Par Catherine Chabrun le 03/10/11 - 05:32
Dans : Français ›
De l’expression écrite à l’apprentissage orthographique des mots par Jean Le Gal [1]
N° 204 – Apprendre ? C’est vivre
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« Je désire bien fort, à fin que tous, usques aux laboureurs,
bergiers et prochiers puissent clairement escrire,
puis que tous en ont besoing. »
Honoré Rambaud, Maistre d’eschole, 1578
L’apprentissage orthographique des mots et la participation des enfants à la recherche de solutions à leurs problèmes demeurent des questions d’actualité. C’est pourquoi nous publions cet article écrit par Jean Le Gal, à partir de trois publications antérieures, dans l’Éducateur, Chantiers de l’enseignement spécialisé et BTR 26-27- 28 « Savoir écrire nos mots ». Cette méthodologie construite, avec la participation des enfants, devrait évidemment être enrichie, ou remise en cause, à partir des savoirs actuels créés par les praticiens-chercheurs et les chercheurs.
« Tu copieras dix fois les mots ». « Copie les mots ». « Apprends les mots ».
Consignes de livres… consignes de fichiers… consignes et pratiques courantes de nos classes… et de classes que j’ai vues fonctionner dans d’autres pays… consignes qui ont été aussi les miennes jusqu’au jour où j’ai voulu comparer l’efficacité de deux techniques que j’utilisais : la copie et la visualisation. J’ai alors pris conscience que cet outil qu’est la copie, je le faisais utiliser aux enfants sans jamais avoir réfléchi à ce que pouvait être une méthodologie efficace de copie. Quand on observe les enfants, on voit bien que chacun a une stratégie, certains regardent le mot dans sa globalité et ensuite l’écrivent sans le regarder à nouveau ; d’autres copient lettre par lettre au prix d’un travail laborieux ; d’autres…
J’ai donc été amené à étudier de plus près la question et à rechercher une façon de copier efficace, rapide et simple. Et c’est ainsi qu’a commencé une longue aventure de recherche tâtonnante qui a abouti à une méthodologie d’apprentissage orthographique par la visualisation/copie… et à une thèse de troisième cycle en Sciences de l’éducation, démontrant du même coup que les praticiens — quoiqu’en disent encore aujourd’hui certains chercheurs patentés — peuvent mener une recherche, valide scientifiquement, sur le terrain de leur pratique et, encore, que des enfants de classe de perfectionnement peuvent être eux aussi des enfants-chercheurs à la quête d’outils et techniques plus efficaces.
Dans le texte qui suit, j’essaie trop brièvement de donner les éléments essentiels de cette méthodologie : il n’est pas aisé de résumer cinq années de recherche et quelque 600 pages qui la décrivent, en quelques lignes. Il suffira peut-être de savoir que chaque élément a été pensé et repensé, discuté et expérimenté, selon la méthode expérimentale que Freinet lui-même souhaitait pour la création et l’affinement de nos techniques et outils.
· UNE PÉDAGOGIE DE L’ORTHOGRAPHE
Tenter de mettre en place des automatismes orthographiques
Comme Honoré Rambaud, j’ai estimé que les enfants de ma classe de perfectionnement, même s’ils étaient en échec massif, particulièrement en orthographe, devaient être dotés d’un outil qui leur permette de se passer d’une tutelle correctrice pour écrire. Il me fallait donc tenter de mettre en place des automatismes orthographiques, car, en présence des mots nécessaires à leur expression, les enfants ont trois niveaux de comportement :
— ils restituent sans effort ce dont ils ont besoin, grâce à leurs automatismes lexiques, graphiques et orthographiques ;
— ils recherchent, par la réflexion ou dans les outils mis à leur disposition ((répertoires, dictionnaires, listes de mots…) et trouvent ce qui leur manque ;
— ils ne trouvent pas et ont recours à l’aide des autres, enfants et adultes.
