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Octobre 2003

 

 


CréAtions 108 - Jardins à vivre  - publié en septembre-octobre 2003

Contribution philosophique de Nicolas Go

De l'expression

Contribution philosophique de Nicolas GO

 

Définir et analyser

Envisageons la définition du mot : il vient du latin expressio, de exprimere, dérivé de premere, qui signifie “presser” (au sens propre et figuré), composé avec le préfixe ex qui signifie “ hors de ” ; on comprend donc au sens littéral une “ évacuation par pression, d’un liquide contenu dans un corps ” ; au sens figuré, on entendra la “ transposition dans un langage donné (parole, musique, dessin…) de phénomènes d’ordre psychique ”. Bien. Outre la satisfaction intellectuelle d’avoir fait un effort de rigueur, on a déjà effectué un pas hors de la simple multiplicité de nos propositions : on sait maintenant que l’expression implique que quelque chose soit déjà là, à l’intérieur (d’un corps ou d’un esprit), et qui puisse en sortir ; on ne peut pas exprimer un agrume desséché, et un cadavre n’exprime rien (c’est nous qui, le contemplant, le faisons éventuellement s’exprimer ; mais là, j’anticipe mon propos). On peut même préciser que l’expression implique à la fois l’opération, qui consiste à exprimer, et le résultat de cette opération, en quoi la chose est dite expressive.
On tient maintenant une définition première de la notion : il faut la faire travailler. Pour cela, passons de l’idée générale d’expression, en quoi l’on reconnaît une “ notion ”, à l’analyse du “ concept ” d’expression ; efforçons-nous de le décomposer en ses éléments constitutifs de manière à compléter sa définition (laquelle reste pour l’instant très générale), mais sans perdre de vue leur articulation problématique : il ne faudrait pas opposer à un catalogue d’opinions un autre catalogue de définitions formelles.
Partons de l’étymologie : presser hors de. Il y a donc déjà, avons-nous dit, quelque chose à presser. Interrogeons ce présupposé : exprimer signifie-t-il nécessairement évacuer ce qui est déjà là ? Je me souviens encore très précisément de ce que m’a appris Paul Le Bohec lors de notre première rencontre, il y a bien longtemps : “ La vie nous imprime, alors, on a besoin de s’exprimer ”. Ah ? Ce déjà là de l’expression n’a donc pas toujours été là ? Si je l’ai reçu sous forme d’ “ impression ”, cette impression n’est-elle pas déjà une transformation, voire une création ? Car un même événement ne nous impressionne pas tous de la même façon, et même, il nous impressionne tous différemment. S’il y a un déjà là, éventuellement issu des “ impressions ”, c’est donc une première création, en soi, de la perpétuelle incidence du réel : nous sommes tous, face au réel, des créateurs.

Exprimer, c'est créer

 Qu’est-ce donc l’expression, sinon le prolongement légitime d’une perpétuelle œuvre – bien sûr, pas toujours une grande œuvre de génie, mais au moins de petites œuvres à notre mesure – en nous ? Dès lors, la corrélation expression-création, si chère à Freinet, semble bien s’imposer à nous de manière convaincante, sous la contrainte des faits. Exprimer, c’est créer. A moins que, à force d’entraves et de reproches (familiales, scolaires, sociales), l’expression n’ait honte d’elle-même, de sa propre liberté, et qu’elle se confine à simplement répéter de l’acceptable, du pré-senti, du préjugé, du pré-pensé, du pré-cru, du pré-voulu… Il faut alors lui rendre sa spontanéité, “ rétablir les circuits ” disait-on autrefois.
Sa spontanéité ? L’idée fait problème. Toute spontanéité n’est-elle pas en un sens nécessairement déterminée ? On sait bien que si on laisse les enfants (certains disent les enfants d’aujourd’hui) s’exprimer, ils ne feront que reproduire ce qui les détermine, le plus souvent sur le mode de l’aliénation : n’est-ce pas le propre de l’opinion que les sciences et la philosophie combattent de concert ? C’est que la spontanéité ne suffit pas à définir le propre de la création dans l’expression. S’exprimer n’est pas seulement nommer des faits (des états d’âme, des évènements, des idées constituées), ce n’est pas simplement comme disait Merleau-Ponty (Dans
Le visible et l’invisible, Tel Gallimard, 1995, p. 18) substituer un discours au monde, le transformer en chose dite, mais “ ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence ” qu’il faut “ conduire à l’expression ”. Ce que l’on crée, par l’expression, plus encore qu’une œuvre ou un discours, c’est soi-même. Exprimer, ou s’exprimer, c’est se créer soi-même, s’il est vrai que la fin de l’expression n’est pas tant ce que l’on est, que ce que l’on a à devenir. Où l’on retrouve la distinction, dans le conseil de coopérative par exemple, entre d’interminables bavardages ou même la stérile manifestation de conflits, et le véritable entretien coopératif, et qui nous renvoie à la question “ qu’est-ce que l’expression ”. On ne crée pas seulement dans les arts. Exprimer, c’est créer, c’est se créer soi-même.

