Par Claude Beaunis le 02/09/11 - 10:45
Texte intégral de la conférence
Anne-Marie Jovenet,
maître de Conférences, Lille 3
Vous voyez en regardant le programme des conférences, différents titres autour de l’enfant… Moi je vais vous parler des enseignants…
De quels enseignants ? Ceux de l’école de Mons en Baroeul que vous rencontrez ici comme les organisateurs de ce congrès… Je vais vous expliquer pourquoi en repartant du travail de recherche mené par l’équipe Théodile, travail qui avait pour objectif d’évaluer les effets de la mise en place d’une nouvelle équipe enseignante dans une école en situation critique...
Comment je vais parler d’eux ? En me référant à la psychanalyse en tant que théorie qui pose des questions tout à fait d’actualité sur les moyens de faire réussir les élèves, sur le lien entre l’action de l’enseignant et les résultats des élèves. Vous voyez se profiler le débat autour des moyens à ajouter à la classe ordinaire, des aides individualisées, de l’insuffisance pédagogique…
J’explique le 1er aspect :
Des enseignants du mouvement Freinet se regroupent en 2001 avec l’accord du MEN et à la demande de l’académie pour « sauver une école en déperdition » (Y. Reuter, 2007) Ils réalisent ce que j’appelle un rêve : pouvoir constituer une équipe d’enseignants coopératifs, mettre au travail des élèves depuis la petite section jusqu’au CM2 dans une pédagogie qui ne brime pas l’enfant…et en plus voir les effets de leur travail examinés par une équipe de chercheurs, ce qui favorise différents coups de projecteur scientifiques et médiatiques.
C’était une innovation : faire une école complète en pédagogie Freinet ! Ce que j’appellerai aujourd’hui la 1re innovation !
Mais ce rêve éveillé, mis à l’œuvre consciemment ne baigne pas dans une mer parfaitement calme : il leur faut combattre les effets négatifs de la popularité au sein de l’école même, avec les personnels restés en place – admirateurs perplexes, parfois désapprouvant, toujours sur leurs gardes – avec les remplaçants dont on aurait parfois pensé qu’ils avaient un certain plaisir à montrer qu’il est facile de détruire tout en quelques heures … avec les parents dont le milieu diffère de celui de la France rurale sans doute plus souple…avec les collègues des classes ou des écoles dites de comparaison qui donnent le sentiment de se sentir jugés sur leurs résultats sans qu’on prenne en compte leurs « moyens ordinaires », et qui parfois regardent ces enseignants comme des extra-terrestres… peut-être aussi – allez savoir – avec les collègues de l’ICEM venus en 2007 à Paris qui ont pu éprouver parfois, le sentiment qu’il n’y en avait que pour l’école de Mons…
Dans mon travail avec l’équipe Théodile, j’ai observé des élèves résolvant des tâches mathématiques avec Dominique Lahanier-Reuter, didacticienne des mathématiques, j’ai mené de nombreux entretiens avec des élèves qui étaient dans cette école, j’ai comparé avec ce que des étudiants recueillaient auprès d’élèves ailleurs, j’ai aussi tenté de comprendre les rapports des élèves à l’apprentissage en demandant aux enseignants de me parler des élèves (Comment les voyez-vous en classe ?) et j’ai répété la même question ailleurs…puis je me suis intéressée à l’entrée en pédagogie en Freinet, en participant avec beaucoup de plaisir aux ateliers animés par Marcel Thorel « démarrer en pédagogie Freinet » au congrès de Strasbourg en 2009 …
Et au fur et à mesure de ces réflexions, la question se fait de plus en plus précise : « sont-ils des surhommes ? Comment font-ils pour…. ? »
La question devient aujourd’hui : Sont-ils des enseignants extraordinaires… qu’on pourrait regarder, admirer sans pour autant pouvoir ou vouloir faire comme eux ?
Quand on cherche à comprendre de telles choses, qui ont de l’importance pour savoir s’il est utile et bienvenu d’informer les enseignants sur la pédagogie Freinet à notre époque, il n’y a pas d’autres moyens que d’entendre ce que les protagonistes disent d’eux-mêmes. Toutefois la manière de les entendre dépend de l’oreille que l’on tend. La mienne est celle de la psychanalyse, de Freud dont E Roudinesco (film « l’invention de la psychanalyse ») a pu dire qu’il ne pratiquait pas comme on le fait avec des grenouilles dans un laboratoire, qui se dit « cela aurait pu m’arriver à moi-même », autrement dit qui passe par l’analyse de lui-même pour comprendre l’autre. Et là vous voyez que je vous présente ma 2e raison de m’intéresser aux enseignants.
Qu’est-ce que la psychanalyse – dont chacun de nous pense qu’elle est faite pour X ou Y qui a quelques problèmes… mais pas pour « je » - qu’est-ce que la psychanalyse vient faire là-dedans ?