C’est au premier niveau que j’ai situé les recherches que j’ai menées durant cinq années, avec les enfants étroitement associés à la mise en place des procédures de recherche et aux évaluations, pour trouver une méthodologie efficace, rapide et simple :
— « efficace », car il faut qu’un outil d’apprentissage soit efficace et que le succès conforte le désir d’apprendre des enfants, renforce leur volonté de réussir, et surtout, facilité leur expression écrite ;
— « rapide », car ils ne peuvent consacrer toute leur énergie et tout leur temps à une activité qui pour moi demeure secondaire : c’est l’expression écrite qui est première ;
— « simple » afin que les moyens utilisés ne nécessitent pas un long tâtonnement avant de devenir opérationnels[2].
Mettre au point une pédagogie de l’orthographe
Mettre au point une pédagogie de l’orthographe cela implique de répondre à trois questions principales :
- Quoi apprendre ? Quel est le contenu de l’apprentissage proposé ?
— Comment apprendre ? Quels sont les processus, moyens (techniques et outils) les plus appropriés pour atteindre l’objectif fixé ?
- Comment évaluer ? Comment saurons-nous (les enfants et moi-même) que l’objectif a été effectivement atteint ?
1. Quoi apprendre ?
Parmi les 250 000 mots de la langue française, lesquels allons-nous choisir ?
La solution la plus simple aurait été, en s’appuyant sur les travaux de Buyse et de ses collaborateurs[3]et ceux de Ters, Meyer et Reichenbach[4], de déterminer un programme personnel pour chaque enfant, en fonction de son niveau, mais l’expérience m’avait appris qu’il est difficile de déterminer les capacités réelles d’apprentissage de mes élèves et, d’autre part, il m’a paru important de vérifier si le classement établi par ces chercheurs correspondant aux difficultés de fait rencontrées par mes élèves.
J’ai pensé que la cohérence nécessaire, avec le processus global qui est celui de ma pratique de pédagogie Freinet d’apprentissage, impliquait que chaque enfant apprenne ses mots et les nôtres :
— mots de son vocabulaire écrit ;
— mots familiers de son langage oral ;
— mots du vocabulaire commun à la classe.
L’objectif ayant été limité, encore fallait-il le hiérarchiser :
— quels mots apprendre d’abord ?
— est-il préférable de commencer par les plus fréquemment employés ? Mais alors, quel ordre de fréquence employer :
. celui du Vocabulaire orthographique de base de Ters ?
. le nôtre ? Ce qui nécessitait d’en établir un pour la classe ou pour l’école. Après un essai, j’ai abandonné faute de temps.
. celui de chaque enfant, mais impossible de l’établir dès le début de l’année ?
— vaut-il mieux se contenter de prendre les mots dans l’ordre de leur apparition dans nos activités et d’établir une liste personnelle par ordre chronologique ?
Les différentes observations que j’ai menées pendant cinq années, les calculs et les analyses statistiques que j’ai faits, m’ont obligé à contester à la fois les positions officielles de la circulaire du 14 juin 1977[5] (les mots peuvent être classés en ensembles de difficulté croissante) et les manuels qui s’appuient sur l’échelle Dubois-Buyse : pour pouvoir proposer à chaque enfant ce qui lui est possible d’apprendre, il ne semble pas envisageable de s’appuyer sur l’échelle Dubois-Buyse. J’en arrive donc à l’hypothèse (qu’il faudrait vérifier dans d’autres classes) que la difficulté d’acquisition d’un mot soit liée plus à l’enfant qu’au mot lui-même, nous pourrions parler de « difficulté personnalisée » ou de « facilitation personnalisée ». La seule conclusion pratique qui en a découlé c’est que pour savoir si un enfant est capable d’apprendre un mot, qu’il utilise dans son langage usuel, il faut le mettre en situation d’essai. Et j’ai considéré que, s’il ne réussit pas après deux réapprentissages, le mot est trop difficile pour son niveau actuel de maturation.
Cette constatation remet bien sûr en cause les méthodologies d’apprentissage qui prévoient de faire apprendre seulement les mots prévus dans l’échelle Dubois-Buyse.
