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Le matérialisme en pédagogie

Novembre 1974

 Certains termes reviennent souvent dans notre bouche et sous notre plume, qui risquent, si nous n'y prenons garde, de devenir les formules toutes faites d'un dictionnaire des idées reçues de l'école moderne et il est nécessaire de les nettoyer de la patine des habitudes pour voir si elles gardent une valeur toujours actuelle.
Des termes comme matérialisme scolaire, primauté de l'outil, médiation par l'outil — que certains mettent en question au sein même de notre mouvement — font partie de ces formules qu'il ne serait pas inutile de décaper un peu. En effet, de même qu'une interprétation littérale de la pédagogie active a pu faire croire que l'important était d'agir, de manipuler, de même on pourrait se laisser glisser de matérialisme à matériel et ne voir le problème que sous l'angle de l'outil manufacturé, à la limite du gadget pédagogique. Le matérialisme de Freinet est autre chose.

Matérialisme contre verbalisme. Dès le début ( 1 ), Freinet se démarque des pédagogues idéalistes qui prétendent changer l'école avec des idées, parfois généreuses et sincères, parfois mystificatrices. Il prend là, et ce sera un choix définitif, une position qu'on a souvent décrite comme anti-intellectualiste et qui est plus précisément anti-verbaliste, car il refuse te monopole du langage à exprimer les idées. Pour lui la philosophie pédagogique du début du siècle ne peut se ramener à des paroles ou a des écrits mais se trouve matérialisée dans des outils, des techniques, des structures et des institutions. Il est très caractéristique que l'Université ne se soit jamais préoccupée que des doctrines véhiculées par les livres, jamais de celles qui sont cristallisées dans un règlement intérieur de lycée, dans l'architecture d'une école, dans la hauteur d'une porte de cabinet (2).

Freinet est l'un des premiers et des rares éducateurs à se préoccuper des infrastructures du système éducatif. La plupart des autres, y compris beaucoup de marxistes, raisonnent uniquement au niveau des superstructures idéologiques ; bien sûr lorsqu'ils affirment qu'un changement de régime politique est indispensable à la transformation de l'école, ils s'attaquent aux infrastructures de la société mais pas à celles de l'école qu'ils ne remettent pas forcément en cause. C'est pourtant sur celles-ci que Freinet va exercer sa réflexion et son action.

L'estrade et le manuel scolaire. Au début de la IIIe République, l'école laïque ouverte à tous a triomphé de la mainmise cléricale. Elle proclame son refus du dogmatisme et de l'autoritarisme, reprenant des idées que développaient déjà Montaigne et Rousseau. Or Freinet, revenant de cette guerre de 14-18 qu'on prétendait la « der des der », doit constater que l'école républicaine a largement participé à l'endoctrinement belliciste et qu'elle est donc loin d'appliquer les conceptions qu'elle prétend incarner. Poussant plus loin l'analyse, il découvre que malgré son anticléricalisme, l'école laïque a conservé la chaire sous la forme de l'estrade magistrale et le catéchisme sous la forme du manuel scolaire.
Et Freinet part en guerre dès le début contre ces deux attributs du dogmatisme. Certains veulent y voir un acte purement symbolique maïs il faut y regarder de plus près. L'enseignant, seul adulte au milieu d'un groupe d'enfants, est déjà par sa taille, son âge, son expérience, celui qui domine et parfois fait peur maigre lui (3) ; mais cela ne suffit pas, il est nécessaire de jucher son bureau au dessus des pupitres des élèves afin que ceux-ci comprennent bien que tout ce qui sera dit d'important viendra de la bouche du « maître » (étymologiquement » celui qui est au-dessus » ) et que du haut de son mirador ce dernier épie et sanctionne la moindre de leurs défaillances, La décision de Freinet de s'installer parmi les élèves, de renoncer à l'estrade, soit en la démolissant, soit en la gardant comme tréteau accessible à tous ceux qui ont quelque chose à montrer, va beaucoup plus loin qu'un geste spectaculaire, elle introduit une nouvelle topologie de l'éducation, indépendamment de l'attitude personnelle de l'éducateur.
La condamnation du manuel scolaire relève du même constat : sa situation de livre unique dans sa discipline en fait, indépendamment de son contenu, l'outil du dogmatisme. Lorsqu'une conception pédagogique nouvelle, une présentation plus agréable font ressembler certain manuel aux autres livres de librairie, il ne perd sa nocivité de catéchisme laïc que dans la mesure où, cessant d'être le livre unique possédé par chaque élève, il prend place aux côtés des autres livres dans la bibliothèque de la classe.
1) Relire A cet effet * Naissance d'une pédagogie populaire * (Maspéro).

2) Personnellement, les plus longs discours m'en apprendront moins sur l'idéologie de l'école en matière sexuelle qu'un coup d’œil sur les W.C.
3) Voir l'article de J. Chassanne dans L'Educateur No 2 du 5-10-1974.

