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Qu’est-ce que la santé?

Octobre 1945

Du livre d'Elise Freinet, à paraître prochainement, La santé de l'enfant (conseils aux parents), nous extrayons la page ci-dessous :

Les questions de santé sont presque toujours considérées sous un angle de fatalité. On parle encore des maladies graves de ses enfants comme on devait parler au Moyen-âge des méfaits du démon s'installant par pure fantaisie dans les organismes marqués par la malédiction. Les guérisons plus ou moins réussies succédant aux crises graves évoquent bien souvent ces pratiques d'exorcisions où l'on conjurait le pire par des rites obscurs, en passant à deux doigts de l'enfer.
Le danger passé, on « touche du bois », puis on se fait une supériorité de l'aventure, et l'on commente avec quelque orgueil les incidents cliniques qui se chiffrent en perte d'argent, de temps et de potentiel vital chez la malheureuse victime. Il serait plus intelligent et plus sage de poser plus dialectiquement le problème de la santé, d'essayer d'en démêler le processus en évitant la maladie. La santé est une réalité, et, comme telle, elle a ses causes et des effets. Déterminer les unes et les autres, c'est forcément prendre des garanties contre les accidents.
Ce n'est point une lapalissade de dire : la santé, c'est l'absence de malaises et de maladies.
Or, où commence le malaise, et comment le dénoncer ? La chose est ici quelque peu compliquée. On se met facilement d'accord pour reconnaître la maladie, même si le diagnostic en reste nébuleux. Dès l'instant qu'un individu souffre de douleurs, perd l'appétit et ses possibilités d'activité et de travail, dès qu'il est fébrile et incapable de tenir sur ses jambes, qu'il réclame son lit et ne sait que gémir, il y a de grandes chances pour qu'au le considère comme malade. La maladie est, pour la majorité des gens, une crise aiguë de l'organisme, avec symptômes décisifs, mettant plus ou moins la vie en danger. Donc un certain état de prostration ou de surexcitation qui trouble les grandes fonctions vitales, il est logique de dire que l'on a perdu la santé. En réalité, il s'agit là de la dernière période de troubles organiques depuis longtemps en évolution : les symptômes, d'abord anodins, se sont progressivement amplifiés, condensés, et c'est leur expression extrême qui caractérise les maladies spécifiques qui ont nom : typhoïde, diphtérie, méningite, tuberculose, cancer.
A l'origine de la série d'indispositions répétées et progressives qui conduisent aux bouleversements mettant la vie en danger, il y a eu le simple malaise, le léger grincement de la machine annonçant que « ça ne tourne plus rond », que le rythme parfait est brisé. C'est la répétition et la succession des malaises qui ouvrent la porte à la maladie chronique, d'où l'importance de ces légères indispositions primitives et la nécessité de leur dépistage.
Où commence le malaise et comment le déceler ?
Pour les gens robustes, il y a rarement malaise ; leur endurance est telle que toute variation dans les rouages organiques passe inaperçue ou se rétablit d'elle-même. Les forts se font d'ailleurs un point d'honneur de rester en pleine vigueur et bonne forme ; ils tournent volontiers en ridicule les personnes qui, moins favorisées organiquement, sont sujettes aux alertes des douleurs, des migraines, des digestions difficiles. C'est tellement gênant, dans l'existence, d'être sans cesse handicapé par des indispositions qui souvent passent comme elles viennent, qu'on a tendance à les traiter par la manière forte :
— Allons, secoue-loi !... Pour une petite migraine !... Travaille, et ça passera !,,.
Toute une éducation, d'ailleurs, vise à faire admettre que, par un acte de volonté, on peut subjuguer et arrêter les symptômes désagréables qui limitent nos énergies ; Être viril, c'est ignorer la souffrance en la dominant !
Est-ce la meilleure façon de procéder, celle qui donne le plus de garanties au double point de vue de vigueur organique et morale ? Il est permis d'en douter.
Si même l'on parvient à ne plus sentir la gêne ou la souffrance eu apparence jugulées, peut-on affirmer que sous une simple injonction mentale tout soit rentré dans l'ordre et l'harmonie organiques ? Et si le migraineux reprend sa place dans la ronde du travail, peut- on assurer que son activité soit de majeure efficience, et qu'il ait remporté la meilleure victoire ?
Peut-être sera-t-il plus simple de régler tout de suite son fait au malaise, de le sentir et le ressentir, de le situer dans le processus des faits physiologiques, d'en déterminer les causes et, derechef, de le faire disparaître, quitte à consentir une perte de temps, à accepter une halte dans ses activités ?
Nous prévoyons l'objection ; Si vous rendez l'enfant si attentif à ses réactions organiques, vous le fragilisez à l'extrême et il sera inapte à vivre sa vie, à produire, à lutter. L'existence est dure, très dure ; il faut apprendre à souffrir de bonne heure !...
Certes, la vie n'est pas un chant de fête ; raison de plus pour l'aborder dans les meilleures conditions, et pour ne pas transposer sur le plan moral des faits extrêmement temporaires, dont la solution relève exclusivement d'un plan matérialiste. Ce n'est pas par un acte volontaire que l'on arrêtera le fatalisme des lois organiques, et le jeu anormal des organes surmenés. Vous pouvez dire, bien sûr, à votre enfant sujet à des maux de tête :
— Oh ! pour si peu ! Tu ne vas pas manquer l'école ! Tu en verras bien d'autres ! Moi, quand j'étais petit, j'ai souffert bien autrement ! Allons, prends ton cartable !...
L'enfant s'en ira donc en classe, où il sera comme absent, obsédé par cette lourdeur, ce battement aigu au-dessus du sourcil gauche. Il assistera sans profit aux leçons, évitera les jeux qui ébranlent son crâne endolori ; il n'aura qu'un grand désir : rentrer à la maison, se mettre au lit, fermer les yeux, ne plus remuer...
Rester en classe, mal écouter, mal écrire, mal jouer, pourront être considérés comme des actes d’héroïsme, mais ce sera inévitablement un héroïsme malfaisant, même si, en fin de compte, la migraine disparaît. Vous vous considérerez à l’avenir comme autorisé à être plus inflexible encore, à la deuxième, troisième ou quatrième migraine, et l'enfant verra s'accuser la diathèse d'un tempérament nerveux dans ses formes chroniques.
Ne vaudrait-il pas mieux situer plus loyalement le problème, et avec une plus grande compréhension. Qu'est-ce que la migraine, en effet, sinon une intoxication de certains centres nerveux sous l'effet d'une anaphylaxie ? N'est- il pas plus logique de rechercher dans les repas de la veille quels aliments pourraient être incriminés ? Lesquels sont à rejeter par suite de fragilités organiques connues ? Et en attendant de mettre au point cette question de diététique, ne sera-t-il pas plus sage de soigner la migraine par quelque bonne infusion, quelques compresses sur le foie et l'estomac, des réactions froides sur la nuque ? Ce serait rapidement la lin de la migraine, et peut-être de toutes les migraines à venir. Ce serait la santé conservée, et non compromise. —