Je citerai d’abord une conférence de M. Cifali, psychanalyste, professeur à l’université de Genève, une conférence qu’elle a faite en 2000 à Montréal (2002, p160 en haut)
Sous un titre « réussir » elle dit ceci : « prenons à titre d’exemple une contrainte que subissent actuellement les enseignants : ‘l’obligation de résultats’ »…En se demandant qui ne veut la réussite des élèves, elle commente la formule comme alléchante… mais un peu plus loin elle ajoute « Pour un enseignant tout centrer sur la réussite risque d’avoir un effet indésirable : la difficulté lui sera encore davantage inopportune, dérangeante, inacceptable…les difficultés sont normales, du côté de l’enseigner comme de l’apprendre » Puis elle explicite les conséquences d’une telle injonction faite aux enseignants : « les résultats d’un élève ne reflètent pas à tout coup les compétences ou les qualités d’un enseignant. Associer les résultats de l’un à l’action de l’autre va davantage encore provoquer un face à face nocif. …Si tel est le cas il s’ensuit la plupart du temps une défense contre cette blessure, donc un rejet de celui meurtrit le narcissisme par ses résultats… Lier l’évaluation d’un enseignant à celle d’un élève, renforce cette dépendance et favorise la toute-puissance de l’adulte. Au lieu de favoriser le travail sur une difficulté considérée comme normale, on dramatise tout obstacle. » Je m’arrête de citer M Cifali, pour relire ces propos quelques années plus tard : en 2009.
En 2009 s’impose aux enseignants cette obligation de résultats par – ce que j’appelle – des MOYENS AJOUTES – qui deviennent des moyens ajoutés obligatoires : des heures ajoutées pendant le midi ou le soir, des stages pendant les vacances… …On considère donc que l’ajout à l’enseignement est une exigence pour la réussite…celui qui s’y soustrait n’a donc pas à cœur la réussite des élèves…Ces moyens sont obligatoires pour les élèves comme pour les enseignants…
Sans même discuter des retombées en termes de stigmatisation de certains élèves, ou de conditions de travail des élèves demandons-nous : que se passe-t-il pour l’enseignant ordinaire ainsi montré du doigt comme incapable de faire réussir ses élèves ?
Que ressent l’enseignant qui mise sur un mode pédagogique autre ?
Comment peut-il défendre son expérience qui lui prouve que non seulement cette politique risque de ne pas être efficace, mais qu’elle va contribuer à renforcer la compétitivité aussi bien côté élève que côté enseignant et donc détruire le désir, la puissance de vie de chacun…
En juin 2009 à l’école de Mons, naît l’idée d’un groupe d’échange à propos de cette injonction de l’Education nationale et depuis il m’est arrivé de résumer l’accord de l’équipe avec humour : « si la psychanalyse peut nous aider à résister, alors elle est la bienvenue ! »
Pour définir de façon plus institutionnelle le rôle de la psychanalyse dans ce débat, évoquons les travaux du groupe d’enseignants-chercheurs se réclamant de la psychanalyse au sein de l’AECSE, et leurs publications sous le nom de CLIOPSY sur deux fronts complémentaires :
- la recherche sur ce qui se vit dans les groupes d’intervention, d’analyse clinique de pratiques, sur la définition de l’accompagnement,
- le questionnement de l’effet des injonctions officielles de réussite sur le renforcement de l’individualité et du sentiment de culpabilité, individualité et sentiment de culpabilité, qui, il faut le noter au passage s’opposent aux principes du travail coopératif.
Un groupe de parole qui va travailler dans le cadre de la psychanalyse naît en janvier 2010, il continue, il continuera en 2011-2012. C’est la 2e innovation dans cette école de Mons en Baroeul !
Vous n’aurez que quelques bribes de cette parole en une heure mais je vais tenter de vous en faire découvrir différentes facettes, en répondant à ces 3 questions :
- que disent-ils d’eux-mêmes, de leur travail, de ce qui les anime…. de ce qui se passe en eux… ?
- comment se construit ce travail.. comment définir le mode de parole convoqué dans ce type de groupe ?
- comment juger de l’utilité de ce travail ? Et pour répondre à cette question j’examinerai 3 domaines : le rapport enseignant/élève, l’acquisition des savoirs le travail coopératif entre enseignants
Je conclurai en élargissant ce dernier point et en me demandant si ce travail coopératif ne concerne que le cercle de l’équipe pédagogique de l’école… et en répondant évidemment à ma question : Sylvain, Pascale, Virginie, Sébastien et autre…ces enseignants sont-ils extraordinaires ou pas ?
1. Que disent-ils d’eux-mêmes ?
En janvier 2010 toute l’équipe pédagogique se réunit autour d’une consigne de départ que je propose : « qu’est-ce que ça change, dans la relation à l’élève de pratiquer la pédagogie Freinet ? ». Si je voulais résumer l’impression qui se dégage de cette séance je dirais : Des enseignants passionnés par leur métier…qu’il est difficile d’arrêter dans leur élan !
Pendant les deux réunions de 2010 les participants se situent dans cette dynamique qui les anime dans tous leurs contacts avec d’autres professionnels, avec les parents, ou les autorités hiérarchiques : décrire pour faire connaître leur pratique.
J’ai tenté de cerner à travers leurs propos, cette relation à l’élève particulière à la pédagogie Freinet, au travers de quatre rubriques : cette relation se définit par, se voit dans, suppose, se heurte…
· Cette relation à l’élève se définit par…
Ce qui vient en premier lieu est une « sorte de partenariat entre enseignant et élève ». Ce n’est pas une relation duelle, pas plus qu’une relation entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. La dévolution ne se fait pas seulement au niveau des savoirs. La « tâtonnement » ne se réalise pas seulement dans le domaine de l’apprentissage mais aussi dans celui des relations sociales. L’échange entre enfant et adulte est basé sur le désir de l’autonomie de l’élève.