outil : une intention matérialisée. De proche en proche, Freinet en arrivera à réexaminer tous les outils de l'école et toutes les techniques de travail liées à l'utilisation de ces outils, notamment ceux qui n'existent qu'à l'école et qui obligent à se demander pourquoi ils y ont été introduits ou pourquoi ils y ont survécu. Car l'outil, la technique, voire le rite pédagogique sont sous-tendue par une conception implicite qui continue à exercer son influence même lorsqu'on ne la discerne plus clairement.
Le tableau noir est un support de la matérialisation éphémère de la pensée, presque une concession de l'orateur à laisser quelques traces matérielles bien vite effacées. (« Dépêchez-vous de caser cela dans votre mémoire, car bientôt le tableau redeviendra vierge. » (4).
L'ardoise illustre ce même principe en sens inverse matérialisant une forme d'exercices qui peut se répéter à volonté sans laisser de traces. Et l'analogie de certaines séances lamartinière avec le maniement d'arme de la caserne feront parler Freinet de l'« inutile travail de soldat ».
Entendons-nous bien, il ne s'agit pas de jeter aux flammes tableaux noirs et ardoises mais de prendre conscience de leurs réelles limites d'outils et les camarades de C.P, qui transcrivent les textes sur des feuilles affichées en classe sont bien conscients de cette réalité.
On retrouve le même problème avec le « cahier du jour » destiné à ce que l'enfant y transcrive, en tremblant d'y faire une tache ou une rature, le brouillon qu'il supprimera. Les camarades qui s'attachent à retrouver les tâtonnements des enfants, inscrits sur un carnet de textes libres ou de recherches mathématiques et qui permettent que les aboutissements soient recopiés sur les feuilles indépendantes d'un classeur ou sur un album, procèdent d'une autre philosophie de l'éducation, même s'ils ne sont pas conscients de la portée idéologique des outils qu'ils utilisent.

Nouveaux outils, nouvelles techniques, nouvelles attitudes.
Dès lors, Freinet va rechercher la transformation de l'éducation, non pas en demandant aux éducateurs de changer leur relation avec les enfants mais en introduisant des outils et des techniques qui vont contribuer à transformer cette relation. Car il ne suffit pas de susciter de bonnes intentions chez des enseignants qui ne connaissent et n'appliquent que la seule technique de l'enseignement traditionnel : exposé magistral oral suivi de contrôle de la mémorisation à court terme. Il peut y avoir des variantes ides additifs visuels et audiovisuels dans l'exposé, l'interrogation orale où la bonne question appelle la seule bonne réponse qu'elle souffle partiellement si nécessaire, l'interrogation écrite, l'exercice immédiat en classe ou reporté à la maison, l'interrogation décalée après mémorisation de la leçon). en fait il n'y a qu'un seul schéma de relation.
L'expression libre, l'imprimerie, le journal scolaire, la correspondance, la libre recherche introduisent d'autres schémas de relations qui ne passent pas tous par le maître et ceci est loin d'être négligeable car le but de la pédagogie Freinet est avant tout de faire des enfants des êtres autonomes. Qu'on ne s'y trompe pas, les fichiers autocorrectifs n'ont pas été créés pour libérer le maître pour qu'il se consacre à quelques-uns (en pédagogie traditionnelle on utilise pour cela la pâte à modeler ou à la limite, l'exercice-pensum) mais pour libérer les enfants de la tutelle du maître qui détenait le monopole de la correction, et de celle du groupe dans les exercices collectifs. Qu'on ne dise pas : « un maître à la hauteur, ayant peu d'élèves, peut se passer de ces outils », le maître sans doute, les enfants c'est moins certain.
Bien sur il est toujours possible d'utiliser un outil sans respecter l'esprit qui le sous-tend, on n'empêchera pas les ignorants ou les imbéciles de vouloir visser avec un ciseau à bois. Mais bien souvent ce qui irrite nos camarades, c'est plutôt la sous-utilisation de l'outil qu'on emploie superficiellement. Ce n'est donc pas l'outil qui est limité ou dangereux mais la conscience des choix idéologiques qu'il recouvre qui n'est pas assez claire. Ce n'est donc pas en attachant moins d'importance à l'outil qu'on résoudra le problème mais au contraire en réfléchissant sur toutes ses implications.

Les rites et les mythes scolaires sont aussi à reconsidérer.
Poursuivant l'analyse, on s'apercevra que la plupart des rites pédagogiques auxquels on sacrifie souvent sans y penser sont lourds d'idéologie et qu'il est important de les remettre en cause et d'apporter d'autres solutions. A la suite de Baudelot et Establet (5), on a largement parlé de la séparation des cir­cuits primaire-professionnel et secondaire-supérieur, mais il ne s'agit là que de l'une des applications du mythe plus général de l'homogénéité du groupe-classe, notion confuse qui recouvre aussi bien les figes, les potentialités intellectuelles, les rythmes d'acquisition, les connaissances déjà assimilées. Comme une telle homogénéité ne peut exister, l'école s'enferre dans les écrémages sélectifs, les filières ségrégatives. Il faut bien voir la hantise du métissage socio-culturel qui empêche tant de gens, même progressistes, d'admettre cette réalité : tout groupe étant fatalement hétérogène, il faut abandonner le monolithisme pédagogique et mêler tous les enfants dans des groupes de vie pouvant éclater ou se souder dans des activités multiformes (ateliers, travail indépendant).
Il faut bien voir aussi le caractère arbitraire de certaines habitudes : le monolithisme de l'année scolaire, seule unité comptabilisable (elle est réussie ou redoublée en bloc), la conception du programme par tranches annuelles (et pourquoi pas mensuelles ou trimestrielles ?), la progression du programme qui veut faire passer pour rigoureux ce qui est purement conventionnel (comparer notamment les progression des programmes de math anciens et récents), la notation chiffrée, la moyenne, les coefficients, sans lesquels classements et examens ne sauraient survivre.
Il faut montrer les intentions qui ont sous-tendu l'introduction de tous ces rites mais cela ne suffit pas, il est nécessaire de rechercher et d'expérimenter les techniques, les outils qui permettront d'instaurer d'autres habitudes. A cette condition, et à cette condition seulement, ce que nous dirons de l'enfant, de sa psychologie, de notre pédagogie, sera autre chose que du bavardage.
4) L'image des élèves d'Einstein démontant et vernissant le tableau après une démonstration particulièrement brillante du savant révèle bien le hiatus entre le génie créateur et l'outil utilisé.
5) Voir « L'école capitaliste en France » (Maspéro).