étaient absolument au-dessous de tout en français et que je les vois maintenant à la recherche d'une forme meilleure, d'un synonyme, je m'estime récompensé du mal que je me donne et cela m'encourage à persévérer. (Ils veulent écrire « Le sanglier », un conte modèle Enfantines).

Le travail expliqué ci-dessus peut être fait par équipes ou collectivement, par toute la classe, en collaboration avec l'instituteur.

C'est la technique que nous recommandons volontiers au degré primaire, notamment dans les classes à plusieurs cours et dans les écoles à classe unique. Le polissage en commun, cet approfondissement de la vie, créent une sorte de communauté de sentiments éminemment utile à l'amélioration de l'atmosphère de notre classe. Tous les enfants participent à cette mise au point, de sorte que, comme dit le poète de la Maman : « Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier ».

 

 

La qualité des textes d’enfants

 

La tendance naturelle des enfants et des maîtres qui se lancent dans le texte libre, c'est de raconter les événements de leur vie, ceux du village ou du quartier, les aventures des vacances ou les sorties du dimanche. Nous retrouvons ainsi l'enfant dans son milieu, nous pénétrons, par la vie, les cheminements profonds de ses intérêts, la réalité du monde qui vibre autour de lui. Nous n'avons plus recours, pour notre enseignement, à des éléments extérieurs sans résonance, plaqués sur nos vies, avec leurs données étrangères à nos soucis, mal connues et faussement interprétées. Nous donnons à l'école une filiation ; nous lui créons une atmosphère. Nous la raccrochons à la vie.

Nous avons alors, pour un journal scolaire : Le livre disparu — Pauvre poulet — Le radeau — Une chute de vélo — Catinou — L'auto-stop — La vache dans le puits.

Pour un autre journal ce sera : L'arrière-été — Le ruisseau — Fête foraine — Fleurs d'automne — La bergeronnette — Notre village — La chasse — Un oiseau migrateur.

De tels textes constituent la base de nos journaux scolaires et de nos livres de vie. Il ne s'agit nullement de remettre ici en cause leur éminente portée pédagogique. Nous voudrions cependant leur apporter un enrichissement tout à la fois affectif et artistique qui nous les rendra plus encore précieux.

Par nos textes habituels l'enfant regarde autour de lui, voit, écoute, touche, expérimente. Nous avons rarement les résonances en lui de ces faits extérieurs, résonances qui sont d'un domaine personnel et secret, dont l'enfant éprouve toujours quelque pudeur à nous donner les clefs. Et nous-mêmes hésitons parfois sur le seuil de ce monde inconnu, à cause des perspectives délicates qu'il pourrait nous laisser entrevoir,

II nous faut pourtant franchir ensemble ce seuil et c'est par le biais du poème que nous y accéderons.

Nous disons poème faute d'un autre mot; moins chargé d'une tradition qui trop souvent nous paralyse. Le poème, pour nous, c'est l'expression sensible hors de la réalité tangible et mesurable, le domaine de l'intuitif et de l'affectif, ces éléments d'éducation dont tous les pédagogues s'accordent à reconnaître aujourd'hui l'importance dans les processus vitaux des individus. Le poème c'est ce que l'auteur voit, entend et sent lorsqu'il ferme les yeux ou qu'il les lève vers le ciel insondable, ou lorsqu'il rentre en lui-même pour écouter les reflets mystérieux de la voix des mondes.

Nous disposons d'ordinaire ces textes sous la forme de poèmes aux lignes coupées selon l'expression de la pensée et le balancement des phrases, mais nous recommandons tout particulièrement aux camarades de se garder de toute caricature du vers adulte avec rythme ou rime. Le poème ce n'est point une assonance ou un nombre de pieds, mais expression d'une pensée de choix, toute de subtilité et d'idéal.

Il nous suffit de copier ici quelques exemples de mauvais vers pour que vous compreniez, d'abord, ce qu'il ne faut point faire.