· Cette relation se voit dans…
Une certaine forme de prise en compte de l’enfant. Les élèves ont la possibilité de modifier le cours de l’apprentissage, le cadre interdit à l’enseignant d’intervenir et le « contraint » à la confiance en l’enfant, l’enfant peut dire les moments où il est en difficulté, il peut dire ‘je sais pas’. Chacun est appelé à changer de position selon le type d’activité.
· Cette relation suppose…
La première condition est forte parce qu’inattendue : cette sorte de partenariat suppose de laisser son pouvoir et d’accepter le pouvoir de l’autre. Cela passe par le fait d’accepter que l’enfant ait une influence sur ce qui se passe dans la classe : « quand on peut discuter à propos de ce qui est difficile avec un enfant, on arrive à une meilleure connaissance de soi-même, et là, tantôt on est celui qui apporte, tantôt celui qui reçoit ». En définitive, et la remarque n’est pas des moindres : cette relation suppose de « modifier le chemin prévu »
· Ces 3 aspects décrivent ce qu’ils font mais…cette relation se heurte aussi à…
Ayant dit tout cela, il n’est pas étonnant que la rubrique « cette relation se heurte à » soit la plus remplie…Cette relation se heurte à « l’extérieur » car « l’extérieur » à travers les rythmes, l’organisation du temps, les programmes, les évaluations, etc, ne fonctionne pas de la même manière. Dans ce mode de relation, les mots utilisés – comme coopération, entr’aide entre élèves, réussite ou erreur – n’ont pas non plus la même définition.
Qu’en est-il au fond d’eux-mêmes ? C’est bien la question essentielle ici !
La parole, dans le groupe, permet de découvrir que ce mode de relation pédagogique ne se heurte pas seulement à l’extérieur, mais aussi à quelque chose en soi…
Quelque chose se cabre et se défend lorsqu’il est question d’une position qui devient directive, parce que l’élève n’entre pas facilement dans la coopération, dans les techniques de « liberté », quand le temps devient contraint, ou quand l’élève ne trouvant pas son autonomie, reste dans la dépendance…Une attitude que l’enseignant se sent avoir alors qu’il la rejette… Il dit alors que sans le cadre de la pédagogie de vieux démons venant de sa propre éducation resurgiraient…Le passé en soi semble identifié, il s’agit de l’enfant/élève en soi qui a été éduqué d’une certaine manière que l’enseignant ne voudrait pas reproduire. Le sentiment de culpabilité n’est pas loin, non plus que la souffrance due à cette contradiction interne.
Il semble aussi que l’angoisse d’accueillir l’événement imprévu, la pression du temps qui stresse, la peur de ne pas réussir avec « cet élève-là » ou même le constat que « avec celui-là on n’a pas réussi… », semble laisser peu de liberté à « cet élève-là » pour dire non…
Qu’en est-il aussi du travail coopératif entre enseignants ?
La première réunion très longue a permis entre autres aspects une confrontation assez vive entre les « anciens », ceux qui avaient créé l’école, et les nouveaux venus en cours de route, qui ont remplacé des enseignants ayant quitté l’école pour des motifs familiaux ou des départs en retraite. Le démarrage de l’école laisse le souvenir d’une interrogation sur la faisabilité du projet auquel ils tenaient tant… et l’arrivée en cours de route est décrite avec beaucoup d’humour par les nouveaux, comme une immersion dans un autre monde. L’itinéraire du groupe n’est pas anodin.
Dans le déroulement des séances, deux types de moments méritent d’être relevés : d’une part ceux où plusieurs (on aurait envie de dire « tout le monde ») parlent en même temps, révélateurs d’un point chaud : fait-il l’unanimité ce point chaud ? Non, certaines voix cherchent à dominer, à faire entendre « la vérité » surgie d’une ancienneté dans la pratique de cette pédagogie, d’une difficulté à s’y insérer, d’une nécessité à faire entendre une autre voix (une autre école, une autre pratique), d’une expérience personnelle vécue… d’autre part ceux où sous une forme d’humour quelqu’un cherche à rassurer, à encourager, à dédramatiser… et là on pense au « mot d’esprit » de Freud et à sa relation à l’inconscient
Nous voici donc introduit à une nouvelle question : comment opère le groupe ?
2. comment se construit ce travail.de groupe ? Comment définir le mode de parole convoqué dans ce type de groupe ?
Je vais d’abord vous présenter 2 exemples d’échange dans lesquels j’analyserai le mode d’accompagnement de la parole des membres du groupe.
A la seconde séance, en avril 2010 la consigne est formulée autour d’un exemple récent ou moins récent mais vivace dans la mémoire qui parle de la relation à l’élève. J’ai transmis la retranscription intégrale de la 1re séance aux participants avec une petite note qui livre le cadre méthodologique de mon travail : les rubriques citées à l’instant, et j’ajoute ceci sur ce papier : je vous propose pour la prochaine rencontre du 24 avril que chacun vienne en pensant à un événement précis qui peut être proche ou lointain (lointain dans le temps mais très vivace dans le souvenir…) Tous n’auront pas le loisir d’exposer « leur événement » mais chacun pourra participer en évoquant ce que ça lui fait d’entendre…
Au début de cette séance quelqu’un1 dit : (explication de qqun)
382 (P1) : j’ai relu et je me suis rendu compte qu’il y avait un petit travail à faire, la 1re chose qui m’est venue c’est un événement je ne sais pas du tout si ça rentre dans ce cadre-là, c’est en fait la réussite d’un petit garçon de ma classe hier dans un parcours de sport qu’on a installé depuis quelque temps et je sais pas, ça m’a tout de suite fait quelque chose, j’ai pensé à ça parce que je crois que ça a été un moment important dans la classe pour ce petit garçon, pour moi et pour les autres enfants de la classe (…) il me donnait la main, il fallait toujours, il m’appelait, il fallait que je lui donne la main pour qu’il saute et hier donc, ça s’est passé comme ça pendant plusieurs tours jusqu’au moment où je l’ai regardé, je lui ai dit : ‘tu y vas tout seul’ (c’est X) il m’a regardé et pis il s’est mis à sauter tout seul, il s’est lancé…
(…)
