Une exposition de photos ?
Les élèves souhaitent aussi “ faire de la photo ” sans trop savoir ce que c’est. Peu d’entre eux ont déjà tenu dans leur main un reflex. Le temps d’exposition, l’ouverture, … ils ne connaissent pas les paramètres techniques de la photographie.
Dans le cadre du projet artistique, que le lycée définit chaque année en partenariat avec le rectorat et la direction des affaires culturelles, le groupe bénéficie de l’intervention d’un photographe.
Claude rencontre plusieurs fois le groupe. Nous avons rendez-vous au centre culturel où une exposition sur Raymond Depardon nous attend. Des clichés en noir et blanc superbes. Les élèves se promènent, regardent, j’ai l’impression que tout cela est loin d’eux, et pourtant Claude leur explique qu’il souhaite intervenir auprès d’eux pour soutenir une démarche de ce type. Ce ne sont pas des photos de vacances, c’est une exposition qui pose de nouveaux mille et une question : le rapport du photographe avec son sujet, la photo volée, composée, recadrée … |
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Oui, d’accord mais comment faire ?
Photographier le quotidien, c’est photographier des personnes. Mais, nous tous, nous estimons qu’il ne faut pas débarquer avec des zooms, se cacher : nous ne serons pas des voleurs d’image ! Avant de se lancer dans les rues de Sarajevo, nous allons tâtonner, faire un premier travail d’approche à Saint-Nazaire. Tout seul ou à deux, les élèves doivent se rendre dans un café, demander la permission de photographier et revenir avec des clichés. Tous n’y arriveront pas, côté photo les résultats ne sont pas terribles, ils sont allés le soir, ils ont travaillé sans flash, il y a beaucoup de flous. Mais bon, ce qui compte c’est d’avoir osé. Le but, c’est le chemin… |
Dans les rues de Sarajevo, nous aurons bien des difficultés à photographier la ville et ses habitants. Certains reviendront avec des pellicules vierges, d’autres avec les photos des chambrées à la cité universitaire, d’autres enfin avec des photos de paysages montrant une ville entièrement vide, déserte, inhabitée.
“ Gênée par les actes photographiques. Surtout quand Laure a photographié une marque d’obus comblé de matière rouge, rappel des victimes … Lundi 16 avril. Je n’ai commencé à prendre des photos que cet après-midi : paysages, chiens ” (Claire).
“ Un malaise vis-à-vis des gens m’empêche d’assumer le peu de photos que je prends … ” (Simon). |
Et alors là bas ? Ça s’est passé comment ?
Presque tous les jours on se réunissait dans une chambre pour évoquer notre journée, ce qu’on avait vu, entendu, les questions qu’on se posait, ce qu’on n’avait pas compris mais aussi, plus largement, soulever des interrogations philosophiques : la guerre c’est quoi ? Pourquoi on se tape dessus ? Manifestement les gens que nous avons rencontré sont comme nous. Alors ? Pourquoi on peut tuer son voisin? Torturer ? Violer ? Nous avons fait des parallèles avec les appelés du contingent en Algérie, l’engagement dans la résistance ou la collaboration pendant la deuxième guerre mondiale …
Geneviève avait six ans au début de la guerre et dix à la fin en 1995. Pour elle c’était très loin tout ça. Elle ne s’en souvient pas. “ J’ai honte de mon ignorance, je découvre. ”
Manue et Laure : "Pour nous c’est le pire truc qui pourrait nous arriver. C’est la guerre."
Laure : "La politique nous on y connaît rien en France, alors ici !"
Bérénice : "Tout le monde s’en fout de la Bosnie, tout le monde a oublié qu’il s’est passé quelque chose ici. Il faut en prendre conscience."
Jean-Michel : "On finit par faire abstraction de ce que l’on voit"
Bérénice et Laure : "Nous, ce matin, on s’imaginait dans les immeubles pendant qu’ils tiraient …"
Geneviève : "Cet après-midi, les enfants jouaient au foot devant des immeubles dévastés. Les gens vivent normalement, ils marchent … Qu’est-ce que je fous là ? C’est une curiosité malsaine, je ne me sens pas à ma place."
Quelques jours plus tard :
Laure, Claire, Sam, Geneviève : "Au début, les premiers jours, on ne voyait que les traces de la guerre. Ça nous empêchait de voir le reste. Maintenant on vit avec. Le premier jour c’est tout ce qu’on voit. Eux ils ont vécu la guerre et ils arrivent à s’en séparer. Il y a une différence entre savoir et voir : on ressent pas les choses de la même manière."
Laure : "On fait moins attention à l’aspect extérieur des choses et plus aux gens."
Marie : "Au début on ressent un choc à chaque trace de la guerre. Et puis il y a des petits moment qui donnent un espoir comme le centre de Sandrine."
Olivier : "Je sens les gens partagé entre l’espoir et l’amertume (d’être les perdants)."
Claude : "C’est un champs de bataille culturel entre le capitalisme du centre de la ville et l’orient des quartiers, avec la réislamisation."
Loula : "Tu te prends une claque. Tu vois juste le décor. Quand t’entends des gens qui ont vécu ça, même s’ils ont des avis différents, c’est pas pareil. J’ai des difficultés à assimiler tout ça, à comprendre. Ça fait réfléchir. Ils ont pas vécu la même vie que moi et maintenant … mes petits problèmes j’en fais des montagnes alors qu’eux …"
Au fur et à mesure que les élèves découvrent la ville, ils écrivent. Entre nos rencontres, au café, ils sortent leur crayon et leur carnet.