2. Comment apprendre ?
Deux voies principales m’apparaissaient pour arriver à créer chez les enfants les automatismes qui rendraient leur expression écrite plus aisée et plus autonome :
— soit des pratiques fondées sur l’existence de séries analogiques ou d’ensembles orthographiques, conduisant progressivement l’enfant à une compréhension et une maitrise du système graphique[6] ;
— soit des pratiques destinées à mémoriser chaque mot considéré comme une structure graphique originale, par un apprentissage intentionnel utilisant visualisation et copie, ou par un apprentissage incident, les mots étant insérés dans des jeux ou des exercices divers.
La solution des « séries orthographiques » ne me paraissait pas convenir au niveau de réflexion et d’acquisition de mes élèves et ne pouvait être efficiente qu’à long terme ; or il était nécessaire que des résultats tangibles immédiats viennent conforter le désir d’apprendre et les efforts consentis. Il faut de nombreuses manipulations de la langue écrite, de fréquentes recherches et découvertes, avant que ne se manifeste à l’esprit de l’enfant l’existence de lois orthographiques. Et, pour être fructueuses, ces recherches nécessitent la possession d’un stock de mots en mémoire et la capacité de dégager des lois, ce qui n’existe pas au départ chez les enfants de ma classe qui se situent au niveau CP-CE1.
La solution des exercices et des jeux n’était pas conciliable avec une organisation personnalisée des apprentissages, car il m’était impossible de préparer, chaque jour, des fiches personnalisées pour chacun des enfants. Cette pratique peut se concevoir pour l’apprentissage de mots communs. Par ailleurs, elle n’est pas économique sur le plan du temps d’investissement.
J’ai donc opté pour l’apprentissage direct des mots, les recherches sur la mémoire montrant d’ailleurs qu’elle est plus efficace qu’un apprentissage indirect.
Après une étude expérimentale comparative entre l’efficacité de la copie et celle de la visualisation, une étude sur le développement des capacités de mémorisation visuelle par notre pratique, de nombreux tâtonnements pour mettre au point une situation d’apprentissage, notre recherche a abouti à un ensemble méthodologique complet qui organise l’activité fonctionnelle globale d’expression écrite, prend en compte les manques individuels ou collectifs constatés et y remédie avec une efficacité certaine.
Nous avons pu dégager un certain nombre de principes :
— ne pas faire apprendre des mots déjà connus : principe de bon sens qui est transgressé par toutes les méthodes qui font apprendre à tous les enfants de la même classe les mêmes listes de mots ;
— ne faire apprendre orthographiquement un mot que lorsqu’il est parfaitement identifié sur les plans sémantique, auditif et visuel et correctement prononcé ;
— utiliser une stratégie de mémorisation progressive : de la reconnaissance à la copie, de la copie à l’évocation ; ne faire copier le mot que lorsqu’il est reconnu[7] ;
— il est aussi aisé de retenir des groupes de mots et de courtes phrases que des mots isolés, ce qui conduit à une économie de temps et d’énergie[8].
Au niveau de la technique de copie, nous avons mis au point une méthodologie simple et efficace, utilisable non seulement pour la mémorisation des mots, mais pour toute autre mémorisation de texte écrit, ainsi que pour toute transcription. J’ai tenté de comprendre, à travers les travaux de différents chercheurs, l’action de l’acte de copier et de le rendre plus efficace par une association avec la visualisation et la prononciation. D’autres recherches seraient nécessaires pour accroitre l’efficacité et affiner la technique.
3. Comment évaluer ?
L’évaluation se fait par dictée, afin que les enfants puissent se rendre compte aisément de leurs acquis, en mémoire à court terme et en mémoire à long terme. Ce moyen permet d’entreprendre immédiatement les réapprentissages des mots oubliés. Mais mon objectif étant que soit atteinte une orthographe correcte au cours de l’écriture spontanée des textes et des lettres, ce moyen ne permet pas de vérifier si l’apprentissage a été efficace à ce niveau. Je n’ai pas pu trouver un moyen pour cette évaluation, car la plupart des mots non connus ne sont utilisés qu’une ou deux fois durant l’année et, par ailleurs, il faut offrir à l’enfant un moyen simple de constat.