55 Participant 2 : pourquoi ça te semble important ?
60 Participant 1 (…) alors, j’ai pas analysé pourquoi ça s’est passé à ce moment-là vraiment le déclic pour ce petit garçon, mais il y a une question de confiance forcément et en même temps ben je sais pas, moi j’ai ressenti un, une grande joie quand j’ai vu ce petit garçon, ça fait partie aussi de notre travail (tout bas xx3 )pas toujours facile
65 AM : si tu attends juste une réponse, effectivement ça rentre tout à fait dans le cadre de ce qu’on peut dire là (sil)
67 Participant 3 : arriver à savoir dans ces cas-là peut-être pourquoi ça s’est passé, enfin qu’est-ce que ça a supposé pour que ça arrive, qu’est-ce qui a fait que xx
69 Participant 1 : je pense que ça fait partie d’un moment de la vie de ce petit garçon qui effectivement, il grandit, y a des choses qui se passent, il a eu des moments difficiles dans son année et,
72 Participant 4 : moi je pense que c’est …je pense que c’est le fait de laisser du temps et de refaire plusieurs fois la même chose, refaire plusieurs fois, même si c’est pas exactement la même chose de repartir plusieurs fois sur une même compétence ou
…/…
98 AM : est-ce que tu peux nous dire un peu plus quand c’était difficile comment ça se passait. Tu as évoqué ça en quelques mots en disant qu’au début de l’année…
P 1 : oui enfin pas dans cette activité là mais c’est un petit garçon qui a perdu son papa à la suite d’une maladie …
…/…
114 AM : est-ce qu’il y en a d’autres à qui ça évoque des choses dans un sens ou dans l’autre, soit quelque chose qui d’un seul coup se déploie ou au contraire des situations où on voudrait
P 5 : des situations où ça marche pas, ça on en a beaucoup, c’est dur de trouver celles où ça marche (rire) il y a un mélange de confiance, de croyance et de confiance hein quelque part, c’est à dire que comme on voit des gamins se lancer en texte, c’est l’expérience de la semaine…
Quel type de parole trouvons-nous dans cet extrait qui met en scène quelques participants ?
P1 : se lance le 1er et traduit par sa voix et son visage un certain bonheur à relater cet événement : est-ce autorisé de raconter cela ? On remarque par 2 fois la petite incise je ne sais pas si c’est cela qu’il faut dire…(si ça rentre dans le cadre)
P 2 met le doigt sur le « tu » de l’enseignant…
P1 s’inquiète alors de ne pas avoir analysé : peut-il s’autoriser à dire que cet événement est source de joie pour l’enseignant, à parler de ses sentiments
P3 introduit l’idée que savoir analyser c’est savoir ce qui conduit à…peut-être pour le reproduire (démarche du tâtonnement expérimental)
P4 semble alors avoir la réponse : ce qui a permis d’en arriver là c’est de répéter plusieurs fois la même démarche même si on ne sait pas quand le déclic se fera et peut-être sans s’en rendre compte cherche à réconforter P1 : c’est par ce que tu as persévéré ainsi
A ma question : comment ça se passait quand c’était difficile ? L’accent est déplacé sur la situation familiale de l’enfant : c’est un enfant qui vient de perdre son papa, ce n’est plus de l’enseignant qu’il est question
A mon invitation : d’autres se sentent-ils concernés en eux-mêmes
P5 coupe court immédiatement avec humour au récit de situations qui ne marchent pas pour se lancer avec une grande force de persuasion sur le moteur de tout cela, qui ne réside pas dans une technique mais dans la confiance en l’enfant.
On pourrait résumer ce petit extrait en disant que les paroles sont centrées –faut-il dire sur l’élève ou l’enfant ? ce qui peut le conduire à cette réussite, l’attitude de l’enseignant :ses actes ou ses valeurs : « faire confiance à l’enfant », pas sur l’enseignant pour lui-même… Vous allez me dire c’est bien naturel ! ou c’est bien !...à suivre
A la suite de cette séance d’avril 2010, un semestre va se passer. Le groupe d’enseignants comme moi-même nous attendons (est-ce que vous avez envie de continuer ? est-ce que tu as l’intention de continuer ?) Un événement annexe raccroche et en 2011 la proposition se veut alors un peu plus cadrée : au minimum trois réunions à un mois de distance d’une durée d’une heure trente, une régularité dans la présence et une consigne directement inspirée des groupes d’analyse de pratique en référence à la psychanalyse : l’échange démarre lors qu’un participant raconte un événement vécu, autour de la relation à l’élève en disant comment il y a été mêlé, ce qu’il a vécu. A la technique de l’association libre empruntée à la thérapie individuelle, (dire ce qui vient à l’esprit sans se mettre d’autocritique : ce n’est pas intéressant…) s’ajoute une composante d’élaboration de ses sentiments et de sa pensée quand le sujet est confronté à un « autre » inséré comme lui dans la même situation d’enseignement.
