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Nous avons posé la question du bonheur

Dans :  Formation et recherche › 
Avril 1960

En ce domaine du fondement philosophique de notre action quotidienne, il est normal que nous ayons cherché à définir les fins que nous nous proposons d'atteindre : pourquoi éduquer ces enfants ? Quoi faire des petits d'hommes ?

Alors nous avons posé la question du bonheur.
 
Et déjà, nous avons pris parti. Nous sommes d'abord dans celui de l'Education Nouvelle. C'est en effet depuis Pestalozzi, Ferrière et Piaget le parti de ceux qui adoptent la théorie d'une éducation conforme à la nature, d'une adaptation au développement normal et spontané de l'être en croissance, tel que la science le fait connaître.
 
Nous sommes dans ce parti de l'Education nouvelle — comme le prouvent de récents débats — sur une position non conformiste et nous devons préciser donc clairement ces innovations. Nous le ferons en ramenant notre point de vue vers un large horizon : celui du bonheur.
 
Le bonheur est l'ensemble des conditions qui permettent à l'individu la jouissance de la vie.
 
Nous pourrions déjà nous séparer nombreux sur ce point de vue. Depuis longtemps certains ont placé les fins de l'éducation nationale ailleurs : dans la société par exemple. Durkheim affirme : « L'homme que l'éducation veut réaliseren nous, ce n'est pas l'homme tel que la nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit».
 
Mais nous, nous avons posé la question du bonheur.
 
Les traités de pédagogie disent tous que la « capacité du bonheur est inévitablement le but d'une éducation selon la nature (1)».
 
Est-ce une éducation selon la nature que l'on souhaite voir réaliser à l'Ecole Moderne ?
 
Les formules que l'on utilise de « Méthode naturelle de Lecture », « Méthode Naturelle de Calcul », etc., nous autorisent-elles à dire oui d'emblée ?
 
L'Education naturelle peut être d'abord être celle, toute négative, qui, selon Rousseau « consiste non point à enseigner la vertu et la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire, si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l’âge de douze ans, sans qu'il sut distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison sans préjugé, sans habitude, il n'aurait rien en lui qui put contrarier l’effet de vos soins ».
 
L'éducation naturelle c'est aussi la primauté du corps et de ses exercices sur l'esprit et ses spéculations.   
 
C'est aussi l'éducation « par les choses » substituée à l'éducation par les mots. C'est là l'essentiel de bien des méthodes actives qui en sont restées là : à l'action pour l'action, la chose pour la chose. Et l'expérience accumulée n'atteint presque jamais à la culture, car cette action, cette chose, ces multiples expériences sont coupées de tout lien sensible et dynamique qui pourrait permettre à la sève, à la vie d'y courir... Ce n'est qu'une nouvelle scolastique où sombrèrent les sixièmes nouvelles comme sombreront les techniques audio-visuelles si elles restent ce qu'elles sont : un geste de plus, loin de tout sens et de toute affectivité qui font que le geste devient un acte.
 

Nous avons maintes fois exposé cette première différence essentielle entre Ecole Moderne et l'Education nouvelle. Cette différence, elle éclate dans le premier article de Monsieur Combet paru dans le n°l de cette revue, page 24. Il y a chez Freinet une constante valorisation du vital. Voilà qui dépasse une simple éducation selon la nature. Fut-elle active.

 
Celle-ci peut être aussi cette théorie qui veut « suivre pas à pas le développement de l’être », éviter tout dressage et tout forçage prématuré. Confondant ceci avec l’Ecole Moderne, on tente ces derniers temps d'attaquer sur le front de « l’effort » ; est-ce là nous confondre ?
 
Nulle autre technique pédagogique n'a autant produit de travaux d'enfants, tant de réalisations, autant de chefs d'œuvre de tous genres. Cette somme énorme est-elle l'effet d'un jeu? N'est-ce pas, au contraire, une somme énorme d’efforts abordés, repris, surmontés et acceptés grâce à une volonté farouche de chaque enfant de parvenir à la victoire : cette victoire dont la vie quotidienne réclame chaque jour la part ? N'est-ce pas une caractéristique commune à toutes les classes de l'Ecole Moderne que l'on n'y sort plus en récréation ? Du moins, accessoirement !
 
« Ah ! me dira-t-on ! le voilà votre bonheur ! Plus de récréation, plus de détente ! Voilà comment vous respectez cette tendance profonde de l'enfant au jeu ! Comment peut-on être heureux si l'on ne joue pas quand on a 7, 10 u 12 ans ? »
 
Nous ne voyons là aucune contradiction.
 
Le bonheur n'est pas incompatible avec la fatigue, avec cette volonté de conquête, avec la volonté de puissance. L'être qui n'est pas fait uniquement de bonté, renferme cet instinct de puissance, cet élan vital — essentiel pour Freinet  - que nous devons utiliser comme force d'éducation. Les Jésuites et « les philosophies religieuses » n'ont pas fait autre chose quand ils ont utilisé « la concurrence vitale » pour en faire « l'émulation » ce nerf de l'école traditionnelle !
 
Et si nos enfants sont heureux de travailler ?
 