Notre méthodologie ne peut être que particulière
La méthodologie mise au point, comme tout résultat d’une recherche-action menée par l’instituteur lui-même sur son propre terrain, ne peut être que singulière, particulière, car elle est l’aboutissement de nombreux tâtonnements où les observations cliniques, l’analyse des difficultés et des conflits, les propositions des enfants, mes propres réflexions, mes lectures, mes débats avec les uns et les autres, ont joué un rôle aussi important que les études expérimentales. Nos résultats apportent cependant des solutions et, surtout, des pistes de réflexion. Chacun, en fonction de ses objectifs, des enfants qu’il a dans sa classe, doit obligatoirement procéder à une adaptation et, ainsi, avec ses élèves, faire œuvre de création. L’observation montre d’ailleurs que la réussite est due, souvent, au fait que les enfants et l’enseignant sont insérés dans un processus de recherche, et que les mêmes pratiques transférées ailleurs perdent de leur efficacité.
· En conclusion
Dans le vaste domaine de la pédagogie de l’orthographe, au terme d’une recherche menée avec les enfants de ma classe, je n’apporte de réponse qu’à une seule question : comment aider les enfants à apprendre leurs mots efficacement et rapidement ? La technique de visualisation/mémorisation que nous avons mise au point et dont nous avons prouvé l’efficacité tant pour les apprentissages que pour le développement des capacités de mémorisation visuelle, peut être utilisée pour toutes les copies. Je pense qu’elle serait aussi efficace pour permettre à de jeunes enfants, en apprentissage de la lecture, de se constituer un riche capital de mots reconnus, en utilisant à la fois notre démarche sur le plan individuel et sur le plan collectif : visualisation collective de mots communs écrits sur de grandes étiquettes qui restent ensuite affichées sur les murs.
Notre pédagogie de l’orthographe s’enrichit ainsi peu à peu grâce au partage coopératif de nos créations. La commission orthographe de notre Mouvement pédagogique propose aujourd’hui un ensemble complet et efficace constitué par des démarches, des techniques et de nombreux outils : répertoires, listes de mots, fichiers autocorrectifs d’orthographe…
Jean Le Gal
Pour plus d’informations sur la méthodologie mise au point, voir sur le site de l’ICEM, l'article complet «De l’expression écrite à l’apprentissage orthographique des mots » : http://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/15501
[1] Notre recherche ayant duré cinq années, elle a fait l’objet d’un mémoire de maitrise, Savoir écrire nos mots, Institut des Sciences de l’éducation, CAEN, 1975, 407 pages et d’une thèse de doctorat de 3e cycle en Sciences de l’éducation, Savoir écrire nos mots, Esquisse d’une pédagogie de l’orthographe d’usage, CAEN, 1979, 672 p.
[2] Nous offrons aux enfants de multiples outils d’apprentissage et parfois des discussions ont lieu pour savoir s’il faut, par des séquences spécifiques d’initiation, accélérer la prise en main de ces outils par l’enfant. Je suis pour ma part partisan de cette initiation organisée, le tâtonnement expérimental aura lieu au niveau du perfectionnement de l’utilisation. Il serait donc intéressant d’avoir des relations écrites de démarches d’initiation aux outils (fichiers-cahiers-techniques…)
[3] TERS F., MEYER G., REICHENBACH D., L’échelle Dubois-Buyse d’orthographe usuelle française, Neuchâtel, Éditions Meisseiller, 1964, diffusion O.C.D.L.
[4] TERS F., MEYER G., REICHENBACH D., Vocabulaire orthographique de base, Neuchâtel, Éditions Meisseiller, 1964, diffusion O.C.D.L.
[5]Circulaire n° 77-208 du 14 juin 1977 « Enseignement de l'orthographe dans les écoles et dans les collèges ».
[6] THIMONNIER R., Pour une pédagogie rénovée de l’orthographe et de la langue française, Paris, Hatier, 1974.
VIAL Jean, Pédagogie de l’orthographe française, Paris, PUF, 1970
[7] Je me suis appuyé sur les travaux de Piaget et Inhelder : PIAGET J., INHELDER B., Mémoire et intelligence, Paris, PUF, 1968.
[8] Ce qui est confirmé par les résultats de recherches sur la mémoire.