Le mode d’accompagnement de la parole –autrement dit mon rôle - défini par ce type de groupe mérite d’être précisé. Et pour ceux qui s’inquièteraient de savoir si on s’improvise ainsi accompagnateur, je dirais que lors de ma préparation de thèse en psychologie au laboratoire LaPsyDEe à Paris V j’ai obtenu le titre de psychologue, et que depuis, je me suis formée à la psychanalyse par une analyse personnelle et que j’exerce aussi le métier d’enseignante à l’université, les deux aspects étant conformes aux définitions de ce rôle d’animatrice de groupe lors des débats qui ont eu lieu au colloque Cliopsy en 2006 (enseignants-chercheurs cliniques en SE)
Au cours des 3 rencontres de 2011, plusieurs fois j’attire l’attention des participants sur les trois niveaux d’échange qui peuvent exister dans un tel groupe.
- Le premier niveau est désigné comme « solution ». Face à un problème, on examine le problème et on propose des solutions ou on examine les solutions qui ont été adoptées par la personne. L’enjeu est d’examiner le « faire » (sans doute le P 4 mais aussi le P 5 se situent à ce niveau-là)
- A un deuxième niveau on peut parler d’écoute et d’empathie. A la parole de X, Y enchaîne en disant « moi aussi j’ai vécu quelque chose de cet ordre-là ». L’enjeu est différent : deux ou plusieurs personnes se sentent solidaires dans la manière de vivre une situation : elles l’expriment. Progressivement l’équipe se constitue comme équipe reliée.
- A un troisième niveau le lien entre le « soi personnel » et le « soi professionnel » se construit et se révèle. Quand X raconte quelque chose, Y peut dire : « voilà ce que j’éprouve en t’entendant ». Il n’est plus dans l’examen du « faire » comme au premier niveau : « j’ai mal fait, j’aurais du, j’aurais pas du,» on peut parler de ce qu’on est en racontant ce qu’on fait, et se constituer comme être unifié en soi et relié aux autres.
Ces 3 niveaux d’échange répondent à des enjeux différents. Les participants sont invités au fil des réunions à situer leur parole au troisième niveau. Passer d’un niveau à un autre, vise à créer le groupe d’une façon plus profonde et à renforcer la conscience de participer à la constitution du groupe.
Au début de la 2e séance en 2011, l’objectif du groupe est rappelé en ces termes :
AM : Pour s’intéresser à la pédagogie Freinet : il y a de bonnes publications, pour regarder comment ça se met en place, le meilleur moyen c’est d’aller voir dans les classes. Pour savoir ce que chacun ressent, comment il le vit, qu’est-ce qu’il en dit, et faire de ça un objet de recherche, un objet qui va « augmenter » c’est à dire modifier les connaissances qu’on a sur ce qu’est être enseignant, il y a pas d’autres moyens que de demander aux gens de parler d’eux-mêmes.
Là je vous livre encore le début de la séance
38 P1 : une chose qui m’a mis en difficulté plusieurs fois cette année, enfin cette année pis l’année dernière, je sais pas si c’est vraiment la relation à l’élève, c’est en fait le décès des parents xx l’année dernière en fin d’année c’est vrai que ça m’a touché, ça a touché toute la classe, je savais pas trop comment me positionner, quoi dire quoi faire, comment aborder l’événement et puis cette année j’ai eu Mme C qui est décédée aussi, donc la maman de S que j’connais, qu’on connaît tous depuis longtemps Donc là c’était une autre approche parce que là les enfants voulaient pas qu’on parle du décès de la mère
(…)
54 P2 enchaîne : moi aussi c’était l’année dernière …mais c’est vrai que quand il en a parlé au quoi-de neuf d’une façon tout à fait naturelle en présentant le béret de son père et puis voilà,il disait « mon père est mort » il posait des questions, c’était le quoi-de-neuf, j’ai laissé les questions se poser, quelque part j’étais content que ça se passe et de façon naturelle et spontanée, c'est-à-dire que les enfants ont une façon d’en parler, de poser des questions précises – de quoi il est mort ? pourquoi ? et est-ce qu’il te manque ? est-ce que t’étais triste ? mais le fait que voilà Lud se soit inscrit pour présenter un objet de son père et en parler quelque part ça me libérait aussi du fait de me dire mais qu’est-ce qu’on fait quand on a un enfant qui vit cette situation-là… est-ce que c’est à nous de provoquer, un débat, une discussion, une question, est-ce qu’il faut laisser l’enfant se pré/ en parler s’il a besoin d’en parler
65 P1 reprend : elle, elle a pas du tout envie d’en parler
D’autres participants s’expriment (…parents/interprétation du « pourquoi l’élève n’a pas envie de parler)
115 P3 : …enfin y’a une chose à laquelle je pense pas toujours ou on pense pas toujours à chaud, c’est le fait que des enfants peuvent…enfin c’est le cas pour moi alors je me dis en miroir, c’est quelquefois difficile d’accepter la compassion des autres (…)
120 P3 c’est toute la difficulté qu’on a aussi d’être en empathie quelque part avec les gamins mais de garder cette distance – moi enseignant transmettant le savoir, des choses comme ça – pour éviter de rentrer dans une compassion ou, je sais pas qui met quelque part mal à l’aise le gamin, parce que le gamin il a aussi une puissance de vie qu’il a envie de développer.. enfin ça dépend des gamins, par contre, et donc ça dépend de la personne adulte, enfin nous, moi, qui recevons cette situation-là, effectivement enfin moi
127 P1 oui
128 P3 moi j’ai ressenti ça par rapport à X même si je la connais peu…enfin ça peut peut-être t’aider à accepter le fait qu’elle en parle pas si tu veux, même si
132 P1 : oui mais inconsciemment je crois que ça me perturbe quand même parce que comme je suis parent, je crois que ça me perturbe parce que justement ce que tu dis c’est exact, parce que je la vois plutôt souriante, elle a plus mal au ventre, elle est tout le temps présente, je me dis « elle perd sa mère elle est comme ça » alors moi je suis parent, alors peut-être je me mets à la place de Mme C, et du coup ça fait bizarre
P3 (soulage l’atmosphère en disant) : tu meurs… que ton gamin soit content ça t’embête !
