Raccourci vers le contenu principal de la page

En Chantier n°18. Les Dits de Mathieu (II)

Dans :  Principes pédagogiques › 
Célestin Freinet et les Dits de Mathieu (II)
 

Extraits du livre de Célestin Freinet « LES DITS DE MATHIEU » : « Aller en profondeur » et « le travailleur homme »
 
 
 

Article proposé par Annie Dhénin

           
Allez, encore deux petits passages des Dits de Mathieu (voir aussi En Chantier 17). En ce début d’année scolaire, il est bon de se replonger dans ces petits textes qui nous parlent de pédagogie en termes simples et directement accessibles. Un plaidoyer pour donner le temps à l’enfant d’installer ses racines, et un autre qui appelle à ne pas négliger la culture : l’apparent superflu peut être le terreau de demain. Décidément, Célestin Freinet reste d’une brûlante actualité…
 
 
I – Aller en profondeur
II – Le travailleur homme.
 
 
 
 
ALLER EN PROFONDEUR (p.143)
 
L'apprenti jardinier s'enorgueillissait de ses melons qui poussaient, vigoureux et drus, dans des vasques aménagées en lignes régulières qu'il alimentait richement en eau et en fumier.
Oui, mais que deviendront vos melons quand ils auront utilisé l'engrais généreux, ou qu'apparaîtra la sécheresse ? Vous les verrez alors végéter et s'étioler avant d'avoir donné leurs fruits, parce que, habitués à vivre paresseusement sur votre apport, ils sont incapables d'affronter par eux-mêmes les complexités de la vie.
Disposez donc fumier et eau dans une rigole entre les lignes, à quelque distance des plants. Pour vivre, le jeune melon sera contraint de lancer ses racines tâtonnantes à la recherche de la nourriture ; il développera ses radicelles, les enfoncera, les fortifiera jusqu'à atteindre la zone grasse, et généreuse. Et si votre aide fait défaut, ces mêmes racines iront chercher dans les profondeurs du sol la vie qui gonflera et mûrira les fruits.
Combien de parents, combien de pédagogues, pratiquent comme l'apprenti jardinier ! et accumulent là, à la portée de l'enfant, la nourriture toute prête à ingérer : manuels abondants et riches, explications et leçons concentrées en synthèses indigestes, devoirs soigneusement rationalisés pour éviter aux jeunes pousses tous efforts inutiles.
Et l'élève, en effet, paraît cossu et fort. Mais que l'abandonnent les formules scolastiques, que la vie pose ses vrais problèmes, que n'avait point prévus l'Ecole, que le travail exige des connaissances que n'a point préparées un laborieux tâtonnement, le plant se dégonfle et se flétrit pour ne produire que ces fruits secs qui tombent lamentablement aux premières chaleurs. Laissez l'enfant tâtonner, allonger ses tentacules, expérimenter et creuser, enquêter et comparer, fouiller livres et fiches, plonger sa curiosité dans les profondeurs capricieuses de la connaissance, à la recherche, ardue parfois, de la nourriture qui lui est substantielle. Cela n'ira pas toujours sans pleurs ni grincements de dents. Quand tomberont les échafaudages, la maison sera déjà solide et puissante ; quand l’abandonnera la chaleur du foyer, le petit homme pourra affronter la vie avec maîtrise et décision. L'arbre portera ses fruits.
 
 
LE TRAVAILLEUR HOMME (p.144)
 
Le berger est berger du moment qu'il sait devancer ou suivre ses bêtes et assurer les gestes qui permettent au troupeau de brouter dans la paix et la sécurité. Mais s'il peut, de plus, réfléchir par delà les gestes automatiques, s'il acquiert expérience et sagesse à ce long et solitaire commerce avec lui-même, ou si, extériorisant davantage ses préoccupations, il scrute et étudie le ciel, les nuages, la vie des plantes et les mœurs des animaux jusqu'à y devenir expert, ou si, plaçant sa joie de créer à la pointe de son couteau, il grave du buis ou creuse des écorces, alors il fait un pas plus ou moins conséquent vers la culture. Il devient le Berger Homme.
Notre épicier compte et pèse et livre à point voulu les articles qu'on lui demande. Nous ignorions qu'il fût illusionniste. Qui lui a enseigné les secrets du prestidigitateur et les vertus de la poudre de perlimpinpin ? Le soir, sa journée finie, il s'exerce à un art qui, pour lui, déborde et dépasse son métier, à une activité apparemment gratuite en ce sens qu'il n'en retirera pas un bénéfice pécuniaire, mais qui est déjà sa culture, qui par delà sa fonction sociale d'épicier le fait atteindre à la valeur éminente de l'Epicier Homme.
Notre voisin a fort à faire pour tailler ses pêchers et sauver ses serres d'œillets. Il s'applique, certes, à être un jardinier expert. Mais les jours de pluie, derrière les vitres à demi cachées sous les treilles nues, il dessine et peint, et le dimanche, il part avec son chevalet en quête de couleurs et de vie. C'est cela sa culture : ce souci de création et d'élargissement qui fait de lui le Jardinier Homme.
Que vos enfants apprennent les gestes, les signes et les mécaniques exigés par leur fonction d'écolier, et plus tard, par leur rôle d'employés, de paysans ou d'ouvriers, c'est une nécessité comme celle qui commande au berger de soigner son troupeau et au jardinier de produire fruits et fleurs dignes de son intelligence et de son sens social. Mais qu'ils ne se contentent pas d'être des écoliers. Qu'ils débordent déjà leur métier pour accéder aux pensées, aux gestes et aux actes qui ne sont peut-être pas d'une utilité immédiate, qu'ils ne pourront peut-être jamais monnayer mais qui n'en seront pas moins un aspect exaltant d'une exigence de culture qui est le signe noble de l'éducation au service de l'Homme.
 

 

Fichier attachéTaille
les_dits_de_mathieu_ii.pdf35.51 Ko