Exprimer, c'est communiquer

Un nouvel élément s’impose à nous ici : l’expression-communication. Je n’aborderai pas la communication par elle-même, ce qui nous entraînerait trop loin. Restons dans notre cadre problématique : y a-t-il communication d’un déjà là, qui se manifesterait par le canal de l’expression, comme un simple échange d’informations ? On sait, pour l’avoir pratiqué et expérimenté, le caractère créateur des échanges coopératifs. Dans la communication, l’expression se fait mise à l’épreuve d’elle-même ; elle prend autrui non pas comme un objet récepteur, mais comme le sujet interlocuteur, elle est de l’ordre du désir ; je désire autrui en tant que sujet, à moi-même égal, d’une expression propre, et à laquelle je m’adresse. J’accepte de renoncer à la certitude de mon discours et de moi-même, et je me livre, par mon acte d’expression, au jugement d’autrui ; on pourrait dire que je convertis la tentation de la certitude en assomption de l’incertitude. Si s’exprimer, c’est se créer soi-même, comme je viens de le proposer, ça l’est d’autant mieux que l’on renonce à l’arrogance de la certitude de soi ; en ce sens, autrui, avec qui l’on communique, est une condition très favorable de cette création, et la communication devient dès lors le lieu d’une création tout autre, la création sociale, celle d’une communauté coopérative en acte. Mais c’est un autre sujet (le groupe classe entre aussi, par sa cohésion, dans un rapport d’expression au monde). L’autre me rend libre parce qu’il me permet de me créer moi-même en mettant mon expression à l’épreuve.

 Exprimer, c'est interroger

Nous découvrons alors un autre caractère de l’expression : pour être création, elle doit se faire interrogation. L’expression est interrogation. On sait bien que la pensée (pratique, réflexive, symbolique…) n’est que rarement déjà faite ; plus que constituée, elle est constituante. En s’exprimant, on apprend ce que l’on pense. Lorsqu’on ne sait que trop penser, on écrit, ou on parle, on dessine. On attend en quelque sorte de l’expression qu’elle nous apprenne un peu de nous-mêmes, ce que l’on est, de quoi on est capable, ce que l’on peut devenir. Par exemple : “ pourquoi Paul et Jean se battent-ils ? – Ben, parce qu’ils sont méchants… ” Tiens ? J’ai dit qu’ils étaient méchants ; mais, ce n’est pas tout à fait vrai ; pas du tout même. Ils sont même, séparément, plutôt gentils. Mais alors pourquoi, quand ils sont ensemble, se disputent-ils si souvent ? Ils pourraient être très amis, s’ils voulaient ; alors, pourquoi ne veulent-ils pas ? Il doit exister une cause irrationnelle à leur mésentente. Et voilà : tant qu’on ne s’est pas posé la question, tant qu’on n’a pas exprimé une hypothèse, on ne sait même pas ce que l’on pense, en l’occurrence, on peut même se contenter de détester Paul et Jean, sans réfléchir, parce qu’on n’aime pas leurs violences. On s’exprimant, on croit dire quelque chose de vrai, d’évident et de définitif, mais en réalité, on se demande, tout en disant ce que l’on dit (en écrivant ce que l’on écrit, en dessinant ce que l’on dessine), si ce que l’on dit mérite d’être pensé ainsi. Et souvent, on ne s’en rend même pas compte ; c’est le cas du dessin libre, du texte libre… Merleau-Ponty a expliqué dans Eloge de la philosophie (Folio-essais, 1995, p. 59), que la philosophie s’ennuie dans le constitué. On peut en dire autant de toute pensée enfantine : ce “ sortir hors de ” de l’expression n’est pas celui d’un déjà là, déjà constitué, mais celui d’un quelque chose en train d’advenir, en train de se faire. L’expression ne porte pas sur ce qui est, mais sur ce qui advient, ce qui devient, elle est la production d’un sens en construction, qu’elle interroge au moment même de sa “ sortie hors de ”. Comprendre l’expression impose cette exigence : que l’enfant ne soit pas conditionné à reproduire un discours, une pensée, des gestes (fussent-ils respectables), le plus souvent ceux de leur enseignant : que l’enfant acquière par la pratique (où l’on retrouve la méthode naturelle) la capacité à s’installer dans une expression irréductiblement sienne parce que spontanément (mais il s’agit, on le comprend mieux maintenant, d’une spontanéité libérée) créatrice, interrogatrice, communicationnelle.

 Expression et émancipation

Il me semble que l’on arrive au cœur du raisonnement : je crois que j’ai employé deux fois le mot liberté. C’est que l’expression est sans doute également libération. Travailler l’expression, c’est accéder à une certaine puissance, sur soi, sur autrui, sur le monde, c’est comme disait Freinet partir à la conquête de la vie. On sait tous combien l’expression métamorphose en la sublimant l’anxiété pathogène ; mais à condition qu’elle entre dans un processus d’interrogation, de création, de communication, afin de s'extraire de la circularité des discours déterminés ou narcissiques. Il y a donc des conditions à l’expression, et qui doivent faire l’objet de toute notre attention, afin qu’elle participe de la conquête de sa liberté par l’enfant lui-même, et avec les autres. Tout n’est pas indifféremment expression-libération (on risque le conformisme, la soumission, le bavardage, les conflits sans fin, l’hébétude…), et c’est ce qui rend ce travail théorique, me semble-t-il, utile. Notre question pourrait être ainsi reformulée :
A quelles conditions de possibilité l’expression contribue-t-elle à l’émancipation et à la conquête de la liberté
?

 Nicolas Go, ancien instituteur, docteur en philosophie

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