Ce n'est pas que la joie soit essentielle dans notre formule. La victoire bien souvent n'est pas faite que de sourires ! La part du maître n'est pas faite non plus que de caresses... Ce n'est pas cette joie qui est essentielle. C'est le travail. Pourquoi le travail deviendrait-il élément de bonheur, alors que, selon la boutade célèbre « le travail n'est pas humain puisqu'il fatigue l'homme» ! Le travail devient élément de bonheur lorsqu'il est la partie essentielle d'une harmonie entre l'être et son milieu.
 
A ce moment, je renvoie les lecteurs à l'article de M, Vuillet du n° 2 de Technique de Vie : « La méthode naturelle à la lumière de I.P. Pavlov ». Toute la démonstration de M. Vuillet nous permet de bien préciser combien et comment le travail établi en harmonie avec l'être et dans le milieu adéquat devient élément de bonheur.
 
C'est là, à mon avis, le point le plus important de la pensée de Freinet. « L'Education du Travail » est son livre majeur. C'est à partir de cette pensée que se justifie l'Ecole Moderne. C'est à partir de là qu'elle se définit, qu'elle se sépare de tout ce qui fut dit et fait avant Freinet. C'est là que la divergence naît avec les professeurs de pédagogie classique et de pédagogie active.

 

Nous n'aurons gagné la partie que lorsque nous aurons convaincu les pédagogues de la nécessité vitale qu'a l'enfant de faire passer le travail avant le jeu.
 
Nous aurons à montrer encore combien le milieu ne peut se séparer de l'être et combien l'enfant a besoin d'un milieu éducatif aidant : ce milieu dont presque jamais il n'est question dans les traités de pédagogie de l'éducation n'ayant que deux termes pour la définir l'éducateur et l’éduqué.
 
Dans notre rapide inventaire des éléments originaux qu'apporte l'Ecole Moderne dans le domaine de l'éducation et qui la distingue à la fois de l'école traditionnelle et de l'école active, il reste à nommer l'élément qui fera que pour la première fois depuis l'avènement de l'homme, on a pu réaliser l'éducation véritable, ce qui ne sera ni dressage, ni domestication.
 
René Hubert dans son traité de Pédagogie déjà cité, renvoie dos à dos les tenants d'une « éducation selon la nature » et ceux d'une « éducation sociologique (par et pour la société). Il tente alors de définir « une éducation selon l'humain ».
 
En clair, on peut résumer cette formule par cette autre : « Il faut se vouloir pour se créer soi-même ». Ou encore : « L'Education n'est pas une greffe sur autrui, mais une aide donnée à son développement. Elle ne lui donne rien qui ne soit déjà en lui en quelque manière. Elle ne lui inculque que ce qu'il a le désir de posséder. Elle est de la part de l'éducateur, un appel, et de la part de l'éduqué, un éveil » (Hubert p. 51).
 
Faire sortir l'être de lui-même, pour ainsi dire, de plus loin se mieux reconnaître, « sortir de soi pour écouter la caisse vibrer», n'est-ce pas le processus de création et de renouvellement exigeant de l'être un éternel dépassement de soi- même et que Freinet appelle l'expression libre ?
Pour la première fois dans le domaine de l'éducation cette création continuelle de soi est enfin pratiquement réalisée.
 
Etre un être complet, à part entière, quel que soit l'âge de la vie, voilà ce que l'Ecole Moderne fait sien comme but de son action.
 
C'est bien là, ce que démontre clairement l'article de Monsieur Combet, pp. 11 et 12 du numéro 2 de Techniques de Vie. Dans son parallèle entre Alain et Freinet, M. Combet définit nettement ce qui revient à Freinet.
 
Critiquant Alain, il écrit : « L'enfant connaîtra la pensée adulte, il en retiendra quelque chose. Mais à travers toute son enfance et toute son adolescence, jamais il n'aura l'occasion de s'éprouver comme une force créatrice (2) ; jamais il ne fera l'expérience de lui-même comme d'un être original, riche de possibilités esthétiques et pratiques. C'est justement le sens et la mission de l'Ecole Moderne d'amener l'enfant à s'exprimer « tel qu'en lui-même » à travers tout le cheminement de son existence juvénile.
 
Cette création permanente, cette expression de soi-même doit être libre, car, dit encore R. Hubert « La vraie éducation requiert la liberté» (p. 32). C'est pourquoi Freinet dit : la libre expression.
 
Ainsi donc, « éducation du travail », « élan vital », « milieu éducatif aidant », « libre expression » sont les termes d'une véritable révolution — sinon évolution — de l'éducation. Aucun pas en avant dans ce domaine ne peut se faire sans tous les éléments que contiennent ces formules.
L'expérience déjà vieille de trente ans, s'appuie sur ces bases solides, qui sont les gages du succès.
 
Dans « Techniques de Vie », ces termes seront toujours cernés de près, ils apparaîtront de mieux en mieux éclairés par l'analyse et la logique. Nul doute que la pratique alors en profitera.
 
(1) Traité de pédagogie générale, R. Hubert. P.U.F.. p. 25.
(2) Souligné par nous.