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Expression libre en espagnol

Dans :  Principes pédagogiques › 
Mai 1983
Expression libre en espagnol
 
Texte mis au point dans un sous-groupe de l'E.P.I. (2) Ain - Doubs - Jura - Savoie avec la participation de Francine Chatelet (secondaire), Elizabeth Henne (éducatrice) Marie-Paule Lager (éducatrice), Dominique Leyris (secondaire), Françoise Thébaudin (primaire).
 (2) Equipe de pédagogie institutionnelle
Novembre 1981 - Mai 1982
 
Prof d'espagnol, j'enseigne depuis 10 ans dans le second cycle. . . Je n'aime pas m'ennuyer, je ne supporte pas de travailler avec des adolescents au visage inexpressif et lassé. Je préfère les élèves vivants et présents ; dans chaque classe, je tente de mettre en place une vie coopérative et l'institution “conseil”.
 
Chaque année, j'ai envie, avec eux, d'enraciner un peu plus dans leur vécu cette langue étrangère que je dois leur enseigner : correspondance de classe à classe avec un lycée espagnol, entraînement à la prise de parole, expression personnelle écrite. Cette année, je me propose d'approfondir cette voie. Je pense au dossier publié par la Brèche : “Des jeux pour animer un groupe”.
 
24 septembre 1981 :
Premier cours, première rencontre avec ces 24 adolescents de seconde (15-16 ans).
Après avoir demandé les renseignements d'usage, je donne la consigne : “Prenez une feuille. Décrivez un moment que j'ai aimé en cours de langue au cours de ma scolarité. - Un moment que je n'ai pas aimé.”
Les feuilles sont ramassées puis redistribuées au hasard pour lecture à haute voix.
Le groupe (12 filles plutôt silencieuses, 12 garçons plutôt bruyants) prend vie. L'écoute est bonne. On rit beaucoup. D'emblée, j'aime cette ambiance où les garçons impriment leur humour, leur franc-parler.
Au fil des jours, le travail de la classe se construit : apprentissage grammatical, expression orale, expression écrite dirigée et démarrage de la correspondance. Deux ou trois fois, à la fin d'un cours, nous commençons un “jeu” que nous n'avons jamais le temps de finir : cadavre exquis, questions réponses.
 
22 octobre :
Je décide de faire une “grande séance de jeux” avec l'espoir d'aboutir à la production de textes personnels. En fait, la séance s'étalera sur 30 mn + 50 mn le lendemain.
 Je propose en espagnol un début de phrase que chacun a pour consigne de compléter par écrit :
- " UNA NOCHE DE VERANO DONDE
   HAYLA LUNA LIENA...
- Une nuit d'été où il y a pleine lune. . . "
- " CUANDO ME DESPIERTO. . .
Lorsque je me réveille. . . "
Au moment de la lecture à haute voix, ils demandent à échanger leurs feuilles, ce que je n'avais pas prévu. J'hésite, j'accepte.
Tiens ! Ils réclament l'anonymat ? Qu'ont-ils donc à dire ? L'anonymat favoriserait-il l'expression libre ?
 
Environ un tiers des réponses provoquent une excitation croissante, un défoulement général : le même élève est ridiculisé à plusieurs reprises ; le contenu scatologique ou sexuel de certaines réponses engendre le rire : “Quand je me réveille, je me fais une branlette. . . tu me fais une pipe.”
C'est le défoulement. L'excitation est grande. Il y a malaise, je suis gênée.
Le rire serait-il une réaction de défense devant l'angoisse ? (Absence de règles de sécurité, de limites).
 
Qu'est devenu mon objectif d'expression personnelle ? Le discours provocateur de quelques-uns devient le seul mode d'expression.
Quelle expression pour quelle écoute ?
 
Les textes sont écrits dans un espagnol plus que douteux : je suis remise en cause en tant que prof ; je mesure les limites de mes connaissances.
J'essaie de “garder une contenance”. En fait, je suis très mal à l'aise ; pour continuer, je propose le “jeu” : “Le premier écrit une question commençant par POURQUOI ? . . . Puis, il replie la feuille de façon à cacher ce qu'il a écrit. Le suivant doit compléter : PARCE QUE... ”
 
Echange de feuilles. Le registre ayant été donné, le défoulement continue, l'excitation est à son comble.
Comment récupérer la situation ?
 
Je propose à chacun d'écrire quelques lignes à partir de 10 mots choisis par eux et écrits au tableau. Je censure seulement le nom de l'élève choisi comme tête de turc.
TENGO LOS HUEVOS DE IR A GRANADA EN TREN PORQUE NO SE PUEDE MEAR y ES PROHIBIDO ASOMARSE A LAS VENTANAS. PERO ME GUSTA GRANADA PORQUE ES UNA GRANDE CIUDAD. y PODEMOS HACER JUEGOS PELOGROSOS. ESPERAMOS QUE LOS CHltOS TENGAN EL PELO MORENO, PORQUE LOS ESPANOLES SON MUY GUAPOS CON EL PELO MORENO.
" J'ai les boules d'aller à Grenade en train, parce qu'on ne peut pas pisser et il est interdit de se pencher aux fenêtres. Mais j'aime Grenade parce que c'est une grande ville. Et nous pouvons faire des jeux dangereux. Nous espérons que les garçons auront les cheveux bruns parce que les espagnols sont très beaux avec les cheveux bruns. "
? PORQUE ME GUSTA IR A LA GRANDE CIUDAD DE GRANADA ? PORQUE MEAR EN LA CALLE NO ESTA PROHIBIDO NI TAMPOCO JUGAR CON UN HUEVO Y CON EL PELO. TODAS ESTAS COSAS NO SON PELIGROSAS.
" Pourquoi j'aime aller dans la grande ville de Grenade ? Parce que pisser dans la rue n'est pas interdit, ni non plus jouer avec un œuf et avec les cheveux. Toutes ces choses ne sont pas dangereuses. "
Qui parle ? Les auteurs ? Les parents ? Le prof ? La société ?
 