 

Sur le versant d'une colline

Un chasseur marche sur l'herbe fine

II arrive dans un petit bosquet

Où il commence à faire le guet

Depuis quelques jours il fait très doux

Malheureusement il pleut beaucoup

Le ciel est constamment nuageux

Et le temps est très souvent brumeux

 

Nous allons voir ce que valent, par opposition, nos réussites.

Mais auparavant, je dois faire encore une observation :

Nous ne visons nullement à faire des poètes, pas plus que nous ne préparons des écrivains en encourageant les textes libres, ou des physiciens par nos expériences vivantes.

Nous nous appliquons seulement à promouvoir une éducation naturelle qui puise dans la complexité de la vie de nos élèves un maximum d'efficacité scolaire sociale et humaine.

 

 

 

 

 

COMMENT DANS NOS CLASSES, ACCEDER "AU POEME?

La chose est relativement simple dans les petites classes où il suffit d'enregistrer dans leur ingénuité l'expression de nos tout-petits. Eux vivent encore dans un monde de l'irréel que n'ont pas encore affecté les nécessités quotidiennes. Il suffit que les éducatrices sachent les écouter avec un cœur confiant et pur.

 

Nous aurons davantage de mal pour acclimater les poèmes dans les classes du CE à la FE. A ces degrés, nos enfants ont une sorte de pudeur instinctive à se livrer. Ils ne s'y décideront que si vous êtes parvenus à susciter un climat favorable.

Dites à vos élèves :

« Tout ce que vous racontez, vos histoires de chiens ou de chats, d'aventures, d'autos et de jeux, tout cela est intéressant certes, et nécessaire car vos camarades ont besoin de savoir où et comment vous vivez.

Mais ils voudraient, et nous voudrions savoir aussi, ce qui se passe dans votre tête, ce que vous entendez le soir, à la nuit, ce que vous voyez en fermant les yeux.

Écoutez... il pleut !... Mais la pluie a une chanson à elle, différente selon les lieux et les pays. Écoutez les bruits, ceux qu'on entend d'habitude et ceux plus discrets ou plus mystérieux qui montent des herbes qu'agite un insecte ou du pin qui laisse tomber sa pigne...

Fermez les yeux et imaginez; sous la pluie le crapaud qui traverse imprudemment la route, le moineau blotti sous une pierre ou réfugié dans un grenier où il picore les noix...

Et maintenant, notez ce que vous avez lu, senti, entendu, deviné... »

Vous lirez alors les notations de chacun et vous serez étonné des découvertes. Vous retiendrez les plus subtiles, les plus originales, les plus sensibles, celles qui semblent ouvrir des horizons inconnus... Vous aurez votre poème.

Vous habituerez alors vos enfants à s'examiner, à s'écouter, à écouter autour d'eux. Une voie nouvelle vous sera ouverte.

Vous pourrez enrichir les poèmes individuels collectivement, comme vous le faites pour tous les textes libres, par l'apport, les critiques et les suggestions des camarades. Je préfère, personnellement, une autre démarche : le poème reste toujours comme quelque chose d'intime, qu'on hésite souvent à livrer au public. L'enfant m'apporte son poème, et c'est là, à nous deux, que nous nous appliquons à le polir, en supprimant ce qui nous paraît superflu, en équilibrant les phrases, en précisant certaines sensations.

L'auteur présentera alors à ses camarades une œuvre à peu près définitive.

Voici un poème très inhabile d'un grand garçon de douze ans, scolairement en difficulté :

 

La nuit tombe lentement

Et gracieusement

Le vent ne souffle pas

Les pins ne bougent pas

Leurs aiguilles se dressent

Comme des porcs-épics ou des hérissons

Doux et silencieux

Comme un petit enfant

Dans son manteau d'osier

 

L'institutrice a opéré, collectivement, une mise au point qui a, un peu trop à mon gré, modifié ces

premières notations. Elle a fait imprimer le poème suivant :

