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Ce que nous sommes; ce que nous voulons (2)

Novembre 1974

2.Notre vraie richesse: notre travail

 

Nous vivons un temps où tout se complexifie : la formule peut paraître banale et a sûrement été employée en d'autres époques !

 

Pourtant deux constatations nous incitent à l'utiliser tout de même : nous vivons un temps où nous sommes plus nombreux que jamais et où tout ce monde reçoit une somme d'informations jamais égalée. Et beaucoup de monde rassemblé, beaucoup d'informations en désordre, cela fait encore davantage...

 

Alors, dans ce temps, est-i! trop ambitieux de savoir un peu où nous en sommes ?

 

Nos richesses.

 

Les rencontres et les stages de cet été, ceux auxquels nous avons pu participer et ceux dont nous avons donné les nombreux comptes rendus, ont une fois de plus, par leur nombre et par la diversité de leurs conceptions, montré la variété, la grande richesse de possibilités qui existe dans notre mouvement.

 

C'est bien là un témoignage de vie et de vitalité, l'assurance qu'un mouvement est en marche et que des forces existent pour poursuivre cette marche.

 

Pourtant, nous n'avons pu éviter de vivre certains moments où richesse et diversité deviennent synonymes de confusion, où le bouillonnement de la vie ne fait plus la différence entre ses réussites et ses contradictions, où, il nous a du moins semblé, un peu de recul et d'analyse deviennent indispensables pour ne plus confondre la boussole et la direction qu'elle indique,

 

Leur inventaire. Cette délicate tentative de clarification, cette halte pour un moment faire le point, nous l'avons plusieurs fois envisagée, voire souhaitée, mais elle était de plus en plus difficile à réaliser, tant il est devenu courant de taxer celui qui essaie de voir où il va et de prévoir son itinéraire, celui qui s'accepte et se respecte autant qu'il accepte et respecte les autres, de le taxer donc de fossile ou moins brutalement de timoré ou de rétrograde, sinon d'intellectuel ou de penseur...

 

Comme Robert Poitrenaud et Maurice Marteau l'ont fait au niveau de nos moyens, il apparaît important qu'au niveau de notre pédagogie, de notre comportement, se reprécisent les données, les coordonnées hors desquelles les portes s'ouvrent sur l'amalgame et la confusion, sur la démagogie ou la dilution de nos forces en un temps où nous avons besoin de tout autre chose — et ce dans la perspective déjà exprimée où C.E.L. et I.C.E.M. ne font qu'un : l'un ne pouvant exister sans l'autre.

 

Mais dans cette démarche de clarification, de mesure de l'adéquation entre nos forces et nos projets, la marge est étroite pour ne pas remettre un pied dans le dogmatisme, pour ne pas avancer une vérité que personne ne nous a révélée, pour rester dans la seule voie d'une recherche lucide, ni béatement optimiste, ni désespérée.

 

C'est pour cela d'ailleurs que nous parlons de marche et non de but, d'options et non de décisions et que notre besoin de comprendre s'exprimera souvent en forme de questions.

 

L'expression libre. Nous parlons d'expression libre. Nous croyons encore que c'est en partant de l'expression de l'enfant que nous partons effectivement de l'état exact où il se trouve au moment où il s'exprime et que c'est de là que s'établiront les meilleures motivations, que se dessineront les meilleures trajectoires. Et l'expérience nous montre que cette libre expression reste indispensable. Mais dans ce vocable expression libre, il y a : libre. Et cet adjectif à la longue histoire, exerce encore une fascination très grande qui nous empêche, nous fait oublier de le regarder à deux fois et de plus près : conditionnés que nous avons été par un certain vécu, ne nous arrive-t-il pas, par simple attitude de réaction, d'accorder des vertus excessives à ce qui n'est qu'une idée, qu'une facette— la plus séduisante certes — d'une réalité bien plus complexe ?

 

L'expression libre peut-elle être plus qu'un point de départ, autre chose que ce moment où. accueilli et sécurisé, un individu peut laisser apparaître en même temps ses forces et ses aliénations, sa volonté de grandir et ce qui l'en empêche, ou bien encore, comme on le dirait aujourd'hui, sa place exacte entre le désir et le pouvoir ?

 

Alors cette expression libre ne peut rester une seule expression : il est indispensable qu'elle permette à l'individu de s'engager dans le champ du réel, en termes d'évolution, et ce, par la démarche que nous appelons le tâtonnement expérimental avec l'inséparable part du maître.

 

Le tâtonnement expérimental En effet, nous parlons aussi de tâtonnement expérimental, mais comme d'un processus par lequel un être se construit et non d'un processus qui se justifie de lui-même et s'exerce pour la seule satisfaction du tâtonnement. Freinet l'a d'ailleurs défini, inscrit dans une série de lois, tirées de l'expérience et destinées à l'enrichir où il apparaît clairement que ce tâtonnement de l'être s'établit et se rectifie par la critique permanente des faits et des personnes qui entourent tout individu, par le jeu subtil des recours-barrières, renforçant ainsi toute l'importance accordée au milieu : alors devient possible la réussite dont il souligne toute l'importance.

