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Avec ceux que l'on rejette

Mars 1975

 

La présente année scolaire est la troisième depuis la création des classes de 4e et 3e aménagées. Dès la première année, l'expérience m'intéressant, j'ai pu juger des avantages et inconvénients de l'institution. En 71-72 j'avais une 4e, en 72-73 une 3e et une 4e, cette année une 3e. J'ai donc pris pour principe de suivre les élèves sur deux ans. J'ai pu faire équipe, les deux premières années avec une collègue en français et histoire-géographie, qui, bien que ne pratiquant pas les techniques Freinet, travaillait tout de même dans le même esprit. Cette année il nous manquait des professeurs à la rentrée. Comme la répartition se fait entre nous, en attendant la nomination des profs manquants, les 3e aménagées ont eu deux profs : anglais et maths. Pourquoi ? Personne n'en veut. Pourquoi ? Ils dérangent, ne sont pas dociles. Dans une classe «normale» (le terme est souvent employé) il se trouve toujours environ un tiers des élèves qui «comprennent», qui sont capables de vous recracher rapidement ce qu'ils viennent d'ingurgiter : on peut dormir tranquille, la conscience en paix. Mais quand aucun élève ne «comprend» ? Avoir des doutes sur la qualité de son enseignement ? Lèse-majesté ! Dans une classe «normale» il se trouve toujours une majorité d'élèves dociles, capables de supporter sans broncher les discours les plus ennuyeux ; des élèves capables de penser à autre chose quand le prof déblatère, de bons petits hypocrites. Dans une «aménagée» si ce n'est pas intéressant, on le fait savoir. C'est gênant, si on ne peut plus ronronner en paix !
 

 

Et pourtant c'est avec eux que je passe les meilleures heures ! Ayant un ou deux ans de «retard», ils ont un passé scolaire assez perturbé. Ajoutons-y dans la plupart des cas des difficultés d'origine familiale, des manques affectifs. Réussir avec eux est simple : il suffit d'être sincère et de leur apporter ce que leur refusent les autres : un peu de considération. S'ils savent qu'on est là pour les aider à résoudre leurs problèmes — et c'est inutile de le leur dire, ils s'en rendent vite compte — ils sont capables d'apporter beaucoup plus en retour, au moins dans le domaine de la chaleur humaine. Etant plus mûrs, ayant davantage l'expérience de l'échec et des difficultés, une pédagogie de la réussite a plus de chance de porter ses fruits que partout ailleurs.
 

 

Mais s'ils sont capables de donner beaucoup ils savent tout autant refuser et sont sans pitié pour les faibles, pour ceux qui s'affublent du masque de l'autorité. N'est-ce pas un comporte­ment des plus sains ? Hélas c'est intolérable car ça remet en cause trop de certitudes.
 

 

Si je dois porter un avis sur cette institution, je pense qu'elle a plus d'inconvénients que d'avantages. En effet, comme la majorité des profs est du genre «à ne pas déranger», les échecs s'aggravent au lieu de s'atténuer car dans notre système le prof reste toujours le plus fort, celui qui a le dernier mot grâce aux armes absolues que sont les notes et les conseils de classe. La vengeance se consomme en fin de trimestre ! Et surtout, l'effet psychologique est déplorable. Les élèves entre eux ne se ménagent pas et les «normaux» ne se gênent pas pour faire sentir aux «aménagés» que ce ne sont que des cloches. Il en résulte un manque excessif de confiance en soi qui apparaît dans les discussions-bilans : «Si on réussit, c'est parce que vous nous demandez moins.» C'est dificile de faire comprendre que l'on demande autre chose et qu'il n'y a pas hiérarchie de valeurs entre un enseignement fondé sur le psittacisme, le mimétisme et un enseignement fondé sur la créativité, la réflexion. Jusqu'au bout ces élèves doutent de leur capacité, ne croient pas au miracle. Ils se savent marqués du sceau de «faibles» d'inadaptés au système scolaire. Si pour un adulte ce peut être réconfortant de se sentir en marge, pour un adolescent à la recherche de sa personnalité, se sentir rejeté, savoir que l'on est considéré comme inférieur, c'est mutilant. Aussi, ayant vécu cette expérience — pourtant passionnante — je ne pense pas que la multiplication des niveaux, comme il est parfois envisagé, soit la meilleure solution, au contraire. Ce serait une solution de facilité qui est déjà bien trop répandue : les «rebelles» en classe de perfectionnement, en transition, en pratique, en aménagée, en S.E.S... Halte à la multiplication des ghettos ! Halte à l'humiliation ! Que l'école cesse d'être un centre de triage, qu'elle arrête d'écraser ceux qui ont le tort de ne pas la trouver à leur goût car ce sont bien souvent les plus riches personnalités que l'on meurtrit.