(A noter sans espace et sans rire, P1 se repositionne alors en tant qu’enseignant qui est aussi parent) : ben voilà, du coup je la critique moins, je suis moins dur avec elle dans, je pense, enfin je suis pas moins dur dans son travail parce que y a une compassion, tu disais ça mais inconsciemment, pourtant je me force
P3 : et de coup-là c’est, bon c’est une vraie question posée à l’enseignant : quel statut, implicite, on doit essayer de ne pas donner à un enfant tout en prenant en compte ben sa vie
S’ensuit une réflexion assez longue de ce participant sur la reconnaissance du statut d’égalité dans l’exigence, à conjuguer avec l’attention à porter à chaque situation difficile particulière
Je romps le silence en m’adressant au 1er P :
181 AM : Moi je trouve que c’est très intéressant ce que t’as dit là parce que en fait pour 2 raisons : la 1re au début t’as dit je sais pas très bien ce que je dois faire ou si je fais bien, c’est une question récurrente à chaque fois qu’on amène quelque chose qu’on a fait, on se dit : qu’est-ce que je devais faire ? est-ce que j’ai bien fait ? Ensuite t’as dit que ça te renvoyait à ton rôle de parent cette affaire-là et donc là je trouve ça intéressant, parce que c’est vrai inévitablement, mais en même temps ça serait très étonnant au fond que on considère l’élève comme un enfant, qui fait des choses, qui les apporte à l’école, que dans le même temps on considère pas l’enseignant comme vivant des choses aussi en dehors, qui interfèrent avec son métier.
On est là face à un échange où se mêlent différentes facettes du métier de l’enseignant, de l’enseignant que nous allons maintenant creuser en nous posant la question de l’utilité de ce groupe, de cette parole:
3. comment juger de l’utilité de ce travail ? Est-il utile pour l’acquisition des savoirs par les élèves ? En quoi modifie-t-il la relation enseignant/élève ? A-t-il quelque chose à voir avec le travail coopératif entre enseignants ?
Pour répondre à cette question – ce travail est-il utile ? – retournons à l’analyse faite par M. Cifali : l’injonction faite aux enseignants fait dépendre les résultats d’un élève des compétences ou des qualités d’un enseignant, ce qui engendre un face à face nocif quand le résultat semble négatif …qui provoque une défense contre cette blessure, donc un rejet de celui meurtrit le narcissisme par ses résultats, un renforcement de la toute-puissance de l’adulte… Le MOI ADULTE est atteint et on voit d’emblée que la relation élève/enseignant est perturbée…La preuve est que toute tentative de «réassurance» sur la généralité du phénomène ne dissipe aucune inquiétude… Comment l’enfant et l’adulte se regardent-ils ? Qui regarde qui ? Quelles sont les conséquences sur le travail de l’élève, sur ses apprentissages ? Y a-t-il des retombées sur la relation entre enseignants ?
Le groupe de parole permet-il de lutter contre la défense que provoque la blessure, contre le rejet, contre la tentation de toute-puissance, qui vont polluer la relation ?
Revenons aux différentes facettes de l’échange cité :
· l’inquiétude de l’enseignant face à une élève marquée dans sa vie d’enfant par un événement dramatique : la mort de sa mère (comment va-t-elle faire face ?)