" Ah! Ah! Elle veut nous débloquer, nous allons voir ça... "
Si seulement EXPRESSION LIBRE était un mot magique qu'il suffisait d'évoquer pour arriver aux résultats escomptés ! Non mais, et la réalité ? . . . Bien protégés derrière ces quelques lignes anonymes, ils détournent mon “jeu” et instaurent le leur. Ma belle assurance, mon pouvoir, ma belle image de prof “copain-copain” en prend un coup...
Au fait, qu'est-ce qui est libre dans tout ça ? Liberté de se faire piéger par de prétendus jeux d'expression ? Pas fous, les jeunes savent bien que le risque est gros : causez, causez, et puis, après ?..
Que faire ?
Je sors du cours, épuisée. J'ai peur. Heureusement, il y a le week-end pour décanter .
Vais-je opérer une rupture radicale, imposer des exercices bien scolaires ? Ou bien vais-je tenter d'utiliser ce qui s'est passé pour une production écrite ?
Non, je n'abandonne pas.
 
6 octobre :
En arrivant en classe, je leur lis un choix de poèmes d'adolescents (tirés de GERBE sur l'école) et leur demande d'écrire un texte, comme ils veulent : de préférence en espagnol et seul ; mais s'ils le désirent, en français et à deux. Ceux qui ne l'ont pas fini à la fin du cours me l'apportent au cours suivant.
Je mets quelque chose entre eux et moi. Ils doivent non seulement créer, travailler selon certaines règles, mais aussi quitter le masque confortable de l'anonymat.
Ils écrivent des textes personnels, variés, qui me plaisent :
! HOMBRE !
HOMBRE, ? QUE PASA ?
? PORQUE LLORAS ? ES TU MUJER ?
? TU TRABAJO ? ?O LOS CHICOS ?
HOMBRE, DIME LO QUE PA SA.
? PORQUE ESTAS ENFADADO ?
? ES MI CULPA ?
HOMBRE DIMELO QUE PA SA.
--, ESCUCHA NINA. ESCUCHA LO QUE PASA.
MIRA MI VIDA, MIRA ME.
MIRA QUIEN SOY YO, UN VIEJO, Y ?
QUE MAS ? NA DA.
SOY UN POBRECITO Y QUlZAS MANANA ESTE EN OTRO MUNDO. MIRA, NINA, MIRA MIS MANOS, MIRA LA GENTE. Y UN DIA COMPRENDERAS.
- EXPLICAME, HOMBRE, ? QUE HA Y QUE COMPRENDER ?
EL HOMBRE NO RESPONDE, SU MIRADA ES CERRADA, SU CARA PARECE TRISTE.
- ? QUE PASA ?HOMBRE.
EL HOMBRE HA MUERTO. LA NINA LLORA DICIENDO.
" DIME TU L a QUE PASA "
PERO NINGUNO RESPONDE.
A. VIVIANE.
" Homme !
- Homme, Que se passe-t-iI ?
- Pourquoi pleures-tu ? C'est ta femme, ton travail, ou tes enfants ?
Homme dis-moi ce qui se passe ?
Pourquoi es-tu en colère ?
Est-ce ma faute ?
Homme, es-tu malade ? Veux-tu une infusion ?
Homme, dis-moi ce qui se passe.
- Ecoute, fillette. Ecoute ce qui se passe.
Regarde qui je suis, moi ; un vieux, et quoi d'autre ? Rien.
Je suis un malheureux, et peut-être demain je serai dans un autre monde.
Regarde fillette, regarde mes mains, regarde les gens, et un jour tu comprendras.
- Explique-moi, homme, que faut-il comprendre ?
L 'homme ne répond pas, son regard est fermé, son visage paraÎt triste.
- Que se passe-t-il, homme ?
L 'homme est mort. La fillette pleure en disant : "Dis-moi, toi, ce qui se passe ".
Mais personne ne répond. "
 
Cette production est photocopiée pour tous les élèves. Lors d'une autre séance, nous faisons un choix de textes.
Certes, le journal de la classe n'a pas abouti. Par contre, les textes choisis ont été envoyés aux correspondants et les élèves espagnols renvoient à leur tour un choix de poèmes d'auteurs consacrés, et d'autres écrits par eux.
Une impulsion a été donnée. Tout au long de l'année les élèves produisent des textes et je prendrai un vif plaisir à les corriger . C'est déjà pas mal, non ?
Expérience limitée, dans un temps donné. Puis-je parler d'expression libre ? Peut-être est-ce un début. . .
La classe a-t-elle “embrayé sur la vie” ?
 
Ce texte a été publié dans le n° 207-208 des Cahiers Pédagogiques.
Claudie FAVIER  01210 FERNEY- VOLTAIRE