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Décembre 1974

De Cuba vient de nous arriver la triste nouvelle de la mort de notre grand ami Herminio Almendros. C'est un deuil qui, en même temps qu'il nous attriste, ravive le nôtre, vieux déjà de quelque huit ans : Almendros et Freinet se ressemblaient comme deux frères, irrémédiablement unis dans la vocation fervente d'éducateurs dupeuple en marche vers l'idéal socialiste. Ils étaient l'un et l'autre de la lignée des conducteurs d'hommes ; excep­tionnels par ce don de soi qui réveille les énergies, par cette façon simple et grande d'organiser sans cesse de nou­velles perspectives qui semblaient toujours être à la portée de la main et, par cela même, suscitaient l'enthou­siasme et l'action héroïque.

 

 

Le destin d'Almendros fut de vivre, tout au long de son existence d'homme, dans le bouillonnement des révo­lutions populaires, à l'instant où tout un peuple porte au maximum la mystique de la liberté : hier les luttes dela République espagnole, aujourd'hui les difficiles victoires de Cuba, demain — du moins Almendros l'espérait —le réveil de l'Espagne rejetant fièrement l'étreinte de la tyrannie franquiste. Itinéraire plein de grandeur qui sup­pose d'incessantes luttes et un courage entrant souvent de plain-pied dans l'héroïsme.

 

 

C'est après sa rencontre avec Freinet, à l'occasion d'une conférence que celui-ci fit à Barcelone en 1935, qu'Almendros, inspecteur de l'enseignement, va prendre en charge la mise en marche de la pédagogie Freinet en Espagne. En homme d'idéal et d'action, Almendros acceptait de courir des risques, de s'imposer des efforts sans répit, pour mettre à la portée des instituteurs de la base les techniques libératrices dont il pressentait les potentialités rayon­nantes. Son action militante sut grouper les pionniers les plus audacieux. Tout de suite fut créée la Coopérative de la Technique Freinet, qui groupait ceux que l'on appelait les "Frénétistes", tels que Omella et Benarges, fusillés peu après par les franquistes.

 

 

Bientôt la guerre éclata avec tous les bouleversements tragiques imposés à la vie des hommes, dans une mobilisa­tion permanente de la lutte pour la liberté : un mot prestigieux qui prend soudain l'ampleur et la passion d'un ralliement souverain.

 

 

C'est dans ce tourbillon de forces populaires conjuguées, d'action héroïque et imaginative, que fut réalisée, en1937, sous la direction d'Herminio Almendros devenu Inspecteur Général de Catalogne, l'Ecole Nouvelle unifiée de Catalogne. Ainsi, en pleine bataille, les éducateurs les plus lucides donnaient le meilleur d'eux-mêmes aux généreuses oeuvres de vie.

 

 

C'est dans ce même temps qu'Almendros créa l'Ecole Freinet de Barcelone, où étaient éduqués des orphelins de la guerre libératrice. "Quand nous aurons triomphé — écrivait Herminio — que de belles choses nous réali­serons ! ".

 

 

Les événements trompèrent les espoirs. Ce fut hélas la défaite, la retraite forcée au-dela des frontières. Attardé dans des combats d'arrière garde, pris dans le désarroi des foules fuyant au hasard, Almendros passa tardivement la frontière. Avec des ruses de franc-tireur, il sut éviter les contrôles de police pour gagner notre Ecole Freinet de Vence, refuge permanent d'enfants espagnols. Ce fut, pour nous tous, joie et honneur de l'accueillir ; jours émouvants de l'amitié, chaude présence des enfants d'Espagne se pressant vers lui comme vers un père, lui posant tant et tant de questions sur la guerre d'hier et l'incertitude de demain. Jours de fécondes activités pé­dagogiques mais aussi jours sombres pour le proscrit à qui était refusé tout droit de résidence.

 

 

Enfin, après maintes démarches, Almendros s'embarqua un jour pour Cuba. C'est dans cette île nourrie des pen­sées libertaires de tant d'espagnols déportés au cours des siècles qu'il devait vivre à nouveau les temps tragiques de la Révolution conduite et contrôlée par Fidel Castro. Almendros s'engagea dans la grande aventure avec un élan qui n'avait pas fléchi, car il luttait, comme hier en Catalogne, pour les puissances de vie qui sont puissances de construction. Sa femme. Maria, le rejoignit avec ses trois enfants et la famille, une fois de plus, s'organisa dans la vie militante.

 

 

Universitaire, éducateur de premier ordre, Almendros devait bientôt entrer dans l'équipe de l'Education Natio­nale où ses vues et ses conseils étaient d'un grand poids. C'est ainsi qu'il fit partie de ce tour du monde d'en­quêteurs cubains à la recherche des formes les plus évoluées de l'éducation dans les divers pays. Tout natu­rellement il atterrit à Vence et à Cannes, sièges de la pédagogie Freinet qu'Almendros connaissait si bien.

 

 

Et ce fut, en conclusion, la mise en route dans les diverses écoles cubaines des techniques Freinet dans toutes leurs perspectives pédagogiques et sociales. La réalisation du journal scolaire, donnant la parole à l'enfant du peuple, fut saluée par Castro lui-même comme un élément souple et complexe des rapports nouveaux dans la société nouvelle.

 

 

Almendros s'employa avec passion à faire revivre à Cuba l’œuvre commencée en Catalogne. Il traduisit et fit éditer les livres de Freinet et notamment, par priorité, l'Ecole Moderne Française et le Journal Scolaire, guide pratique d'une pédagogie de masse orientée par le travail et la pensée marxiste.

 

 

Dans ces temps, l'influence d'Almendros sur l'éducation dans les pays d'Amérique Centrale et d'Amérique du Sud ne cessa de grandir et alla aussi s'affirmant la liaison avec ces foyers de pédagogie militante assurés parles disciples de Freinet, Tapia et Redondo.

 

 

Hélas, l'existence d'une petite nation mettant en place une société nouvelle de justice et de fraternité, se débattant sans cesse dans des difficultés économiques face au tout-puissant capitalisme américain, devait fatalement accepter des compromis : ceux qu'exigeait l'aide extérieure. C'est dans ces compromis que sombra la pédagogie Freinet et que furent mises en place des méthodes scolastiques et dogmatiques visant, en apparence, un apprentissage accéléré des connaissances et de la pensée révolutionnaire.

 

 

Almendros, douloureusement touché par la détérioration de son œuvre, n'en continua pas moins à travailler en toute loyauté et tout courage pour la noble cause d'une société fraternelle en laquelle il croyait. La vie héroïque était de son domaine et il était prêt à la poursuivre dans une Espagne nouvelle à laquelle il aurait consacré, à la fin de sa vie, ses pouvoirs d'insondable espérance.

 

 

Tel fut le militant, tel fut l'homme. Telle sera la flamme qui s'éveillera dans le cœur de ceux qui prendront le même chemin.