· l’aveu « je ne savais pas quoi faire » et l’interrogation sur la bonne attitude à avoir
· l’étonnement face à la réaction de l’élève
· la comparaison avec une autre réaction d’élève… et le soulagement de l’enseignant dans le cas où l’élève de lui-même parle de la mort de son père au quoi de neuf : la bonne attitude lui est dictée par l’élève
· le lien entre le fait d’être parent et enseignant
· les répercussions de ce rôle de parent qui pourraient être nocives
· la compréhension « en miroir » : connaître ses propres réactions en ce qui concerne la compassion pour comprendre l’autre
· la proposition de « solution » à l’enseignant « ça peut peut-être t’aider à… »
On voit bien dans l’échange comme dans la vie que tout est mêlé :
· l’interrogation sur l’élève, l’interrogation sur soi, le lien ce qui surgit en soi et ce qui est bon pour l’élève,
· le doute : ne pas savoir quoi faire ou comment faire,
· la crainte, la peur de mal faire, …
Ils sont des enseignants ordinaires …comme vous et moi…
Si maintenant nous nous situons dans le cadre de ce groupe s’appuyant sur la psychanalyse une vérité s’impose : Changer le regard qu’on porte sur soi change le regard qu’on porte sur l’autre. Dit autrement pour s’occuper de l’autre, il faut s’occuper de soi…ce qui contrarie certains détracteurs de la psychanalyse ! Le fait de révéler ce qu’on ressent dans le groupe, permet de voir que l’obstacle à cette relation voulue avec l’élève ne vient pas que de l’extérieur, mais AUSSI de soi. C’est le 1er point acquis. Le type de parole requis dans le groupe – révéler ce qu’on ressent et pas seulement ce qu’on fait, ou ce qu’on pense devoir faire - permet d’entrevoir que bien des inquiétudes sur le « mal faire » ou bien des sentiments de culpabilité dissimulés sous le silence, le rire ou la réassurance viennent de ce soi non unifié : d’un côté la réaction que l’adulte a, de l’autre la réaction supposée que l’enseignant devrait avoir…d’un côté être enseignant et parent, de l’autre changer l’exigence pour l’élève par compassion, d’un côté avoir du mal à accepter la compassion des autres envers soi, de l’autre se demander s’il est juste de projeter ce sentiment sur l’autre…
Qu’il se révèle ou non …ce soi non unifié existe et agit… à notre insu ou contre notre gré !
C’est la découverte que fait le groupe, et là on comprend que la méthode du groupe se référant à la psychanalyse, comme celle de la thérapie, est celle du long terme.
Mais en même temps on comprend que cette découverte – ce que Blanchard-Laville appelle l’insight pendant les séances de groupe – s’appuie sur une force, que moi j’appellerai volontiers, puissance de vie, une force qui fait que même après la boutade du P3 : » tu meurs… que ton gamin soit content, ça t’embête ! » Personne ne rit. Et P1 continue : « ben voilà, du coup ( et « du coup » est à souligner) je la critique moins, je suis moins dur avec elle dans, je pense… »
Ce soi en train de s’unifier apaise les tensions internes… la preuve est qu’il peut continuer à exprimer son cheminement interne…
Mais ce soi unifié est-il si facile à construire ? Voilà la 1re découverte. La 2e va suivre : si cela est si difficile pour l’adulte/enseignant, est-ce si facile pour l’enfant/élève ?
Pourtant cela paraissait évident le soi unifié de l’enfant/élève…Dans la pédagogie Freinet on ne s’adresse pas à l’apprenant mais à l’enfant, qui sait qu’il est accueilli avec tout ce qu’il est : c’est le fruit de la méthode naturelle Alors qu’en est-il quand on regarde l’adulte en soi ? La question est-elle saugrenue ?
Célestin Freinet dit que l’ENFANT EST DE MEME NATURE QUE L’ADULTE... Sans doute on entend cette phrase comme signifiant : « l’enfant a droit au même respect que l’adulte, l’enfant peut décider de lui-même… »
Je vous invite ici à l’ENTENDRE COMME UNE QUESTION : Est-ce qu’il n’existe pas des conflits internes chez l’enfant entre son soi enfant et son soi élève ? L’adulte peut-il comprendre ces conflits-là tant qu’il ne veut rien savoir des siens entre son soi adulte et son soi enseignant…
Je passe au 2e aspect de l’utilité de ce groupe : Qu’en est-il du point de vue de l’acquisition des savoirs… c’est à dire de la réussite de l’élève ? Autrement dit : qu’est ce qui fabrique la réussite de l’élève ?
Toujours avec nos deux exemples en tête :
. Dans le 1er cas un enfant arrive un jour à dépasser sa peur pour un parcours qui met en scène sa motricité Il en semble fier ce qui remplit de joie son enseignant…Spontanément le groupe cherche à identifier ce qui a permis à cet enfant cette progression…pour comprendre et reproduire : on reconnaît là une attitude d’enseignant disons normale, fréquente
. Dans le 2e cas un enseignant s’inquiète de voir une enfant en deuil vivre comme s’il ne s’était rien passé, ne jamais en parler… Il se demande s’il remplit bien son rôle… Au départ s’exprime une inquiétude : serait-il préférable pour cet élève qu’elle s’exprime ? Dans le groupe un autre enseignant expose alors l’attitude inverse d’un enfant qui présente le béret de son père décédé, lors d’un quoi-de-neuf …
L’acquisition des savoirs là-dedans ? La méthode Freinet part du principe - si j’ai bien compris - que l’enfant acquiert des connaissances beaucoup plus quand il cherche par lui-même que lorsqu’un adulte lui transmet de manière dogmatique. Il apprend par la méthode naturelle, en faisant, comme on apprend à parler, à marcher ou à dessiner…le quoi-de-neuf est un de ces moments que l’enseignant va mettre à profit pour transformer ce qu’apporte l’enfant en situation d’apprentissage selon la méthode naturelle. Il apprend en problématisant la situation par lui-même…
L’enfant : qu’apprend-il dans cette expérience de dépassement, de réserve, de solitude ? Qu’apprend-il sur la vie, sur la mort, sur les liens entre les choses et les gens ? Est-ce que cela fait partie des savoirs scolaires ? des contenus d’apprentissage ? Qu’apprend-il de lui-même : c'est-à-dire comment apprend-il à se connaître dans de nouvelles circonstances de vie ? Qu’apprend-il des attentes des autres à son égard ? Qu’apprend-il du respect de sa liberté d’être ? Quel impact cet apprentissage-là aura-t-il sur l’apprentissage de savoirs scolaires ?