MATIN

Doux et silencieux

Comme un petit enfant

Rêvant sur sa paillasse

Le clair matin s'éveille

Matin gai plein de vie

Et des cris des enfants

Matin de gelée blanche

Et de café au lait brûlant

Qui fume dans les bols

Matin aux bruits familiers

Carillon des matines

Chant des oiseaux

Dans leurs nids

Murmure de la brise des pins

Brume légère dans le vallon

Et pureté des lointains enneigés

Matin de la vie

Matin de l'enfance

Chante et bondit

Dans nos cœurs

 

Daniel

 

Si vous hésitez à vous lancer dans une telle reconstruction, qui a d'ailleurs ses risques, mettez seulement en bon français les phrases de votre enfant. Nous aurions eu ainsi, de Daniel, le poème suivant, qui n'est pas sans valeur :

 

Douce et silencieuse

Comme un petit enfant

Dans son berceau d'osier

La nuit tombe

Silencieusement

Pas un souffle de vent

Les pins ne bougent plus

Leurs aiguilles se dressent

Comme des porcs-épics

Ou des hérissons

 

Christian a écrit sur un thème un peu pompier mais que les débutants affectionnent, le poème suivant :

 

Chien de détresse

Chien perdu

Tu aboies d'un air de pitié

Tu aboies la gueule ouverte

Vers le ciel illuminé

Par ses bougies éclairant à peine

Tu flaires, tu rôdes

Pour trouver un abri

Les gens fuient à ton regard

Et tu les regardes avec un air de pitié

En leur disant

Recueillez-moi, je suis perdu

 

Après mise au point collective dans la classe, cette ébauche est devenue :

 

SANS AMI

Chien de détresse

Chien perdu dans le soir

 

Tu aboies tristement

La gueule tendue

Vers le ciel

Les bougies de la nuit

Éclairent ta peine

Solitaire

Et tes yeux brillent

D'une larme d'espoir

 

Chien perdu dans la nuit

Lourd de peine

Tu cries aux hommes

Ton besoin d'amitié

 

Christian

 

Et vous aurez des enfants qui pousseront plus profondément leur quête affective pour vous offrir de vrais poèmes, de ces réussites, comme nous en avons publié dans Les Enfants Poètes, qui ne déshonoreraient pas des écrivains de talent.

Voici ce que m'apporte Franklin, grand garçon de douze ans, très sensible, mais affecté d'un gros retard scolaire :

 

MON CŒUR

 

Mon cœur, d'après moi

Est un carnet de bord rouge

Pour moi il représente

Tout le bien que j'ai fait

Tout le bonheur que j'ai eu

C'est pour cela que mon cœur m'est très cher

Et s'il fallait l'abandonner

Je n'en serai jamais consolé

Car c'est dans mon cœur que tout est gravé

Par le plus habile graveur qui soit au monde

Parfois, quand j'ai le cafard

Je vais dans un coin

Seul et en cachette

Je me. rappelle mon bonheur

En tournant soigneusement

Les pages de mon cœur

 

II nous a été facile d'en tirer ce poème :

 

Mon cœur

 

Est un carnet de bord rouge

Sur lequel est gravé

Tout le bien que j'ai fait

Le bonheur que j'ai eu

La liste de mes rêves

Parfois

Dans les moments de peine

Seul dans un coin

Comme en cachette

Je me rappelle mon bonheur

En tournant soigneusement

Les pages de mon cœur

 

Franklin

 

Essayez. Tout journal scolaire pourrait contenir au moins un ou deux poèmes.

J'ajoute que, je ne sais pourquoi, de tels poèmes d'enfants jouissent toujours d'un étonnant prestige, tant dans nos classes qu'auprès des parents. On semble comprendre que ce sont là œuvres de choix, qui mobilisent ce qu'il y a de meilleur et de plus haut dans l'intelligence et le cœur de nos enfants.