Nous nous réservons quelques demi-journée pour travailler ensemble, relire avec eux, les encourager. Ils n’écrivent pas ou peu sur les rubriques définies à Saint-Nazaire mais ils griffonnent énormément. Le travail à Saint-Nazaire les a placé dans l’idée d’écrire, après ? On verra : la ligne droite n’est pas le plus court chemin. Et pour l’instant, ils sont persuadés que ce qu’ils écrivent n’intéresse personne …
… alors que …
Quinze jours plus tard, nous sommes de retour à Saint-Nazaire. Le 5 juin, le lycée présente l’ensemble des réalisations de l’année au Fanal scène nationale, le centre culturel avec lequel nous sommes jumelé.
Nous avons un mois pour écrire le livre, réaliser l’exposition et la vidéo.

À peine déposé les sacs dans le hall du lycée, je récolte les pellicules (une élève qui passe un CAP photo développe ses propres photos) et demande à chaque élève de me prêter ses notes de voyage — expurgées de tous les passages personnels.
Je suis dégagé de cours pendant une quinzaine, avec deux ou trois élèves, nous allons “frapper aux kilomètres” tous les textes, déchiffrer tous les carnets, aller voir les auteurs lorsque nos yeux refusent de décrypter les signes trop cabalistiques. |
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Rapidement, nous remettons à tout le monde une liasse de feuilles imprimées : première étape de la matérialisation du livre.
Il faut discuter avec chacun pour retenir les passages apparemment intéressants.
“ Tiens c’est pas mal ça non ? Qu’est-ce que tu en penses ? Et ça, on garde ? Ce paragraphe là, tu peux le retravailler?… ” |
Les thèmes définis avant notre départ sont (momentanément) toujours abandonnés. Pour l’instant on redécoupe les textes de chacun. Un aller-retour quotidien va se mettre en place entre les écrivains et les frappeurs pour améliorer, retravailler, corriger, compléter les textes. On essaye de dégager du temps pour se voir tous et donner un aperçu global de l’avancement du livre, classer les textes …
Pour la soirée au Fanal, on disposera d’une maquette avec tous les textes agencés dans l’ordre final.

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Et les photos ?
En parallèle, il fallait aussi coordonner ce travail-là. Une fois les photos développées, nous nous sommes réunis pour choisir quarante clichés parmi les cinq cents étalés devant nous sur les tables. Le tri n’est pas facile, hésitant. Il faudra plusieurs rencontres. Ensuite ? Chaque élève doit agrandir ses photos en format 20x30. Claude met son laboratoire à disposition et les accompagne dans leur travail. Chaque matinée, trois ou quatre nouvelles photos complètent l’expo.
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Il nous faut encore plusieurs après-midi pour découper des cartons plumes et des marie-louise, encoller et coller les photos, les légender, … Nous devons accrocher au Fanal ce jeudi 5 juin à 15 heures.
Un premier groupe part avec une trentaine de panneaux.
Il reste le bon de souscription à photocopier, le panneau d’introduction, … la finition quoi.
C’est l’ébullition.

Tout se termine dans la panique la plus totale; depuis plusieurs jours, tout le lycée fait la course pour achever Calle Maria, le livre écrit avec Stéphanie Benson après un séjour à Séville, l’exposition des travaux plastiques sur Séville, le buffet, le court métrage Sale temps pour les branques, Antichambres la pièce montée cette année au lycée à partir du théâtre de Minyana, et l’atelier danse mené sous la direction de Nathalie Béasse. Comme dirait ma mère : “ ce n’est pas le moment de venir nous pisser le long des mollets ! ”
Et après
Le 6 juillet, le livre sort de l’imprimerie. Les vacances arrivent.
Nous ne le savons pas encore mais, en septembre, l’aventure redémarre : l’exposition est installée à Nantes aux journées de l’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne, à l’occasion nous rencontrons les éditions Freinet, et voilà, quelques articles à rédiger. Et puis ? À Nantes, la Maison des Citoyens du Monde organise un forum lycéen, S’associer pour un monde commun, ils ont entendu parler de nous et nous contactent. Nous nous associons au projet. Ensuite nous exposerons au CDI du lycée Aristide-Briand de Saint-Nazaire, à la Librairie la Voix au Chapitre, et enfin à la Maison du Peuple. Dans la foulée, nous avons aussi organisé deux débats sur notre périple.
Quand je regarde tout ça, jamais je n’aurais pensé un instant réaliser un travail d’une telle ampleur. Pour nous c’est autant de moments extraordinaires. Un an et demi de travail, de coups de gueule, de coups de bourre, de dépenses d’énergie, d’échanges, de découvertes et de rencontres inoubliables.
Olivier
mars 2002
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