Dans les premières réunions quand les enseignants définissaient la relation aux élèves, un aspect qui semblait vraiment spécifique à la pédagogie Freinet était celui-ci : admettre l’imprévu. Les élèves ont la possibilité de modifier le cours de l’apprentissage. Ce n’est pas une relation entre celui qui sait et celui qui ne sait pas…ce n’est pas une relation de pouvoir mais une sorte de partenariat.
La situation où l’enseignant ne sait pas analyser ce qui a marché, ne sait pas ce qu’il faut faire pour aider, ne serait-elle pas le lieu où l’enseignant est invité à accepter l’imprévu, à renoncer à créer un lien de dépendance, à se déprendre de sa toute-puissance…toutes ces attitudes qui étaient dénoncées par M Cifali comme les conséquences de l’obligation de résultats …
3e aspect : le travail coopératif entre enseignants…cet aspect de la pédagogie Freinet qui peut peut-être considéré comme le plus attractif : « ah ! si c’était partout comme ça ! » mais aussi comme le plus méconnu : « mais alors vous êtes tout le temps en réunion, en train de discuter entre vous ? » ou le plus mystérieux avec cette pointe de suspicion : « s’ils ont des secrets, il faudrait qu’ils nous disent ! »… d’où l’idée qu’on est face à des extra-terrestres !
Je viens de rappeler comment les injonctions de résultats faites aux enseignants conduisent l’individu à se défendre, à rejeter celui qui meurtrit son narcissisme, à renforcer sa toute-puissance … c'est-à-dire à mettre en place l’individualisme et la compétitivité. En effet la compétitivité repose sur l’individualisme, on le sait, mais elle repose aussi sur le sentiment de culpabilité. Se prouver à soi-même qu’on a eu raison de « faire ainsi », voir tout obstacle comme un défi ne conduit pas à la coopération, mais à un calcul de probabilité pour une plus grande reconnaissance individuelle…vouloir être le meilleur ne conduit pas à la coopération ni chez les enfants, ni chez les adultes…(Rouba Hassan avait montré dans l’étude comparative des résultats aux évaluations nationales, que le resserrement autour de la moyenne dans l’école H Boucher s’expliquait par le travail coopératif)
Que se passe-t-il dans le groupe de ce point de vue ?
Nous avons remarqué que, tant que les échanges au niveau du groupe restent au niveau « recherche de solutions », ils sont repris par des collègues qui cherchent à évaluer la raison du succès et visent l’amélioration par la ressemblance…Si nous citons cette première manière d’écouter comme reflétant le démarrage du groupe, il faut reconnaître qu’elle constitue 90%, voire plus, des conversations entre enseignants : donner des conseils, proposer des solutions, comparer avec d’autres situations, rassurer, ouvrir des perspectives d’avenir consolantes...
Les enseignants invités à dire ce qui les habite quand ils mettent en œuvre toutes les facettes de cette relation à l’élève, sont appelés à découvrir quelque chose d’eux-mêmes… Les échanges sont tout autres. Dire à quoi la relation à l’élève se heurte en soi amène à oser exprimer son malaise face à cette contradiction interne, à oser regarder en soi et partager avec d’autres ce sentiment de culpabilité.
La crainte de « mal faire » a changé de statut : elle ne donne plus lieu à réassurance de la part d’un collègue elle suscite une interrogation collective sur le rapport de l’enseignant/adulte à l’élève/enfant. Il ne s’agit plus de relation duelle élève/enseignant ou enseignant/collègue, l’interrogation englobe la communauté pédagogique. Cette parole crée un lien qui met en mouvement les participants du groupe comme responsables les uns des autres. La question « qu’est-ce que ça te fait à toi ? » n’ouvre pas sur une aide individuelle à apporter à un collègue, elle devient source de coopération entre enseignants.
Certes de tels échanges sont moins assurés, ils ne mettent pas en avant les grands principes de la pédagogie Freinet… ils ne mettent pas en avant mais ils les mettent en pratique…
Ré-écoutons les mêmes enseignants qui en janvier 2010 déclaraient : « la dévolution ne se fait pas seulement au niveau des savoirs, le tâtonnement ne se réalise pas seulement dans le domaine de l’apprentissage mais dans celui des relations sociales »…
Alors sont-ils des enseignants extraordinaires ? Je ne suis pas normande, mais je dirais oui et non. Non puisque vous avez vu les réactions, vous vous êtes reconnus… oui parce qu’ils le disent, non seulement entre eux mais ont accepté, à l’aveugle, que je puise dans leurs échanges pour vous présenter leur parole.
En conclusion il importe de dire que ce travail sur soi n’a pas seulement pour objectif un bienfait personnel ou collectif pour l’équipe, il est « augmentation de nos connaissances » sur la pratique enseignante : c'est-à-dire Recherche fondamentale. Il a sa place ici non pour vous donner de nouvelles techniques mais en tant que travail de recherche qui apporte de nouvelles connaissances sur le travail de l’enseignant. Je reviendrai aux débuts de l’équipe en 2001 et je renvoie à la publication sous la direction d’Y. Reuter, (2007): les autres personnels ont vu, ont été admiratifs, n’ont pas bien compris, mais ne sont pas entrés dedans : ils étaient au spectacle.
Ce que je vous ai dit, n’est plus un spectacle. Grâce à ce que j’ai pu vous dire d’eux, avec leur consentement, vous êtes entrés dedans…
Je vous remercie.