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Donner du temps

Février 2004

 

 

 

Perception du temps dans l’improvisation collective


La danse et surtout la musique, apportent dans ce domaine une distinction qui implique la dimension sociale comme facteur de réalisation. Mais la pratique collective de ces langages, qui nécessite une synchronisation précise (la notion vécue de tempo) sensée accentuer la référence temporelle, ne permet pas pour autant d’en augmenter objectivement la perception. Si elle accentue souvent le plaisir et le sentiment d’être au diapason des autres, le jeu collectif n’en est pas davantage un moyen de capturer le temps qui s’écoule dans un acte perceptif conscient. Excepté l’exécution d’une pièce musicale dont on connaîtrait la durée précise à force de la répéter (un thème de Bach ou une chanson de Brassens mesurés au métronome par exemple) tout se passe comme si le temps, une fois rigidifié, mesuré en évènements égaux en durée vécus par le corps (battement du pied pour l’instrumentiste, mouvements pour le danseur…), libérait la conscience de son carcan normatif et faisait place à une autre dimension perceptive quasiment indépendante de la durée consensuelle.

 

 

 

 

L’improvisation collective constitue à ce propos le meilleur des exemples. J’ai personnellement vécu maintes fois cette expérience qui consiste, à une cadence proche de la seconde (entre 60 et 70 bpm4), à laisser aller son inspiration au gré du jeu collectif et demander à tous les musiciens participants, à la fin du morceau ainsi créé, d’en estimer la durée. Le plus souvent, cette durée, proportionnelle au plaisir éprouvé, est largement inférieure au temps réel chronométré alors que le tempo choisi au départ était quasiment identique à celui de la trotteuse d’une montre. La même situation, vécue dans un contexte répétitif ou ennuyeux, produirait un effet rigoureusement inverse. Michel Imberty souligne ce paradoxe en décrivant l’importance de la dimension temporelle dans le registre de l’émotion liée à la musique, émotion « qui suscite au plus profond de l’inconscient un désir d’éternité».5 C’est peut-être celle-ci que l’artiste cultive au fil de ses créations au travers d’un jeu de paradoxes. Il s’agit là d’un acte égocentrique par nature dont il faut savoir accepter l’émanation jouissive autant que la frustration qui peut en découler, à laquelle cette temporalité est suspendue.

 

 

Engagement artistique et temps scolaire

 

 
Plus propice à brandir la répression de l’acte narcissique individuel dans la fonction pédagogique, l’Ecole, prise dans la problématique du collectif, a du mal à intégrer l’équilibre (ou le déséquilibre) émotionnel, subjectif et contradictoire, qui marque l’engagement artistique. C’est pourtant dans cette nature que résident à la fois l’authenticité et la prégnance d’une médiation au sensible qui change radicalement le rapport de l’individu au temps. Si dans un contexte scolaire, cet objectif n’est bien évidemment pas aussi simple à atteindre, il est cependant possible de vivre, à l’image du tempo et de la musique improvisée, ces moments privilégiés, mêlés de conscience et d’évasion en reconsidérant par exemple le concept d’enseignement artistique par discipline qui fait de la sensitivité une affaire de spécialistes, ainsi qu’en acceptant de vivre le temps de la classe dans la continuité et les ruptures naturelles qu’engendre une pédagogie articulée autour d’un projet « transartistique »…

Bref, de nous mettre à l’épreuve des langages de l’émotion…


4- bpm : nombre de battements par minute
5- In Les écritures du temps, Michel Imberty, Ed. Dunaud, 1981

 

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