 

L'expérience et les outils. De plus, dans la pensée de Freinet, ce tâtonnement ne s'exerce jamais à vide, ou sur tes mots seuls ; de là la part très grande qu'il donne à l'expérience, aux outils qui la permettent. Car c'est eux, par ces objets ayant forme, existence réelle et rôle précis à remplir, avec des exigences hors desquelles il n'y a pas de réussite possible, que les cheminements perdent leur dépendance vis-à-vis des idées, des hypothèses et même des hommes, pour gagner sur la réalité, pour progresser vraiment.

 

Ne sommes-nous pas souvent tentés de brûler les étapes, d'éviter ou d'écourter cette confrontation avec le matériel, avec la réalité, hâtivement séduits par le pouvoir des mots, surtout des plus neufs ?

 

Peut-on alors couvrir du terme de tâtonnement expérimental toute attitude de recherche plus ou moins désordonnée, qui refuse ou évite la critique des faits et des personnes, qui n'envisage pas la part indispensable de réussite et qui maintient alors l'individu dans le cercle fermé de ses limites sans lien aucun avec son milieu ?

 

La part du maître. Il nous faut enfin revenir sur notre part du maître. De l'enfant d'abord qui était le souci du mouvement depuis ses origines, il semble que s'est opéré un glissement qui bientôt se traduirait par un nouveau slogan : le maître d'abord. De nombreuses discussions montrent que le déplacement est en cours, il est important de comprendre ce qu'il recouvre.

 

Ou bien nous nous situons par rapport à l'intérêt de l'enfant qui est devant nous et notre travail tend à faire que cet enfant arrive à davantage de santé, de jugement, de savoir et de bonheur. Dans cette perspective, notre fonction n'est pas d'être le modèle, l'exemple, l'incarnation de ce qui est seul possible, mais bien celle d'un médiateur, de celui qui, ayant fait et continuant de faire avec d'autres une analyse de la réalité, peut permettre à l'enfant de se situer à son tour dans une démarche de progrès (et de progrès sur nous, par rapport à nous), dans laquelle il sera moins vulnérable. N'est-il pas absurde de refuser ou de nier un pouvoir que l'adulte a effectivement, si ce pouvoir permet d'armer l'enfant à son tour du pouvoir qui vient du savoir lire, de savoir raisonner, de savoir parler,de savoir vivre avec les autres ? La plus grande exigence que nous devons seulement maintenir n'est-elle pas d'accepter lucidement ce pouvoir, d'en cerner les limites et de ne pas en abuser ? Et cela peut-on le faire seul, sans qu'à notre tour une vie de groupe nous l'apprenne ?

 

Notre pratique pédagogique est notre force. Ou bien alors, nous nous situons par rapport à quelque visée d'ordre idéologique OU politique et notre travail est déterminé par des choix hypothétiques sur lesquels l'enfant qui est là, n'a pas été consulté. Que par ses options et la pratique d'une pédagogie libératrice, l'I.C.E.M, représente une force politique et que cette force puisse s'associer à d'autres dans le combat politique qui concerne tous les citoyens, c'est certain. Mais que l'I.C.E.M. puisse avoir un jour les méthodes et les buts d'un groupement politique est fondamentalement contradictoire avec sa volonté de permettre à l'enfant et à l'adolescent de se construire l'autonomie suffisante pour s'engager eux-mêmes dans la lutte pour la société qui garantira au mieux leur épanouissement, au moment qui sera le leur.

 

Nous rencontrons enfin des camarades, des maîtres, qui, pour avoir soudain pris conscience d'aliénations trop longtemps supportées, se placent en situation de réaction violente et radicale contre les sources de ces aliénations. Partant, ils estiment insupportable pour leurs élèves ce qui l'est devenu pour eux, et c'est alors que l'expression libre et le tâtonnement expérimental, comme la part du maître, deviennent des notions sans nuances, étirées dangereusement par le mouvement extrême d'une grande révolte ou d'une difficulté personnelle.

 

Parce qu'on nous a appris les mathématiques, la physique ou la poésie par des procédés aberrants, faut-il tirer un trait sur vingt siècles d'histoire de la pensée humaine ? Parce que nous avons souffert des manifestations d'une autorité excessive, allons-nous lui préférer l'abandon pur et simple ? Parce que nous découvrons que nos familles n'avaient rien d'idéal en regard des analyses aujourd'hui possibles, faut-il nier pour autant le besoin de sécurité qui marque chaque individu ? Parce que le travail a pris, à peu près partout, l'allure d'une corvée au service d'une société de profit, faut-il s'extraire de cette société ou bien la transformer ? Parce qu'une bureaucratie sans imagination et une censure idiote montrent toujours leurs figures, faut-il pour autant nier la nécessité des niveaux d'organisation (dont la vie donne elle-même le plus bel exemple) et le besoin de cohérence ?

 

L'éducation du travail,   L'I.C.E.M. a été jusqu'à ce Jour un mouvement, un chantier de réalisations pédagogiques, un regroupement de travailleurs qui, ici et maintenant, pied à pied, chaque jour, cherchaient à faire que l'école serve toutes les potentialités des enfants, par la voie d'outils et de techniques de travail élaborées en commun dans les pistes ouvertes par Freinet. Il a été un mouvement de travailleurs où les différences étaient acceptées, où la hiérarchie — les niveaux d'organisation — naissaient du seul travail et de ses exigences, où les témoignages d'expériences étaient l'aliment des réflexions et des recherches avant les traités théoriques. Doit-il le rester ?