 

 

L’exploitation pédagogique du texte libre

 

 

Si même le texte libre arrêtait là son histoire, son introduction dans le circuit normal de notre école publique serait déjà un événement d'importance. Il y apporterait un peu d'air du large, en même temps qu'une orientation très nette de notre effort dans le sens des besoins fonctionnels de nos enfants. Sa pratique nous permet enfin de dépasser, pour l'étude du français, le règne de la théorie et d'accéder à la construction vivante, à même le milieu, de notre langue.

Mais on comprendra aussi que nous ne puissions pas refermer cette porte un instant entr'ouverte, et que nous tâchions au contraire d'en faire une large baie qui éclairera et renforcera tout notre comportement éducatif.

C'est ce que nous appelons l'exploitation pédagogique du texte libre. C'est-à-dire l'utilisation maximum de ce texte libre pour la culture que nous voulons promouvoir.

Nous allons indiquer la progression possible de cette exploitation, progression qui est conditionnée et ralentie seulement par l'inexpérience technique des éducateurs et l'absence plus ou moins totale des outils nouveaux qui la rendraient efficaces.

 

1°. — Journal scolaire manuscrit :

Chaque élève a un cahier spécial sur lequel il copie le texte choisi et mis au point. A la fin du mois, le journal est adressé aux correspondants.

2°. — Échange interscolaire :

Demander à notre service qui vous intégrera à une équipe et vous attribuera les correspondants désirés.

3°. — Journal limographié: avec notre limographe Freinet bon marché, à volet interchangeable, ou avec notre limographe automatique.

4°. — Journal imprimé :

5°. — Dessins reproduits sur lino, avec le texticroche, avec le limographe.

6°. — Confection d'albums à exposer et à envoyer aux correspondants.

7°. — Après chaque texte libre au tableau : chasse aux mots (exercice de vocabulaire en partant du texte).

8°. — Après chaque texte aussi, observations et exercices de grammaire.

9°. — Selon le thème :

enquêtes dans le village ;

recherches d'histoire et de géographie ;

travaux scientifiques ;

conférences ;

calcul vivant.

Au fur et a mesure que vous avancerez dans ces techniques d’exploitation pédagogique, vous dépasserez le stade du texte libre pour accéder aux techniques de l’École Moderne.

Vous aurez votre coopérative scolaire qui gérera et enrichira vos ateliers et vos installations ; vous commencerez la réalisation du Fichier Scolaire Coopératif qui deviendra bien vite un des outils essentiels de votre classe, avec la belle et riche collection Bibliothèque de Travail.

Vous pourrez alors lancer vos élèves dans les Plans de travail et les Conférences. Vous utiliserez les Fichiers auto correctifs. Vous pratiquerez le Dessin libre. Votre classe sera la ruche où le travail, l'ordre et la discipline deviennent les normes mêmes de la vie triomphante.

La technique du Texte libre ne saurait se suffire à elle-même. Elle n'est qu'une étape, immédiatement possible dans toutes les écoles françaises et d'ailleurs officiellement recommandée, vers la pédagogie Freinet dont des milliers d'écoles à travers la France peuvent vous dire les vertus.

Nous souhaitons qu'en fermant ce modeste livre vous sentiez votre esprit s'ouvrir au vent nouveau de l’École moderne.

C. FREINET

 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

AVANT-PROPOS

* Un peu d'histoire.  

 

LE TEXTE LIBRE, BASE D'UNE PEDAGOGIE VIVANTE

* Le texte libre doit être vraiment libre

* Le texte libre doit être motivé

* Le texte libre ne doit pas être un à-côté de votre travail scolaire

 

A L'ÉCOLE MATERNELLE ET DANS LA CLASSE ENFANTINE

* Le texte libre oral

* Le texte libre écrit

 

AUX COURS PREPARATOIRE, ELEMENTAIRE, MOYEN ET SUPERIEUR

* Rédaction libre des textes

* Choix du texte

* Mise au point du texte

Quelques exemples de mise au point des textes

 

LA QUALITE DES TEXTES D'ENFANTS

* Comment, dans nos classes, accéder au poème?

 

L'EXPLOITATION PEDAGOGIQUE DU TEXTE LIBRE